Les chemins du Sauvage (Ardèche, mai 2015)

Il faut saluer la réponse qui a été collectivement apportée à la découverte effectuée en 1994 par Jean-Marie Chauvet, Éliette Brunel et Christian Hillaire, de la grotte ornée du Pont-d’Arc dite « grotte Chauvet » : d’abord, la préservation immédiate du site, ce qui a évité la catastrophe de Lascaux ; ensuite, l’ouverture réglementée aux chercheurs, mais aussi à un certain nombre d’artistes ; enfin, la mise en œuvre de la magistrale réplique et du musée attenant.

Nous sommes nombreux (le flot des visiteurs venus voir la réplique de la grotte dès les premières semaines d’ouverture en atteste) à sentir l’importance de cet événement, mais il nous est difficile de comprendre pourquoi il nous importe tant. J’ai vu à sa sortie le film de Werner Herzog La grotte perdue des rêves (en trois dimensions, ce qui est probablement, hormis l’irremplaçable expérience in situ et les reconstitutions, la meilleure manière de montrer les œuvres des grottes). J’en ai été bouleversé, et c’est ce qui m’a décidé à partir en Dordogne visiter un certain nombre de grottes (voir le texte Pariétales).

L’art des grottes nous parle parce qu’il répond à un certain nombre de critères esthétiques qui sont désormais les nôtres (il ne disait pas grand chose aux gens du moyen-âge qui voyaient par exemple les dessins de Rouffignac sans pouvoir en mesurer l’ancienneté et en leur trouvant quelque chose d’un peu diabolique ; il n’aurait sans doute rien pu dire du tout aux gens des siècles précédents, jusqu’à sa sidérante « invention » au début du XXe siècle).

Mais l’art des grottes nous dit aussi la possibilité, la nécessité, l’évidence d’une proximité à l’animal et au monde dont on mesure aujourd’hui la perte. Il nous met face à nous-même, à nos erreurs, à notre collective dérive. Il nous dit aussi à sa façon que l’art, si nous le prenons vraiment au sérieux, peut faire mieux que nous « distraire », parce qu’il procède non par dissociation et analyse mais « par sympathie » (ainsi que l’écrit Robert Hainard), seul moyen peut-être de corriger (sinon de guérir) cette « schizophrénie constitutionnelle » qui nous menace et nous mène à notre perte :

« Notre cerveau compliqué nous prédispose à l’analyse, à mettre le monde en pièces. C’est très avantageux pour intervertir les pièces, transformer le monde, cela nous gêne pour le comprendre. L’homme est affligé d’une schizophrénie constitutionnelle. Elle pourrait le condamner, comme, pense-t-on, le cerf des tourbières a été éliminé par ses bois encombrants… » (Robert Hainard, Le monde plein, p.13).

L’art pariétal nous ramène aux premiers temps du processus de différenciation de l’homme et de l’animal. L’homme est homme, pareil à nous ; la civilisation qui a produit les fresques de Chauvet est aussi sophistiquée, aussi « aboutie » que la nôtre, n’en doutons pas ; mais les hommes qui ont peint ces figures inouïes vivent encore dans cette sidération qu’on peut nous-même ressentir ici ou là (quand, par exemple, un troupeau de cerf déboule en galopant dans une clairière de montagne par un matin d’été et qu’on sent le sol trembler sous leurs sabots) mais qui a été tellement enfouie et à laquelle on accorde si peu d’importance…

*

Je ne veux pas ici me lancer dans un essai sur le sujet ; seulement dire une fois encore que la question essentielle me semble être de savoir ce que nous pouvons faire, individuellement et collectivement, à partir de cette découverte sans cesse renouvelée de l’art préhistorique (que j’ai ailleurs comparée à la découverte des « terma » du bouddhisme tibétain, ces enseignements cachés dans les grottes ou dans les rêves et qui permettent, des siècles plus tard, de soudain revenir aux sources mêmes de la transmission).

Le préhistorien, naturellement et avec enthousiasme (car lui-même est aux premières lignes de cette stupeur qui nous saisit tous devant Chauvet), se met à l’étude ; c’est absolument nécessaire, mais insuffisant. Un cinéaste comme Herzog vient filmer là, dans cette première salle obscure où s’invente la décomposition du mouvement et sa recomposition à la flamme des torches, les débuts du cinéma – et c’est aussi une belle façon de propager dans chacune des grottes artificielles où sera projeté le film l’éblouissement originel. Des poètes ont écrit à partir de Chauvet, des plasticiens et des peintres s’en sont inspirés, on ne compte plus (et c’est une excellente chose) les expositions tentant un « dialogue entre l’art rupestre et l’art contemporain ». Ce n’est jamais suffisant (l’idée même d’un acte qui serait assez efficace pour collectivement nous guérir relève probablement de la candeur la plus totale…), mais c’est ce qu’il convient de faire.

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Je ne peux pour ma part agir, je ne peux écrire qu’au niveau qui est le mien. En touriste, en amateur d’art pariétal, je ne pouvais d’abord faire autrement que de m’empresser, comme quelques milliers d’autres, d’aller voir cette tant attendue réplique, sachant d’avance que ce serait sans doute une expérience décevante. En family man assumé je ferais volontiers de cette visite le prétexte d’une escapade familiale en Ardèche, escapade dont les notes qui suivent sont la trace.

Pour autant je ne voudrais pas qu’on pense que j’écris pour me raconter, ou que ce n’est qu’un pis-aller. À ma façon, que je crois humble et que j’espère aussi peu tonitruante que possible, j’essaie vaille que vaille de renouer des liens, d’explorer les frontières poreuses entre l’ici et l’ailleurs, l’homme et l’animal, la culture et le monde, le passé et le présent, l’intime et le vaste, l’enfance et l’âge d’homme. Je tente, à travers les différentes situations d’une vie ordinaire, de faire apparaître ces liens dont j’ai l’intuition. Si l’enfance est si présente ce n’est pas seulement par nostalgie, ni parce que mes enfants sont encore petits, mais parce qu’il y a dans l’enfance quelque chose d’une très ancienne ferveur, d’une très ancienne intensité dans la présence au monde, qui nous reste accessible. (J’apprécie, chez Robert Hainard, la qualité de la transmission familiale et ces va-et-vient entre les générations à travers les représentations d’enfants.)

Je cherche des passages. Je cherche à raviver en nous, en moi, les cendres du sauvage. Je ne me raconte pas, je m’explore, et je crois que ce « je » accepté peut déboucher (débouche parfois) sur un au-delà du « je » et même de tout jeu.

Voici, cela étant précisé, ces quelques notes prises comme toujours sur le vif lors du très bref séjour ardéchois du mois de mai dernier ; pour le reste : work in progress

Le Villard, 12 août 2015

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