Vigie, mai 2013

 

L’APOGÉE DU PRINTEMPS

 

On sent très bien cela, cette ligne de crête, ce dégagement, l’acmé provisoirement offert, l’apogée du printemps.

Il suffit que coïncident quelques paramètres prévisibles, tels que : un après-midi d’oisiveté dans le prolongement des vacances ; l’absence momentanée de ces impérieuses nécessités qui restreignent ordinairement le champ des préoccupations ; le retour du soleil qui met en lumière la neuve feuillaison ; un poste de guet en hauteur, pas encore trop assailli par les moustiques, à l’ombre du grand sapin, tout près des jeunes pommier et cerisier qu’on a plantés il y a deux ans et qui donneront peut-être cette année leurs premiers fruits ; une certaine qualité de lumière, de douceur, de tendresse consentie dans l’air vif et encore frais (car c’est le dernier jour des « Saints de Glace ») ; la compagnie des bêtes, les deux chattes qui furètent dans les hautes herbes, la chienne couchée à mes pieds ; la clameur des clarines, des travaux au loin (un tracteur à l’ouvrage captive Clément) ; les trilles étourdissants d’un merle pas lassé de jouer les virtuoses ; et Clément, trois ans, le renouveau et le vif et le bon et le doux à lui seul, cœur du printemps, petit angelot au cheveu rêche plein de bonté et d’insouciance, Clément qui joue dans l’herbe avec ses engins de chantier (il a fini par délaisser le spectacle du tracteur pour venir près de moi), et dont les gazouillis scandalisés (« n’importe quoi, faudra racheter une autre de voiture comme cela, regarde papa elle est cassée » parce qu’il a trouvé les restes d’un tracteur rouge depuis longtemps abandonné dans le jardin) semblent répondre aux trilles du merle.

On sent dès lors très bien tout ce qui fait l’or du moment — non à la manière d’un lingot, d’une pépite, mais d’un reflet fragile, d’une lueur de plume filant sur le carnet vivant de la mémoire, d’un feu bref.

La courbe du bouleau plié, que l’on coupera au prochain hiver.

Le poirier fleuri adossé à la maison.

Le jardin en miroir dans les yeux de Clément.

Le noisetier du haut, trois fois plus grand qu’avant ce jour où je l’avais coupé.

Le bouleau qui frissonne dans la lumière très douce.

Les hochements de queue du rougequeue mâle juché sur le grillage.

Clément qui joue, assis dans l’herbe, comme jouait son frère ici même à son âge, comme jouent tous les enfants de trois ans qui habitent un jardin, un carré d’herbe, un square.

L’odeur de l’herbe fraîchement coupée.

Le carillon de la maison pour faire sonner l’espace.

13 mai 2013

 

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