Pariétales

Lettre ouverte aux quatre vents

 

 

 Je ne parle qu’à toi, mon absente, ma terre.

Philippe Jaccottet

 

 Je reconnais les morts à leurs voix…

Ossip Mandelstam

 

 

Un vent tiède gronde dans la Vallée. Un bon vent de printemps qui, s’engouffrant par le sud et traversant d’ouest en est, fouette les feuilles, arrache les fleurs, frappe les crêts du Cucheron et se retourne sur le hameau en enfantant d’autres vents qui font siffler les failles et trembler les fenêtres. Puis tout s’apaise. Tout pèse. Enfant têtu, je tente de relancer dans l’air épais le cerf-volant d’un soliloque.

Comme Jean Follain je parle seul,  repris par un rêve de paroles allégées, rabotées, effilées, mouvantes, évidées : paroles anonymes du vent de Jean-Pierre Abraham, poèmes tout troués d’airs de Philippe Jaccottet ; paroles jetées au vent des routes pour apprendre à se perdre, comme Nicolas Bouvier, ou à se réorienter comme Bruce Chatwin suivant le chant des pistes ou comme le long poème que nous chantait Ali de sa belle voix cuivrée sur les pistes du Grand Erg ; paroles creuses et sonores comme un fémur offert au molosse du monde pour au moins l’amadouer ; mélopées aériennes censées nous élever, nous délivrer, nous rassurer, nous consoler peut-être ; paroles pour personne, ou pour toi.

Le Vingt-Avril de l’année deux-mille-quinze on a dispersé tes cendres au pied des deux vieux châtaigniers qui forment, au-dessus de la maison, un grand portique ouvert sur la Vallée. Pour rejoindre le champ aux coulemelles et le bois aux girolles on passe toujours par là. On remonte la cluse où les cerfs viennent se réfugier en période de chasse (l’un d’eux est mort ici, dont le squelette sans tête achève de pourrir sous les feuilles) ; on glisse sur les bogues, on se raccroche aux racines, on se hisse entre les noisetiers, les ronces, les jeunes fougères : voilà, on y est. C’est un bel endroit pour passer, ou pour s’adosser un moment et regarder passer. On jette chaque fois un œil vers le grand trou charbonneux que la foudre a creusé à l’intérieur de l’un des arbres, gîte de la martre et rêve de grotte, puis on pose rituellement la main sur l’écorce. La voie est libre.

Il semble que l’émergence d’une humanité pleinement consciente d’elle-même − c’est-à-dire consciente du temps, de sa séparation d’avec l’animal, et considérant de loin, bientôt de haut, le monde environnant − ait coïncidé avec la mise en place de rites funéraires plus ou moins sophistiqués auxquels l’art des origines, avec ses offrandes de colliers, ses alignements de crânes, son cinéma aux flambeaux, ses sonates pour lithophones, stalactites et flûtes d’os, ses lamento caverneux, ses leçons de ténèbres troglodytiques, ses requiem rupestres, était sans doute associé : ainsi avons-nous été, ce soir-là, profondément, archaïquement humains.

Nous avons pris place sur le sol instable avec les pupitres, la guitare, les accordéons noirs et nos ombres qui s’allongeaient. Nous avons posé dans ce qui restait de lumière un grand portrait de toi et l’urne remplie de tes cendres, puis allumé tant bien que mal un bâtonnet d’encens. Nous avons joué pour toi le Boggie des bogues, la Chaconne des châtaigniers et puis (c’était un peu tard, un peu tôt) le si terrible Temps des cerises « tombant sous la feuille en gouttes de sang ». Nous avons joué pour toi qui, a protesté l’enfant, pourtant « n’existes plus » − autant dire pour nous seuls, pour personne, pour le vent qui a dispersé tes cendres, pour la terre qui les a recueillies.

Deux ans plus tard je griffonne cette lettre dont je souffle les mots en direction des châtaigniers.

Qu’un peu de toi soit demeuré là-bas, bien sûr, je n’y crois guère ; mais c’est assez pratique et un peu vrai, en un sens, car depuis que tu n’es plus là tout semble me faire signe presque continûment. C’est épuisant, c’est affligeant, c’est exaltant parfois. Même seul, je peux me dire – je ne suis pas tout à fait dupe de cette illusion-là – que tu es là et que je te parle.

Tu n’étais qu’une personne, ma mère, avec ton rire, ta voix sonore, ta voix inquiète, et déjà si généreuse de ton vivant ; te voici devenue personne, terre et humus, vent dans les arbres, nuage, anonyme et plus généreuse encore – autrement généreuse. On peut parler au monde à travers ton absence. (J’aimais mieux te parler toutefois et, à tout prendre – qu’on fasse tourner la table, qu’on me donne un medium ou l’email d’un bon chamane − je préfèrerais avoir de toi de vraies nouvelles fraîches et pouvoir te dire plus clairement qu’en ces lignes à quel point je continue à t’attendre, à t’entendre, refusant avec obstination d’avancer si peu que ce soit sur le chemin de l’oubli et frappé d’une indépassable stupeur devant l’incongruité de ta mort, le mystère de nos vies.)

