Lorand Gaspar

 

 

LORAND GASPAR

souvenirs du désert, de Lyon, de ma jeunesse

 

 

 

Lorand Gaspar 

 

 

Lorand Gaspar est mort ce 9 octobre, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, dans l’indifférence médiatique qui accompagne la mort des poètes, et la tristesse pleine de reconnaissance de ses lecteurs. J’imagine qu’il en sera de même, plus tard, pour Philippe Jaccottet. C’est ainsi. Tant pis.

 

Né en Transylvanie, médecin, historien, photographe, traducteur, le récit de sa vie aurait pu fournir la matière de plusieurs romans, mais il fut poète, poète des frontières et du désert, amateur d’une parole dense et ramassée comme les pierres – encore qu’il ait aussi publié quelques récits de voyage admirables. Je rouvre et feuillette l’excellent « Poètes d’aujourd’hui » que lui a consacré Jean-Yves Debreuille (les analyses sont lumineuses, le choix de textes idéal), puis Sol absolu, et c’est tout un pan de mon modeste passé (à vingt-cinq ans les souvenirs sont encore des gamins) qui remonte.

 

Lyon, Lycée du Parc, 2 juin 1994 : la dédicace en première page de Sol absolu atteste de la date exacte que j’aurais sans cela oubliée. À cette époque, sur laquelle je n’ai jamais voulu revenir parce que je craignais, à juste titre, qu’elle-même ne revienne me claquer à la figure comme un élastique trop tendu, en ces temps perdus de ma jeunesse incertaine je flottais, à quelques encablures de la vie, dans une sorte de grand désarroi éberlué. Pierrot lunaire ou coquille vide, je rêvais et dérivais beaucoup, me laissant porter à travers les rues, les saisons, les sensations et les mots, sans lien véritable avec le sol, avec les autres, avec moi-même. J’ai détruit tous les carnets d’alors, toutes les traces qui auraient pu attester de l’inexistence manifeste de ce jeune homme qui ferait, je crois, un excellent personnage pour quelque roman d’initiation ratée. Je ne savais pas ce que j’étais (je ne le sais plus trop maintenant non plus) : une sorte d’enveloppe très lisse avec, à l’intérieur, des lettres mélangées qui ne voulaient plus rien dire. Je me revois, sombre jeune homme soigné, un peu dandy, foulard rouge au cou et pipe noire au bec pour imiter, sans doute, Jehan Jonas ou mon professeur de lettres M. Paul Junod, que j’adorais, marchant en dehors de lui-même, ébloui et perdu autant qu’on peut l’être dans cette grande ville où tout semblait tellement irréel.

 

Sans doute était-ce ce sentiment d’irréalité qui m’avait fait machinalement absorber une quantité dangereuse de petites pilules roses interdites depuis, ce qui m’avait valu une hospitalisation en urgence. Ce n’était pas tout à fait une tentative de suicide : je n’étais pas assez vivant pour vouloir sérieusement mourir et mes actions, comme celle du personnage de Camus dans L’Étranger, étaient dénuées d’intention ; je ne voulais pas attirer l’attention, ni protester contre quoi que ce soit, et ne faisais que réagir aux variations atmosphériques qui me traversaient la tête. Le lavage d’estomac, puis la nuit à l’hôpital (que j’ai plus tard évoquée dans un fragment de L’éloignement) avaient été suffisamment rudes pour me sortir un peu de cette torpeur, que d’aucuns pensaient dues à l’alcool et aux drogues auxquels je ne touchais pourtant pas, et que j’attribue aujourd’hui à ce parasite littéraire qui, en moi, cherchais et cherche encore à grandir.

 

Toujours est-il qu’après avoir passé toute une nuit à rêver que j’étais devenu une machine à écrire détraquée crachant des milliers de phrases insensées, je m’étais retrouvé de nouveau en classe, au lycée, face au devoir du jour : six vers de Lorand Gaspar à commenter.

 

 

LE SILEX DU LEVER DU JOUR

ALLUME LES MONTAGNES

DANS LEURS RACINES

 

NOUS FOUILLERONS LES PIERRES CLAIRES

JUSQU’À L’EXTRÊME LIMITE

DE L’OBSCUR

 

 

Le choc avait été immédiat, salvateur, radical : le sentiment – avant-coureur de bien d’autres – d’une immensité qui me faisait retoucher terre et revenir intact à l’enthousiasme qui, à douze ans, m’avait saisi en entendant les mots de Jean Vasca, puis certains chants du désert, les livres de Monod… C’est ainsi que la poésie quelquefois peut sauver. La décision, quelques années plus tard, d’effectuer dans le Sahara une méharée en guise de voyage de noce, est liée à ces lignes.

