Frédéric-Yves Jeannet

 

CYCLONE

 

 Vigiedécembre2016cyclone

 

Je profite de ces longues nuits de décembre pour lire Cyclone de Frédéric-Yves Jeannet – autant dire pour me laisser tomber et tournoyer dans « l’entonnoir du temps qui se dérobe ».

Je m’engouffre dans ce livre qui rassemble en un unique paragraphe plus de vingt ans d’écriture, recollant, déconstruisant, reconstruisant les bribes des différentes versions (au moins dix) du manuscrit intitulé Cyclone ou « Théorie des tempêtes – titre provisoire qui ne vise qu’à désigner cet état embryonnaire du manuscrit où toutes ses composantes rêvées vous tournent encore dans la tête et vous font tourner le monde ».

Je m’engouffre dans ce livre écrit dans l’inconfort (« écrire est le lieu de l’inconfort ») et la « douleur froide » avec, d’abord, un sentiment de plaisir paradoxal et assez immoral, au fond, qui est celui du lecteur peinardement installé dans son propre refuge, mais qui est aussi lié à une satisfaction d’ordre plus littéraire.

Je suis heureux et soulagé de pouvoir lire ces paroles qui ne sont pas les miennes, heureux et soulagé de retrouver l’écriture de Frédéric-Yves Jeannet ; il me plaît en outre de reconnaître, au fil des pages, certains repères géographiques que nous avons en commun (la Chapelle Blanche, Chambéry, le Nivolet, Grenoble ou Ferney…), qui accroissent le sentiment de connivence et, mêlés à d’autres lieux lointains, agrandissent mon espace ; mais il y a surtout le contentement de voir mise en scène tout au long du livre, heure par heure, une situation qui m’est chère : celle de l’écrivain qui écrit, qui travaille, de nuit, à lutter contre l’éparpillement.

Le voici, nous voici assis face à la fenêtre dans « une grande maison humide qui domine la mer » (à choisir, j’aimerais bien mourir ainsi – en train d’écrire dans une maison devant la mer…), « plongé dans une nappe de silence (…) seulement trouée par le crissement aigu, intermittent, d’un grillon dans la nuit » (ce qui me renvoie inévitablement à une certaine nuit décisive d’attente et d’écriture qui est le chapitre central du Grillon de l’automne). Les heures de la lecture s’égrènent, et je pourrais aisément dire, avec l’auteur dont je me trouve tout proche : « Il est deux heures vingt (ou trois heures, ou quatre heures…). Je me promène dans ce livre au fil de la nuit. Tous les lieux dont je suis fait reviennent me hanter. »

Ce qui fait que la lecture de Cyclone est également, et dans un premier temps, plaisante (même si ce n’est pas du tout son but – on serait tenté d’ajouter : au contraire), c’est la maîtrise de la phrase, qui peut-être brève ou ample, brisée ou emphatique, directe ou contournée, très soigneusement ponctuée, parfois non ponctuée, évoquant tour à tour Lautréamont, Leiris, Michaux, Kafka, Juliet (les décrochages temporels liés au passage d’une version à une autre du manuscrit semblent ici stylistiquement plus marqués que dans Recouvrance, livre par lequel j’ai découvert Frédéric-Yves Jeannet). Si l’on peut s’abandonner avec confiance au rythme lent du livre, c’est parce que la musique en est étrangement harmonieuse, qui ne néglige pas une certaine euphonie liée aux assonances et allitérations (« les longs trains hagards égarés au hasard de l’Histoire », ou « je déchiffre cette errance à grands pans de passé mort »). Un jeu s’instaure par là avec le lecteur, d’ailleurs pris à témoin, renvoyé à d’autres pages du livre – qui renforce la complicité.

Comme ce « jeu » est grave, toutefois… Il s’agit, dans ce livre explicitement orphique, d’une descente aux enfers, d’un fil tendu entre deux absences – celle du père suicidé, celle du fils absent (il faudrait ajouter les autres disparitions d’amis proches qui redoublent celle du père) – mais tendu par le désir forcené d’en sortir, d’aller vers ce « dehors » qui est « peut-être mon pays », de « (se) sauver du monde clos du livre », pour bâtir au bout du compte et d’abord pour ses enfants – afin que ceux-ci n’éprouvent pas à leur tour « l’angoisse des origines » − une maison habitable, un « refuge » : « J’ai vécu ton absence, mon fils, et me suis adressé à toi entre les lignes de ce parcours… » ; ou, dix pages plus loin : « C’est de cela qu’il s’agit : que tu puisses retrouver dans ta vie, quand tu voudras, si tu le veux, cette maison dont le souvenir te manque. »

Cette façon de « rassembler (ses) morts » pour mieux parler aux vivants, de préparer aussi sa propre disparition en s’adressant au fils, me semble une réponse courageuse, généreuse et terriblement touchante au traumatisme initial de la mort du père. La construction de l’édifice reste cependant menacée de ruine – « Je recommence ce livre sans fin depuis l’enfance. Je veux y retrouver une certaine maison, et j’ai tenté de le construire à son image, mais au fil des années l’édifice est tombé en ruines » − et, arrivé au premier tiers du livre, je ressens soudain une sorte de malaise, parce que quelque chose bloque, défaille, tourne en rond, et que je me trouve moi-même pris au piège du ressassement (« Deux ans – ou dix, ou vingt – ont encore passé depuis ces lignes et j’en suis presque au même point… »), parce que les interruptions font physiquement ressentir que l’ouvrage se dérobe.

Plaisante, la lecture ne l’est plus : c’est qu’on a vraiment commencé à descendre (ou à monter, on ne sait plus – ce n’est pas plus confortable quand c’est un cyclone qui vous soulève), à suivre le mouvement de ce livre qui impose ses turbulences. Les tensions s’aggravent, entre ce qui structure et ce qui éclate, entre l’unité de l’écriture et la multiplicité des lieux de l’exil. On se dit qu’à force de défaire ce qui avait été fait dans les diverses versions du manuscrit, le livre risque bel et bien de finir comme « La belle Noiseuse » de la nouvelle de Balzac, chef-d’œuvre dont il ne reste finalement, si mon souvenir est bon, qu’un pied, et tout le reste maculé, indéchiffrable. J’imagine que certaines des versions du livre qui n’ont pas été pour de bon brûlées, ont dû ressembler au tableau de Frenhofer : « Il avait tellement décanté qu’il n’en restait que l’ombre : un résidu de pages raclées jusqu’à l’os ».

Il faut pourtant assurer coûte que coûte une lisibilité, ne serait-ce que pour permettre au fils d’y retrouver sa « maison » − « Tu n’aurais pas pu retrouver ta maison, le pays de ta naissance, dans ce raccourci… » − et ce souci interdit de basculer dans l’abstraction et oblige à maintenir des références personnelles identifiables (même si l’anecdote est quasi absente).

Cyclone aurait pu aboutir à une sorte de poème presque anonyme ; j’aime que l’auteur en ait préservé la vitalité prosaïque, l’imprévisibilité apparente, la dimension autobiographique, en rendant compte d’un cheminement hasardeux au lieu de chercher à présenter un résultat poétiquement « parfait ».

J’aime les scories, les marques d’inachèvement, les repentirs laissés apparents, et cette façon de transfigurer la vie ordinaire, comme chez Matisse ou Bonnard, sans en évacuer les circonstances particulières.

J’aime enfin, comme chez Leiris, le refus de tricher en délaissant l’enjeu vital, existentiel, au profit d’un ersatz littéraire : « Nous n’avons qu’une seule vie et celle-ci ne me fascine que dans la mesure où elle est vécue, l’écrire n’importe que si c’est en coïncidence avec la vie que l’on s’est faite. » ; ou, vers la fin du livre : « Plus qu’un livre rescapé du désastre, ce qui n’importerait guère, c’est ma vie elle-même que j’ai réussi à sauver en l’écrivant ».

J’aime que l’écriture et la lecture du livre soient une expérience ouverte et exigeante, qui se joue des attentes de l’auteur (et plus encore de celles du lecteur ou de l’éditeur éventuel) pour suivre son propre chemin : il me semble que c’est au prix de cette dépossession que le livre peut permettre, dans une certaine mesure, de frôler le but qu’on ne pensait plus atteindre, cette sorte d’ « alaya temporaire » (comme il est dit dans Cyclone – l’alaya étant un terme bouddhique désignant, pour aller vite, un état de conscience élargi), une délivrance, une clarté, quelques lueurs au moins qui permettent de continuer en ayant le sentiment d’avoir passé un tunnel.

De fait, on sent que ce livre débordant (« la Rivière échappée » est le nom choisi par l’auteur comme nom d’éditeur) qui menaçait d’échapper à tout contrôle (comme il est dit d’une de ses versions précédentes : « J’ai donc recommencé ce livre interminable, dix ans après avoir abandonné la dernière version lorsque celle-ci a échappé à tout contrôle, lorsque le texte s’est mis à proliférer, à bifurquer dans plusieurs directions, à se fragmenter pour devenir tout autre, très différent de celui que je voulais qu’il fût… »), on sent que le livre se remet en mouvement à partir de ses pages centrales, son « synclinal », on sent que l’on bascule « sur l’autre versant », que l’on passe un col, qu’on a changé insensiblement de tonalité, de climat, et que tout s’accélère.

Le final ne peut pas être tout à fait triomphal – mais tout de même, apparaissent des signes de purification, de catharsis (« Je me baigne dans cette musique des années mortes, m’y lave et purifie »), de confiance et d’apaisement : « Écrire vient pourtant remplir quelque peu cette faille ouverte par la mort, dont on s’approche en écrivant : telle est l’énigme. (…) J’ai moins peur d’elles (la nuit, la mort) lorsque j’écris. » ; et, in fine : « De la douleur même a surgi par instants le plus poignant bonheur. La mort ne me fait plus peur… » (je pense, ici, à la fin de Lambeaux autant qu’à mon propre Éloignement).

Pour ce qui me concerne, je n’en demanderais pas davantage à l’écriture ; et puisque son bénéfice « est strictement contemporain à son dépôt, à sa perlaboration : mue sèche, carapace vide » qui « ne sert plus à rien lorsqu’on s’en est défait », qu’elle puisse néanmoins aider le lecteur qui doit affronter les mêmes peurs, les mêmes épreuves : après l’avoir forcé à s’abandonner au flux des mots, lui donner, comme Cyclone l’a fait pour moi, une leçon de courage.

 

Le Villard de La Table, 28 décembre 2016

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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