Vigie, juillet 2012

 

 

 

 

 LE TRAVAIL, LES TRAVAUX

 

 

1.

La cave (notes d’en bas).

 

J’ai éprouvé une fois un rapport fort avec l’art pariétal préhistorique. C’était pendant que je réalisais une pièce dans l’accès aux caves de l’immeuble que j’habitais…

Max Charvolen

 

 

Tout un long jour à badigeonner de blanc le mur, assez semblable à une gigantesque et tridimensionnelle page, de la cave. Quel soulagement le soir lorsque, remonté sous les combles, on retrouve les dorures, l’encre noire et les deux dimensions du carnet. Quant à considérer ces travaux autrement que comme une nécessaire mais fâcheuse corvée, force est de reconnaître qu’on en est encore loin : ces notes n’y suffisent pas, qui esquissent une assez poussive tentative de rapprochement entre le blanc du mur et celui de la page (encore un peu et l’on voudra voir dans la cave une grotte, et dans le peintre du dimanche un digne descendant des artistes de Lascaux). On recommencera malgré tout dès demain ces travaux, ce travail, qui pose en creux l’épineuse question de l’intégration effective de l’activité poétique dans la vie quotidienne.

 

 

2.

Le faucheux (notes d’en bas).

 

Que le faucheux soit une sorte d’arachnide (à huit pattes) et non un insecte (qui n’en compte que six) n’a rien de si évident, tant ses deux pattes avant qui sont toujours en train de tâtonner ressemblent à des antennes, et tant cet être fragile apparaît fréquemment mutilé. Sur les murs de l’ancienne cave, la blancheur visqueuse envahit ce qui était son domaine. Comme un vieillard tremblant qu’on viendrait déranger jusque dans son hospice ou comme un moine interrompu en pleine prière par l’intrusion des militaires venus le chasser de l’église, le faucheux tend ses pattes-antennes, geste de supplication ou de naïve curiosité (car sa curiosité est sans bornes) en direction du pinceau qui voudrait l’épargner, mais qui laisse derrière lui, sur le champ de bataille du mur repeint, les infimes rayures de ses membres arrachés.

 

 

3.

Le travail (notes d’en-haut)

  

Ne pas dire plus qu’on ne voit

plus qu’on ne sait plus qu’on ne sent

c’est un métier très difficile…

Georges Perros, Une vie ordinaire.

 

Que les moments mornes se dissolvent à jamais dans la présence la plus vive reste décidément un vœu pieux. Aujourd’hui encore la brève satisfaction du travail accompli l’a emporté sur celle, plus ténue et plus dure à tenir, du travail en cours : quelques heures d’absence prosaïque et de gestes mécaniques, puis le point final d’un soulagement passager. 

Suggérer, par l’artifice d’un montage poétique qui fait la part trop belle aux seuls moments saillants, que l’on se tient continûment et en toutes circonstances à hauteur de son existence, peut sans doute contribuer à dégager, comme d’une roche grossière le cristal qui s’y trouve enserré, ce plus vaste espace dont nous n’avons le plus souvent qu’un pressentiment confus et qui est celui de la poésie. Mais cela m’évoque aussi bien ces photographies de vacances qui ne montrent que des paysages ensoleillés et des visages radieux, le photographe ayant pris soin de ne pas sortir son appareil les jours de pluie et de laisser hors-champ son insatisfaction. Est-ce que ce n’est pas finalement un leurre, une supercherie qui conduit à cultiver une sorte d’idéalisme forcé au lieu de chercher à entendre la vérité parfois décevante, mais bien plus nécessaire, de la vie ordinaire ? Que celle-ci puisse être un jour tout à fait épurée des scories égotiques, des défaillances et des crispations de la peur, je ne l’exclus certes pas (sans « y croire » pour autant), mais toute proclamation un peu trop péremptoire à ce sujet me semble relever au mieux d’une posture morale, au pire d’une impatience puérile, d’une surenchère verbeuse, de l’auto-aveuglement ou de la pure et simple hallucination. 

Comme le poème émerge de la prose qui l’entrave ou l’enchâsse, les moments vifs naissent de ces moments morts qu’il ne sert à rien de nier et qui ne sont peut-être pas le tombeau mais le terreau de cette vie plus juste, plus libre, plus « réelle » à laquelle on aspire. (Cette hypothèse, qui tend à récupérer in fine l’irrécupérable gâchis de l’absence ordinaire au profit d’un idéal de présence reste toutefois sujette à caution, car ce qui apparaissait comme les deux pans d’une même ligne de crête appartient peut-être à deux massifs tout à fait distincts entre lesquels on ne saurait passer sans une sorte de bond.)

 

2 juillet 2012

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