 

J’avais répété une heure durant ces six vers, rédigé quinze lignes d’introduction académiquement acceptables, puis j’étais allé voir M. Junod pour lui dire mon incapacité à écrire davantage car j’étais sans force. Il m’avait octroyé un délai.

 

Sitôt rentré dans la petite chambre que j’occupais alors rue des Émeraudes, je m’étais empressé d’écrire ce commentaire que je retrouve sans peine, que j’ai repris plus tard dans le mémoire de maîtrise que j’ai consacré à la « géopoétique » en ne modifiant que l’introduction, et que je reproduis ici, à peine allégé de quelques boursouflures, comme pièce à conviction et document d’archive. J’y retrouve intacte mon obsession de l’allitération et, malgré l’emphase, le pédantisme inhérent à l’exercice et au jeune âge de l’étudiant, je m’y retrouve assez.

Voici.

 

 

*   *  *

 

 

Éloigné de l’humain bien plus que ne le sont le végétal ou l’animal, le règne minéral ne fascine pas que les géologues, mais aussi certains poètes : se frayer par les mots un chemin dans la pierre, tenter d’en lire les lignes comme on le ferait d’une écriture, suppose de se confronter à une autre temporalité, à une autre logique, et constitue une expérience radicale qui est au cœur de la poésie de Lorand Gaspar. Pris dans un processus de perte des repères, l’auteur de Sol absolu a construit des textes-balises qui servent d’interface entre le monde et lui, élaborant peu à peu un long poème composite qui mêle avec force, densité et humour des citations en suméro-akkadien, en hébreu ou en arabe, des textes empruntés à des historiens, des ethnologues, des géologues ou des botanistes, des évocations poignantes du paysage désertique et de la vie nomade, des fragments de mythologie…

Voici la page 102 de Sol absolu (Poésie/Gallimard):

 

LE SILEX DU LEVER DU JOUR

ALLUME LES MONTAGNES

DANS LEURS RACINES

 

NOUS FOUILLERONS LES PIERRES CLAIRES

JUSQU’À L’EXTRÊME LIMITE

DE L’OBSCUR

 

Ce fragment est composé de deux tercets écrits en majuscules, dont l’un évoque le lever du jour dans le désert et l’autre la réaction humaine à cet événement, sous la forme de l’annonce d’un projet collectif : « nous fouillerons les pierres claires ». Je propose ici de regarder de plus près et de tendre un peu l’oreille pour comprendre comment un tel texte peut, in fine, parvenir à établir un lien entre le poète et la pierre, entre l’homme et le monde – ce qui reste l’objet ultime de la poésie.

 

*

 

Soulignons d’emblée l’évidence de la première strate de sens qui s’offre au lecteur : le jour se lève sur le désert et il s’agit pour le spectateur anonyme (ce « nous » qui peut aussi bien renvoyer au poète et à des compagnons peut-être archéologues, qu’aux lecteurs ou aux hommes du désert) d’aller fouiller parmi les pierres éclairées par le soleil jusqu’à la tombée de la nuit. Le rythme par deux fois décroissant (8/6/4 puis 8/4/3) et la double antithèse « lever du jour » / « limite de l’obscur » marquent le passage du temps, et les deux octosyllabes qui commencent chaque tercet insistent avec une certaine emphase (on pourrait croire un slogan, une manchette de journal, un appel !) sur le parallélisme entre le spectacle de la nature et la réaction humaine. 

En se référant davantage au contexte géographique et culturel du poème, qui est celui du désert de Judée, on peut cependant entendre des connotations bibliques souvent présentes chez Lorand Gaspar : le mot « racine », étonnant pour des montagnes, ne nous invite-t-il pas à voir dans ce lever du jour une Genèse rejouée ? Ce ne serait plus seulement l’aube, mais une manifestation du sacré, du divin, le présent à valeur générale donnant l’impression que cette scène se répète ainsi depuis toujours. Le poème, écrit en lettres capitales et sans ponctuation comme s’il était gravé sur quelque stèle antique, d’ailleurs en impose. À cela s’ajoute encore le caractère impérieux du « nous fouillerons les pierres claires jusqu’à l’extrême limite de l’obscur », qui accentue l’aspect massif, immuable, du poème : un mot d’ordre est donné, qui prend une dimension générale, symbolique. 

Cette quête symbolique passe cependant avant tout par le langage poétique : au grand feu spectaculaire du lever du soleil dans le désert répond la petite étincelle de la métaphore, le remplacement du mot « soleil » attendu par le mot « silex », qui lui ressemble tant. C’est à partir de cette figure que le poète va se lancer dans l’exploration de la clarté allumée dans les « racines de la montagne » et fouiller les pierres jusqu’à ce qu’il ne reste plus entre ses mains qu’un peu de cendre ou d’encre, ces traces sur la surface claire de la page : du « silex du lever du jour » ne reste finalement que « de l’obscur ». Le réel est devenu verbe. Reste à examiner comment se fait cette réaction, quelles en sont les outils, les phases, et surtout ce que nous révèle ce passage du réel au verbal.

