Avril à Barcelone

 

Barcelone2018

 

M’arrachant à la grisaille de ma Cave et d’un printemps maussade, une brève escapade catalane a permis de renouer avec la lumière de l’ « abade » et une certaine insouciance qui n’exclut pas la gravité mais, comme un soupir dans une partition trop chargée, l’allège. Restent en tête des visages, des clichés de citron et de cyprès, la voûte scintillante de la Sagrada Familia, les rues retrouvées du quartier gothique, l’odeur de la mer, les cris des perruches, les rires et les peurs, les pleurs enfin à cause de la mort d’Higelin ; et restent sur le carnet, l’écran, la toile, ces traces encore contre l’effacement.

Le Villard de La Table, 9 avril 2018

 

 

 

 

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Montagnes blanches, ciel anthracite, souples secousses, ventre noué et reflets flous dans les vitres, c’est donc une nouvelle échappée qui commence, qui commence à peu près comme toutes les autres, et l’on se jette dans le flot des voitures et le flux de la vie qu’interrompront bientôt le premier bouchon, l’accident, la lassitude devant cette réalité toujours décevante à laquelle on préfèrera le rêve. 

Flèche orange descendante. De fait, le mouvement à peine lancé retombe et s’arrête. Passe une voiture de gendarmerie, gyrophares bleus allumés et sirène, qui laisse derrière elle un nuage de poussière. « Véhicule arrêté au bord de la route, avez-vous besoin d’aide ?… » On bloque en soi les souvenirs d’autres gyrophares, d’autres accidents, pour ne vraiment voir que les montagnes anthracite, le ciel blanc.

Qui bleuit. Qui grisonne. Qui se déchire à mesure que s’étirent et s’aplatissent les montagnes comme rabotées par le vent d’une érosion accélérée. Les cyprès signalent le sud – et pour les Indiens Lakota le Sud, c’est la mort…

Alentour on parle mais je me tiens au centre d’un cercle vide, comme pris dans le faisceau d’un projecteur ou la zone de silence de l’hôpital. C’est peut-être à cause du livre, du carnet, de la silhouette gravée à la pointe dure au fond de mon cœur – ou plutôt, non, c’est moi seulement qui imagine un tel cercle, tout tendu que je suis entre ces deux abîmes de mes ombres disparues et de cet inconnu censé leur succéder comme le jour succède à la nuit, de ce bel inconnu que j’épie, que j’espère, dont je dessine à loisir les traits sur la vitre et sous mes paupières.

Un camion dont le pneu vient d’éclater cependant gît sur le côté. Panneaux bleus, rambardes grises, nulle bifurcation n’est possible et il n’y a d’autre choix que de se laisser porter sur cette voie trop chargée au bout de laquelle rien ne m’attend.

 

 

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Ajoncs en fleurs pleins la tête, mon dieu que ce printemps de mes vingt ans était beau ! Terre sèche ici, calcaire blanc, pins parasols à la frange vert sombre, liqueurs, tabacs, prostituées et sextoys. Près de moi on discute pour savoir si on a ou non changé de lieu, si le nom du pays suffit à rendre le lieu différent – quand tout pourtant dans la terre, dans l’air, dans la langue et peut-être dans le cœur semble si évidemment différent. Il n’est qu’à lire les panneaux, à entendre la musique de ces noms : Girona, Barcelona… Visibles ou invisibles, il ne faut pas négliger les frontières car elles font le sel de la perception, brûlent l’œil, aiguisent la vue.

Cercles de moutons blanc sale parmi les pierres lisses. Vols de colverts dans le ciel clair, clarté et printemps d’ailleurs : cela suffit pour que s’estompe le souci du temps. Dans le patio aux orangers où fleurissent des lys, un gros chat s’étire au pied d’une femme seule assise devant une petite table de fer. Les graffitis du mur mélangent sans vergogne les causes palestinienne et catalane. Dans les rues la lumière déambule entre les taches d’ombre, les éclats de couleurs, les jambes des gens. Une toute petite fille mange une très grosse glace. Comme des hirondelles sur les fils en été, toute une troupe de collégiens en vadrouille s’est alignée sur les marches de l’église, certains au soleil, la plupart à l’ombre, et le vent déporte leurs rires.

