Été

 

LA GUYANE

 

« La Guyane est à cinq minutes d’ici », disait l’enfant en montrant le chemin du bois.

Tapi dans les hautes herbes, le renard attendait pour bondir que nous soyons sur lui. On sursautait, on poussait un cri, puis on suivait des yeux sa course à travers champ.

Cathédrale forestière, intacte cette fois, restaurée par l’été. Vitraux verts des feuillages. Une grenouille se faufilait dans le creux d’une souche en forme de bénitier. Un écureuil qui se savait repéré glissait de l’autre côté du tronc.

Caché dans ce clair-obscur on pouvait à nouveau se croire protégé. La nuée des moustiques rappelait à la réalité. On s’offrait à elle en grimaçant un peu.

On regardait de haut les sapins gigantesques de la mousse.

La forêt aussi nous regardait passer, arbrisseaux mobiles parmi nos frères fixes.

La lumière qui coulait entre les pierres murmurait quelque chose, sans doute, murmurait…

Il est indubitable que tu étais attendu et que ta venue en ce lieu est un bienfait  — susurraient une fois encore les moustiques. *

La Guyane était cette combe où le torrent bouillonnait à l’écart des chemins. On glissait sur la terre meuble, on s’asseyait au bord du torrent, assourdis, silencieux.

L’enfant lançait des pierres. On attendait que s’ouvre un poème.

Cette chenille minuscule qui arpentait ridiculement la couverture du carnet, cherchait aussi la porte ?

Accepter sans sourciller les piqûres des moustiques aide à trouver la porte ?

Le son du torrent était triple : la première note était grave et lointaine comme le souffle d’un didgeridoo, la seconde claire, proche, tout juste un peu voilée comme une flûte de pan, et la troisième était un sifflement aigu dont on pressentait qu’il pourrait entrouvrir la porte.

Que le soleil s’assombrisse : vois quelle détresse fissure aussitôt l’indifférence de la forêt, entends la plainte qui semble monter du torrent maigre, de l’arbre mort. Tu sens que les hêtres attendent, que la limace attend, que le torrent attend, que la chienne qui te regarde avec cet air de bonté qu’elle a toujours attend, que quelque chose tapi en toi attend aussi.

L’enfant fronçait les sourcils ; pour mieux viser quoi ?

Puis la porte était tombée et tu avais glissé dans un poème en forme d’entonnoir. Tu avais déchiffré tant bien que mal les signes mouvants tracés par les ombres sur cette stèle verdâtre. Tu voulais prendre note, tu commençais enfin le travail…

Mais ces mots-là étaient si peu engageants, si peu conformes à ce que tu attendais et pour tout dire si navrants, que tu t’étais détourné et étais reparti au plus vite, bredouille, bredouillant, presque affolé, comme on referme un livre sitôt la première page lue, non par déception mais parce qu’on est en larmes et qu’on ne peut pas aller plus loin.

Ce livre, ce poème, cette forêt : rien d’autre qu’une tombe.

 

 

L’ORAGE

 

L’orage cette nuit-là avait été violent. Au matin le sous-bois était encore trempé. Les premières grappes d’un beau jaune orangé m’attendaient à l’orée, à peine écornées par ces concurrentes encore plus matinales que sont les limaces.

J’ai traversé le grand champ jaune dont les hautes herbes pliées par les interminables averses de cet été pluvieux n’avaient pas pu être fauchées. De la chienne qui, comme chaque fois depuis plus de dix ans, me précédait, je ne voyais que le panache jaune paille de la queue qui dépassait de loin en loin ; quant aux chats qui suivaient également, ils ne se signalaient plus que par leurs miaulements. J’ai traversé un nuage. Le temps était compté avant la prochaine averse dont on sentait déjà les gouttes, mais qu’importait : une météo incertaine est propice à ces sortes d’escapades.

À l’entrée de la forêt j’ai aussitôt retrouvé, avec quel soulagement, cette épaisseur de mousse, cette pénombre, ces grappes de pieds de mouton cachés dans les anfractuosités des pierres, ces parfums musqués, ces carcasses de vieux bolets rongés qui ressemblent à des os, ces bouquets de champignons blancs à grosses lamelles, inquiétants, vénéneux, et les racines glissantes, et les arbres défaits. L’orage, c’était ici qu’il fallait être pour en mesurer véritablement la violence. Même le chaos stable des rochers ronds tout recouverts de mousse semblait en avoir été bouleversé. Je marchais à travers cette forêt nouvelle, toujours nouvelle, qui paisiblement se relevait de ses effondrements comme les herbes se relèvent après le passage du chevreuil ou du promeneur.

Plus de tombe, plus de stèles, mais des passerelles pour franchir les ruisseaux.

J’avais fini l’avant-veille les dernières trompettes, dernier souvenir de la dernière cueillette. L’orage revenait. Tout au fond du ravin j’entendais un vacarme de débâcle. Je m’enfonçais. Je me sentais chez moi.

 

 

 LES RUINES, LE RUISSEAU

 

C’était une promenade toute simple avec mon fils, après une longue période de pluie, à travers les verts très purs et profond des bois. Passé le Grand Creux, on arrivait aux ruines d’une maison prise par la végétation. Tout autour les cailloux épars des murs écroulés étaient couverts de mousse et faisaient comme des coussins. Une poutre à terre, couverte elle aussi de mousse, faisait un banc moelleux.

Tant de douceur autour de la ruine. Mon enfant, aventurier intrépide, avait aussitôt escaladé les murets. Le vent agitait les feuilles encore frêles des hêtres. J’ai regardé un moment la porte de la cave, presque ensevelie, et les quatre murs. Le carré de l’un n’était plus qu’un triangle. Sont venus en tête les mots de « pyramide » et de « cairn ».

Je suis monté parmi les pierres et la végétation neuve, entré dans cette cave sans toit, entre les hauts murs en pierres soigneusement empilées dont il ne restait que la base. Les grandes poutres de l’ancienne charpente effondrée gisaient dans les fondations. C’était une belle bâtisse, sans doute, où on avait dû bien travailler. C’était désormais le grand repos de la forêt, pour elle devenue la Maison des Mousses.

Puis nous sommes revenus dans ce creux de la forêt, au bord de l’affluent du Gelon où j’avais cru, un jour, lire dans les stèles abattues des rochers un bien sinistre message. Il n’y avait plus rien de sinistre. Nous nous sommes laissés prendre par le fracas vigoureux du jeune ruisseau et l’éblouissement des fougères. En reptation prudente l’enfant a traversé le tronc au-dessus de l’eau.

Nul besoin de drogues pour se sentir modestement happé par le flux de l’eau, par l’espace — mais on reste ici à sa place de bipède.

Je suis resté et je reste à ma place, entendons : à ma table d’écriture, face à la page et stylo relevé non pour un combat de scorpion mais plutôt pour une sorte de caresse ou de danse. Le plus souvent je travaille dans ce bureau que je me suis construit dans l’ancien grenier, dans cette pièce qui, un jour, inévitablement, sera jetée à terre et dont les poutres se mêleront aux dalles des fondations (autrefois mon enfant me demandait souvent, et avec insistance, quand donc notre maison deviendrait une ruine).

Mais le village même que j’habite se nomme La Table (ce qui désigne, dans notre pays de montagne, une petite aire suffisamment plane), et mon hameau est le Villard de la Table — le village de la Table. Je ne pouvais rêver mieux.

J’étais donc là attablé entre la ruine et le ruisseau, dans ce pli de la forêt. Le soleil s’est voilé, la voix de mon fils disparaissait dans le vacarme de l’eau, et je me suis senti observé — non par quelque conscience confuse, ni par un spectre, ni par l’absente, mais par un œil que dessinait l’entrecroisement des troncs.

Pas besoin de drogues pour rouvrir les portes de la perception et de l’expérience. Pas besoin non plus de psalmodier des mantras pour verrouiller l’attention : le ruisseau imposait son fracas, emportant, dissolvant sans effort les pensées habituelles comme autant de débris dont il se nourrit, et ramenant le promeneur à sa juste échelle.

J’ai éprouvé pourtant une fois encore le besoin de ces paroles pour suivre le mouvement, pour répondre, pour ne pas rester au bord. Ainsi tantôt je regardais le carnet où la faible lumière forestière faisait luire l’encre noire (de la marque Rötring, qui est la seule vraiment noire), en laquelle je croyais distinguer des formes d’arbres, tantôt je parcourais les mousses, le quadrillage noir des aiguilles de sapin, les taches vert tendre des hêtres. Puis l’œil revenait aux mousses qui, en cet été pluvieux, dessinait les admirables allées d’une sorte de jardin zen pour chevreuils contemplatifs.

Besoin, donc, des mousses, besoin de ces écorces défaites, déroulées comme des papiers peints décollés, besoin encore de ce ciel dont le gris rehausse les verts, besoin de ce brusque appel du merle, sans doute aussi étonné que moi de nous trouver là, et besoin de la silhouette muette de mon enfant, affairé sur cette autre rive qui n’ouvrait sur aucun autre monde mais en laquelle on pouvait pourtant discerner une autre réalité, un autre temps tout au moins, un rêve qui nous reliait à notre commune histoire humaine : nos enfances du fond des bois.

J’étais, je suis là-bas chez moi, mais ce « moi »-là est d’un genre moussu, arbreux, ruisseleux, soliloqueux, parfumé à l’humus, et vaste comme une forêt. C’est dans le « chez moi » de ce bois que je viens puiser de quoi irriguer le petit moi ordinaire pris dans la ronde des mois.

Ces lignes, parmi d’autres, en sont la trace (sans plus).

Maintenant je me tais et je reste tapi : le soliloque cesse ici.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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