Vigie, juin 2017

 

 

 

LE DERNIER BAL

 

Vigiejuin2017dernierbal

 

Comme la plus haute sagesse ou ce que d’aucuns désignent sous le vocable pas très heureux d’ « éveil » (mais il parait qu’il existe, ici ou là et sans qu’on s’en doute, des « éveillés »), l’art peut rester secret, liasses de textes entassés dans la malle de Personne, fresques époustouflantes qu’un fou a gravées avec un soin maniaque à l’intérieur de son placard ou peint sur le plafond bas d’une grotte, poème calligraphié sur la neige ou le sable, châteaux de sable ; il gagne alors en candeur ce qu’il perd en partage − et c’est même une sorte d’idéal que cet art pratiqué sans désir de laisser traces.

(À l’instant où je commence à mettre au propre ces lignes − dans l’intention, donc, de rajouter des traces à mes traces, et c’est dire le degré d’ambiguïté ou d’impureté de tout cela − le soleil qui mêle ses rayons au rideau de l’averse orne de perles éblouissantes les feuilles détrempées du lilas et fait de la toile d’araignée tendue entre les barreaux un chef d’œuvre, que j’admire un moment avant de me décider à en fixer l’image ; mais ce geste de « prendre » une photo – disons, d’emprunter un reflet pour le déposer ailleurs − ne change rien à la beauté.)

L’art peut rester solitaire, et gagne même souvent à le rester, c’est entendu − je me souviens du reste de ma perplexité lorsque, de retour de Guyane, et comme je parlais à Jean Vasca du livre qui devait devenir, sept ans plus tard, L’éloignement, il m’avait dit qu’il n’y avait littérature qu’à partir du moment où il y avait publication : il me semblait que c’était secondaire, que je pouvais m’en passer, et cette idée m’effleure encore parfois aujourd’hui.

Mais pas pour la musique. Même si elle peut servir de compagne à tous les esseulés, offerte au vent ou à Dieu, sifflée sous la douche pour le plaisir, dans le désert pour s’orienter ou dans la forêt la nuit pour se donner du courage, la musique demande plus que toute autre pratique artistique à être partagée. Elle peine à rester confinée entre les murs de la cave, elle cherche toujours à s’échapper. Et puis, savoir jouer d’un instrument est une chance rare qui exige une contrepartie à mon avis non-négociable : le musicien, si on le lui demande, doit jouer ; même si c’est un amateur malhabile ; même s’il est trop jeune ou trop vieux ; même s’il ne veut pas, même s’il a peur, même s’il tremble, même s’il se trompe. Position de principe.

En juin on joue. En plein air, entre deux averses, sous un soleil de plomb, avec ou sans sono, on joue. Les partitions tiennent ou s’envolent, on ne s’amuse pas forcément, mais on joue. La semaine dernière, c’était au Pic de l’Huile en plein air, puis dans la grande église d’Arvillard devant laquelle je passais depuis dix ans sans jamais y avoir pénétré ; et l’audition d’aujourd’hui a lieu, c’est pour moi une première, à l’EHPAD de la Rochette : j’ai joué les années précédentes au « foyer logement » qui accueille des personnes âgées indépendantes − et c’était chaque fois une ambiance bon enfant, des palabres, une écoute assez intermittente qui rassure – mais jamais en milieu médicalisé.

D’abord, je reste saisi devant ce cercle muet de fauteuils roulants et de visages usés jusqu’à la trame. « Pourquoi est-ce qu’on nous a mis là ? » interroge à voix chevrotante une très vieille dame, à qui une autre répond que « c’est pour la musique », parce que « les petits vont jouer de la musique ». Au premier rang une dame au regard pétillant s’enthousiasme, interpelle, clame son amour de la musique et réclame des danseurs ; me frappe son absence d’amertume et le fait qu’elle semble vivre ce moment avec une joie sans ombre.

Au premier rang voici aussi M. Forez, le papa de Daniel qui, lui, est venu jouer du clavier et du sax à toutes les fêtes de notre village et avec qui j’ai sympathisé. M. Forez était, est encore, accordéoniste (c’est naturellement le soir des accordéons). Il est atteint depuis quelque temps de la maladie d’Alzheimer, mais joue encore : cela, il n’a pas oublié. Je le vois bien présent, attentif, puis parfois s’absentant. On se regarde en miroir, entre accordéonistes, d’un côté et de l’autre de cette frontière invisible tracée par l’âge et la maladie.

Le bal des têtes commence. Je n’ai pas le courage de jouer seul « Oblivion » et m’appuie une fois encore sur Léo – ce qui me permet de lâcher discrètement les basses en cas de panique ; puis Léo enchaîne avec sa virtuose « Danza ». Je pourrais me retirer dans la petite pièce attenante où l’on nous a aimablement servi un goûter, mais je reste là à écouter les trompettes, les amis du soufflet, puis Diego (le professeur de saxophone avec qui Clément et moi commencerons les cours à la rentrée) et le petit Simon (qui a grandi depuis cette première audition, il y a trois ans, en même temps que celle de Léo au Pontet, qui m’avait donné l’envie de faire du saxophone) ; je reste là, surtout, à regarder les visages.

Ce monsieur maigre, encore élégant, pommettes saillantes, joues creusées, teint gris mais regard vif, me fait penser à Jaccottet − non que tous les vieillards se ressemblent mais parce qu’il garde en lui quelque chose d’intense, et aussi parce que je peux assez facilement me projeter dans son image (me voici donc tel que plus tard…). Cet autre me rappelle Alain, en plus vieux, et cette autre ma mère telle qu’elle aurait pu être si elle avait pu vieillir (et j’aurais bien aimé). Au fond de la salle, assise près de la baie vitrée, je reconnais l’institutrice qui occupait la même chambre que ma grand-mère à Courtais, qui était si gentille, si seule, qui est morte la première, et à qui un jour Nathalie, si tout va pour le mieux, ressemblera sans doute ; et puis côté porte, la voisine de la rue Parmentier qui avait montré son piano à l’enfant que j’étais et qui est morte il y a trente ans.

Chez certains le plaisir est visible, et l’on se dit que ce n’est pas un cauchemar que d’être là, que d’être vieux, pas l’enfer, non, que tout est si ouaté et les gens avenants, comme dans une enfance sans parents, certes, mais pas si terrible ; d’autres cependant portent ce masque de cire que je reconnais bien, et fixent le vide avec un air furieux ou hagard ; d’autres, encore, se sont assoupis.

Le dernier bal passe vite. À présent il fait nuit sur la toile qui ne capture plus que des papillons nocturnes. La chaleur a laissé place à un temps maussade, froid, fatigué : un temps de juillet.

 

29 juin 2017

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

  

Ce contenu a été publié dans 2017. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.