Le vent dans les prunus.

La tristesse ou la joie d’être là.

La tristesse, au fond, si bien ancrée, seule vraiment ancrée, partout chez elle et, pour le coup, vraiment dédaigneuse des frontières…

Bientôt les ombres grandissent, toujours victorieuses. Dans Mataro, bien sûr, il y a l’idée de tuer : je tuerai ce qui, dans le passé, me tue, ou bien je serai tué ! Un vieil homme affolé qui ne s’est pas arrêté dans la bonne file du péage tente d’escalader une rambarde trop haute pour ses vieilles jambes, renonce, marche devant le bus qui le chasse, cherche de l’aide. Dans le tunnel clignote un S.O.S. orange dont le dernier S est tombé.

Orrius.

Dosrius.

Argentona.

Mataro… après tout, cela peut aussi évoquer la mer. Mourir ou renaître à la mer. Mourir amer, ou vivre sans amarres – car voici qu’elle apparaît enfin, la mer, flaque grisâtre scintillant à peine par-delà les fumées d’usine et le flot des immeubles en lesquels le soleil vient juste de sombrer.

 

 

 

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Dans le ciel brouillé de l’aube éclate en gerbes vert pomme le premier vol des perruches à collier. Les silhouettes hirsutes des palmiers et la présence invisible mais obsédante de la mer donnent le tournis.

« Où est-ce que je suis ? Où est-ce que je suis ? » disait dans l’île l’enfant tombé du lit, « et ça tournait, ça tournait !… »

« Où est-ce que je suis ? », répète l’égaré dans sa chambre aux porcelaines, puis la joue collée derechef à la vitre du bus, ou dans ce square inconnu…

 

 

 

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Banal et sans apprêt le square s’étire en demi-cercle autour d’une arène bétonnée pour skateurs ou jeux de ballon. On s’y installe pour manger, passer le temps. On bavasse, on se tait, on attend et, naturellement, ce sont ces moments un peu vides du voyage qui infuseront le plus finement dans la mémoire et que j’apprécie le plus.

Dédaignant bientôt le banc je pars m’assoir un peu à l’écart, le dos contre un grand laurier sec dont le tronc incliné et les hautes racines en forme de contreforts m’ont attiré, je ne sais pas pourquoi, dès mon arrivée en ce lieu : sans doute cet arbre a-t-il réveillé en moi l’enfant de Ferney qui, je m’en souviens, se cachait à chaque récréation dans le fouillis sombre et lisse des lauriers pour jouer seul, rêvasser ou lire Jules Verne ; peut-être voulais-je aussi me rapprocher de ce jeune homme silencieux et solitaire que j’ai été, avec lequel une connivence pleine de malice et de distance naturellement s’instaure.

Contre l’arbre je me laisse aller au charme d’être là.

La mélopée des tourterelles turques et les criailleries des perruches se mêlent au vacarme des marteaux-piqueurs.

Un coup de vent fait s’envoler la poussière, les feuilles sèches et tout ce qui restait encore dans l’air de lourdeur, de tristesse.

« Léger, léger, léger vague à l’âme… »

Puis le jeune homme au fin sourire me demande l’autorisation de me photographier, parce que sans doute, assis ainsi en tailleur dans le creux du vieux tronc je présente une apparence de sérénité bucolique un peu incongrue, et nous échangeons des images. Je constate que son petit appareil photographique (il n’a pas de téléphone portable) est violet comme la couverture du carnet où j’écris et comme le ciel lorsque je le regarde en fermant les paupières.