 

Revenons tout d’abord à cet événement initial que constitue le « silex du lever du jour ». « Silex » exprime sans doute mieux que « soleil » la violence de la clarté du désert, mais va surtout contaminer tout le reste du poème : « le silex… allume », après quoi s’entremêlent le minéral et le lumineux, les « pierres claires », jusqu’à l’ « obscur » final, assurant ainsi l’unité des deux tercets.

Cette superposition que permet la métaphore va de pair avec la polysémie de l’expression « l’extrême limite de l’obscur », qui mêle le passage du temps et le travail poétique ; mais elle est surtout relayée par la tension entre le caractère apparemment immuable, permanent et massif que revêt le poème, et l’énergie qui y circule sourdement, comme la vibration d’une source. 

On peut en effet percevoir dans les sonorités mêmes du texte le travail d’une surprenante succession de « l » qui forment comme un cheminement liquide du premier au dernier vers : « LE SILEX DU LEVER DU JOUR ALLUME LES MONTAGNES DANS LEURS RACINES / NOUS FOUILLERONS LES PIERRES CLAIRES JUSQU’À L’EXTRÊME LIMITE DE L’OBSCUR », là où on aurait pu attendre plutôt une succession de dentales ou de fricatives mimant la dureté du terrain. Cette circulation liquide est d’ailleurs rendue plus sonore par le grondement souterrain de nombreuses vélaires (JOUR, LEURS RACINES, LES PIERRES CLAIRES, etc.). Le texte est ainsi la matière dans laquelle peut s’opérer une fusion de tous les éléments : l’air (« claire » et tout le paradigme de la lumière), la terre (« montagne »), le feu (« silex », « allume ») et l’eau (comme élément caché).

 

Ce ruissellement des sons et des sens constitue le « va-et-vient entre les rives opposées » cher à Lorand Gaspar qui permet de passer la faille qui séparait les deux strophes – autant dire, de relier l’homme et le monde…

 

*   *   *

 

Ainsi commentais-je alors – j’ai beaucoup sabré ici dans ce matériau indigeste.

 

Quelque temps plus tard, ce 2 juin 1994, Lorand Gaspar était venu nous rendre visite au Lycée : je me souviens de sa modestie, de sa douceur, mais aussi de la précision de sa parole et de cette impression qui à nouveau m’avait traversé d’être déporté dans un plus vaste espace. 

Plus tard encore et pendant quelques années, après que nous eûmes fondé avec quelques compagnons un « atelier géopoétique du Rhône » qui fut plus tard fermé, rouvert puis dévoyé, je disais, accompagné par la clarinette d’Yvan, ces fragments de Sol absolu qui, aujourd’hui encore, résonnent dans ma tête et me rappellent, avec quelle émotion, non seulement ma jeunesse mais surtout la « douceur noisette du pelage des jeunes chameaux »…

 

Oyez :

 

Sur toutes les pistes où tu menas

tes troupeaux de doutes et d’espoirs

ta main dans la douceur noisette du pelage des jeunes chameaux,

dans les cuves brûlantes qui se souviennent

du ventre de la terre – tu sais

qu’en dehors de ta foulée reprise à l’aube

aux songes d’enclos il n’y avait rien à trouver.

Rien que ce vaste non-lieu

rien que le grand pas sûr de ton égarement.

 

Badia Biddaoui Bédouin

 

HABITANT DE L’ESPACE

 

homme sans attaches

flâneur du mouvement éternel

 

Renoncer à tout ce qui peut lier, entraver la marche,

alourdir la charge des chameaux –

vivre de peu

sans mesure

dans la lumière à fendre l’œil

serrant l’horizon entre les paupières

le camp levé avant l’aube

reprendre sa piste terminable

dans le rayonnement sans terme

la marche 

 

peaux et textures où couve

le bruissement de la divinité

un verre d’eau fraîche

une tasse de café

un œil en amande

Ton œil a marqué de stigmate mon cœur

et voici qu’ils sont de larges fentes pareilles

un coup de lance

sur cette nudité de craie et de chair

le souffle indissécable d’une pulsation

 

être présent à l’abandon à l’absence

parent du silex et du grès

des chemins non tracés

du délitement des aubes

l’ardeur du silence au foyer nocturne

le frémissement d’eau

de la voix du conteur

les yeux brillent de désir

 

PAYSAGE DE GENÈSE ET DE CHUTE DE DÉSIR

 

Théologie du souffle et de la soif

de la lumière qui monte dans les corps

dans les pierres

 

Nous marchons depuis toujours

sur les eaux en songe du monde.

 

Ce contenu a été publié dans Quelques saluts !. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire