Jean-Pierre Chambon et Jean-Marc Undriener

à la Maison de la Poésie le 20 janvier 2014,

« le dehors et le dedans ».

 

À première vue il n’y a pas tellement de points communs entre Jean-Pierre Chambon et Jean-Marc Undriener, qui ne se retrouvent pourtant pas tout à fait par hasard à la Maison de la Poésie en ce soir de janvier. Les couvertures des deux livres posés sur ma table au moment de rédiger ces lignes pourraient résumer le propos.

 *

Sur celle de Tout venant, le dernier ouvrage de Jean-Pierre Chambon paru chez Héros-Limite, un fin dessin qui déborde du cadre représente des formes et des objets du monde, cordelette, amas de bois flotté peut-être (ou «fourreau» de trichoptère ?), rameau transformé en outil – toutes choses qui suggèrent d’emblée, en même temps qu’un certain bric-à-brac ordonné (« tout venant »), un lien ancien unissant l’homme et la nature dans une sorte de dégagement, de dépouillement, de légèreté, d’harmonie fragile et de simplicité un brin mystérieuse…

Au fond de la forêt obscure
je soulève une branche morte
dans le creux qu’a laissé son empreinte
des gouttelettes de poix résineux
bordent d’une dentelle luisante le seuil
de l’autre monde

 

dit le premier poème du livre (et je pense au geste inaugural de Giuseppe Penone qui, après avoir quitté les Beaux-Arts, trouve dans la forêt ce qui fera la force de toute son œuvre, que ce poème pourrait illustrer).

*

Sur celle de _ligne, aux éditions Potentille, une ligne très noire tracée sur fond ivoire à l’encre de Chine cerne un homme en position fœtale : repli, fermeture, crispation, semble-t-il. Chaque section du long poème qui compose le livre répète ainsi par quatre fois sur chaque double-page un bloc d’écriture au centre vide duquel on sent un être en souffrance, ou tout au moins en tension, en attente.

 

Boucher les trous par
lesquels la tête respire par
lesquels trop d’air court encore
trop d’images de bruits
c’est fait on l’a fait

 

dit le premier fragment de la première page du livre (et je pense encore, et peut-être un peu vite, à Penone, au livre Respirer l’ombre et à cette œuvre qui fait se déployer toutes les strates d’une vie d’arbre à partir d’une empreinte de pouce humain).

*

Jean-Pierre Chambon lit, très sobrement, ces poèmes limpides et visuels qui rappellent l’art du haïku, la poésie de Follain ou la peinture de Bonnard.

Pas besoin de travail sur les sons, pas besoin ou presque pas besoin de rhétorique, pas besoin d’adopter un ton particulier, de forcer si peu que ce soit l’incarnation, pas même besoin pour l’auditeur de le regarder lire : on voit. On voit l’apparence des choses et un peu au-delà, cette « énigme » d’être, ce « grand mystère » par lequel s’achève le livre, ce grand « Tout » qui vient à travers les riens de nos vies ordinaires…

On entrevoit surtout ces liens secrets qui unissent toutes choses et que le poète fait apparaître (ainsi aussi du haïku, et de Penone brouillant les frontières indistinctes de l’humain et de l’animal, du végétal et du minéral, etc.).

C’est parfois tellement touchant. Pas parce que la poésie est touchante mais parce que le simple fait d’être en vie et de regarder est touchant, parce que la réalité est touchante et que le poème donne l’impression (que je ne crois pas être tout à fait trompeuse) de la voir et de la vivre avec plus de clarté, plus de précision, plus d’intensité.

Cette parole du dehors comble de joie parce qu’elle proclame à sa manière discrète la possibilité d’une fraternité.

Combien fraternellement
la plante grimpante
incline une de ses feuilles
vers l’assiette de l’homme
assis seul près du pilier
au fond du restaurant

(Je ne sais pas si cet homme seul, que j’imagine désemparé, peut trouver dans la proximité de la plante grimpante la moindre consolation, mais je sens au moins en moi qui lis cela une barrière qui flanche, et la vie qui circule…)

 *

Jean-Marc Undriener dit debout des textes serrés, tendus, incantatoires. Tournée vers le dedans la parole douloureuse cherche des « issues dans des impasses » et ressasse l’impossibilité de toute sortie :

toujours vers le dedans qu’on fuit
toujours vers le dedans qui fait
qu’on entre
qu’on entre les murs
– sortir on ne sait pas faire

Cette plongée en ce « dedans » où rien n’est sûr, où les mots se dérobent, où la négation ne cesse de se nier elle-même, est pourtant sans complaisance, sans emphase, et sans contradiction non plus avec l’apparente ouverture des poèmes de Jean-Pierre Chambon. Me vient plutôt la sensation d’un va-et-vient entre psalmodie du dedans et estampes du dehors, comme si c’était le même homme anonyme qui regardait alternativement à la fenêtre et en lui-même.

En vérité il y a beaucoup de souffle qui continue à passer entre les lignes noires d’Undriener, beaucoup d’espace qui circule entre les blocs d’écriture de _ligne, une énergie derrière cette ligne « qui porte déporte / derrière laquelle le corps se tient droit », une densité, une intensité dans l’engagement de dire ; la spirale qui enserre aussi bien pourrait (pourrait…) s’ouvrir, se déployer, donner naissance…

Et la poésie de Jean-Pierre Chambon, dont Le Roi errant que je lisais autrefois (c’était en ville, il y a vingt ans, en plein enfermement…) savait à quel point « l’espace de la réconciliation » reste « inaccessible » (je me souviens aussi d’un « Chant taciturne » tout rongé de silence, dans Le Territoire aveugle), cette poésie picturale et dégagée du tragique n’en reste pas moins cernée par la mélancolie liée au temps, à la souffrance des gens, à la fragilité de tout.

Avant que l’oubli n’ait tout embué
je veux un instant encore
retenir de ce jour qui s’enfuit
la lueur bleue détrempée
d’une brassée de lilas
que les assauts du vent malmènent

Leurs voix si dissemblables d’ailleurs se mêlent facilement quand l’un lit les lignes de l’autre. Ce sont paroles d’hommes, paroles honnêtes qui constatent, qui disent ce qu’il en est de la vie et de la difficulté d’être, de laisser être, de laisser passer. Du « dehors » ou du « dedans », de tout lieu et de toute époque comme cette peinture pariétale qu’évoque Jean-Pierre Chambon dans un beau texte, la parole poétique échappe au diktat des idéologies, des idées et des formulations fixées d’avance ; en cela, libératrice.

Me touchent cependant plus que tout ces mots de Jean-Marc Undriener qui dit qu’il n’écrira pas toujours, qu’il peut ne pas écrire, qui dénonce avec humour le savoir-faire, les faux-semblants du « style », qui s’interroge : est-ce que réellement ça libère, est-ce que ça ne finit pas par contribuer à l’enfermement ?

Me touche aussi cette nécessité avouée de trouver à l’écriture, à ce qu’elle peut avoir d’enfermant et de vain un antidote, en la rééquilibrant par d’autres pratiques : pour lui, la photographie (qui est sa façon de dire, aussi, le dehors), et des envies de musique.

*

Assis là en compagnie du chat, des bouquins et de l’accordéon, je reste à la fenêtre pendant une nouvelle averse de neige, un œil au-dedans, un œil au dehors. Grande connivence avec l’un comme avec l’autre.

 

Saint-Martin d’Hères, 20 janvier 2015 / Le Villard de La Table 20 février 2015.

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans Quelques saluts !. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.