L’attente est douce dans le vent clair de Barcelone – ou plutôt ce n’est pas, ce n’est plus de l’attente mais de vrais moments de vie, tout tremblants, troublants, fragiles, fuyants, des moments de vraie vie. Qu’est-ce qui scintille alors sur les toits, dans les yeux ? Quel rêve veille sur nous même et surtout quand on se croit seul et perdu ?

 

 

 

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Les ombres s’étirent. Dans le ciel vide le vol précis des premiers martinets peine à contrer la confusion qui revient, l’agitation vaine qu’on regarde de loin, le peu de sens de tout cela. Deux enfants et leurs ombres courent après un pigeon, innocemment encore mais j’apprendrai ensuite que des adolescents sans surveillance, à peu près au même moment, sont occupés à tuer froidement à coups de pied un autre de ces paisibles granivores – « comment peut-on faire une chose pareille ? » dira la jeune fille, et puis : « ce n’est rien qu’une bête ! » rétorquera le garçon.

La vaste place tout à l’heure ensoleillée se rétrécit de minute en minute. Chaloupant un peu devant les filles goguenardes ou bon public, les garçons reviennent déçus parce que le grand combat espéré n’a pas eu lieu ou n’a pas duré, pas plus que n’ont duré les brèves extases du square ou de la cathédrale forestière, pas plus que ne durent les lumières, les étreintes, les épreuves, les voyages ou la fidélité.

Trois pigeons à présent picorent près de moi, pressentant sans doute en ce bipède à plume un congénère pigeon. Des drames dans l’ombre se nouent et se dénouent, dont on se joue, ou qu’on surjoue. Il se passe très peu de choses au fond : juste un autre moment de vie moins vive, de fausse ou de vraie vie c’est tout comme, semblable à tous ceux que le voyage empile.

Clameurs. Soleil rasant. Des appels. Des bruits d’ailes.

Cette fois le pigeon y a laissé des plumes.

 

 

 

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Comme un feu vif efface sa fumée, l’odeur de la mer chaque fois attise et avale la nostalgie. L’odeur de la mer, le bruit de la mer, apaisent. Dans le ciel de plus en plus flou se croisent en une chorégraphie qu’on pourrait croire préméditée quatre goélands argentés, deux grands nuages gris, un avion et la cabine du téléphérique de Montjuic. Un bateau à moteur s’en va vers la sortie du port, dont on hèlerait volontiers le conducteur à peine entraperçu car il était (on le sait parce qu’on l’invente) bon et beau, et qu’on voudrait bien s’en aller avec lui. En équilibre sur la bouée blanche un homme blanc se tient debout, les jambes écartées et les bras croisés dans le dos, avec la tête basculée en arrière, pour regarder le ciel.

On ne regarde pas en arrière quand on regarde le ciel : on ne regarde jamais en arrière, ni en avant, et les souvenirs n’existent pas davantage que les projets, les projections, ou l’insaisissable présent : demande au goéland qui darde de haut son œil hagard sur toi, il en sait long sur la question et te répondra en miaulant.

Un tout petit bateau de pêche rentre au port, et toi aussi tu te dis que tu ne vas pas tarder à regagner ton port – « mais vrai, ce fut trop bref ». Goéland au bec sanglant, d’autres envols t’attendent, tu le sens bien quand tu ressens la mer, et la ferveur des échappées pour laquelle tu es fait n’est qu’à peine entamée.

Passent une navette de plaisance, un beau voilier en bois peint rouge et vert, toute une troupe de goélands ; passent le temps du voyage, les adolescences tapageuses, paisibles, éveillées, hébétées de tous les jeunes gens, et le bien, et le mal, et les joies et les peines, les petits, les grands drames ; passe le soir, tombe le funambule qui disait si bien le passage – le dernier goéland qui restait sur le quai s’envole vers les collines et l’odeur de la mer partout se répand, qui attise et guérit toutes nos nostalgies.

 

Barcelone, 3 au 6 avril 2018

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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