Écrire, c’est façon de rejouer cette cérémonie des cendres, façon de faire avec ton silence.

Depuis que tu n’es plus là on peut se dire, disais-je, que même seul on parle à quelqu’un, mais l’inverse est plus cruellement vrai : même quand il y a quelqu’un on sent que l’on est seul. On parle sans écho. Le son est mat, comme absorbé par l’air, comme emporté par ce vent qu’on entend rarement aussi fort qu’aujourd’hui dans notre Vallée d’ordinaire assez bien protégée, mais qui t’obsédait autrefois, du temps de ta jeunesse camarguaise, et que tu détestais.

« Je n’aime pas le vent ! Je n’aime pas le vent ! » répétait l’enfant à la pointe San Lorenzo, à Madère, cependant que toi tu avançais en riant, en pestant, tes vrais cheveux au vent.

La nuit le vent tournait tout autour du vieux mas, soufflait à faire peur, se calmait au matin. On partait deviser le long du chemin clair qui menait à l’étang. On s’étonnait de l’air salé, de la lumière d’avril et de l’heure qui tournait à l’horloge solaire. Tu parlais peu de toi, très peu de ton enfance : tu parlais de livres et de chansons, de tout cela qui avait réussi à transformer en femme aimante la fillette sans amour, en femme heureuse celle qui chaque soir à l’internat étouffait ses sanglots, en femme riche de mots et de musiques la gosse de pauvres, la fille de taiseux. Tu te demandais ce qui pouvait pousser quelqu’un à écrire, à chanter, à consacrer l’essentiel de sa vie à des activités aussi déraisonnables et pourtant tellement vitales.

Ce n’était pas la peine de te dire à quel point écrire était ma manière d’être fidèle à ton histoire et de la prolonger, ainsi que je le faisais déjà lorsque, enfant curieux, je fouillais les trésors de la discothèque familiale pour extraire un à un de leurs gangues de carton fatigué les disques que tu avais écoutés, disques parfois oubliés, rayés, précieux, brillants et poussiéreux, sur lesquels je posais en tremblant le diamant qui, passé le premier craquement, parcourrait en vibrant pour moi seul les sillons noirs de « Paris Mai », « Marieke », « Nantes », « Avec le temps », « Paroisse » ou ce « Manège » rescapé du naufrage qui n’en finirait plus de tourner en grésillant sur le phono de nos mémoires…

Plus de mots, plus de musique, plus de grésillements. On se taisait. On s’asseyait sur la terrasse pendant que les enfants jouaient. On écoutait leurs rires ; le bruit d’un tracteur ; la brise dans les platanes ; les bourrasques, les meuglements. Dans le pré d’à côté le poulain se serrait contre sa mère, et j’écrivais L’éloignement.

Les voix des livres sont désormais comme la tienne, voix voilées, voix des morts et des disques, voix étranges plus reliées à aucune gorge, vibrations sans cordes, sans instrument. Tu as commencé à partir vraiment quand ta voix s’est cassée. Au téléphone je te parlais − chaque mot prononcé crissait comme la plume sur la page, ou sous les dents le sable − je te parlais, et tu parlais, mais ce n’était plus tout à fait toi, et l’on se sentait pris de vertige devant cet éloignement-là ; ainsi aussi de l’écho qui aujourd’hui encore nous parvient de la voix éraillée, comme dédoublée en une polyphonie tremblante, du très vieux et très cher poète parvenu bientôt au bout de son effacement, « démuni, réduit au silence » mais « ne s’en affligeant ni ne s’en réjouissant » – notre voix à tous, tôt ou tard.

Tu me manques, dérobée, silencieuse, comme manque la terre depuis que l’homme chut.

Le vent souffle de plus belle, secoue les premières fleurs des lilas, le poirier, les pommiers, et dépose sur le chambranle de la petite fenêtre de la Cave où j’écris quelques confettis blancs. Me reviennent aussitôt les images de ces jours si parfaitement heureux aux  Eyzies, en Dordogne – le « temps des fleurs » : au pied du cerisier la table couverte de pétales, l’odeur des buis, le thé fumant, le vol des faucons pèlerins au-dessus des falaises calcaires, le goût de s’enfoncer dans le giron de l’origine, les eaux lisses et vertes de la Vézère, la haute église de Brantôme et nos chemins, nos jardins, cet Éden, ces fêtes printanières dont on sentait qu’on n’aurait pas le temps de se lasser – que l’éternité même n’aurait pas suffi, d’ailleurs, pour qu’on se lasse.

Tu me manques comme manquait la terre.

Le vent mugit de plus belle, la lumière cogne à la fenêtre et naturellement, à cause du silence, de la fatigue, du thé trop fort et de la fièvre qui monte de t’écrire ainsi comme si c’était possible, je ne peux pas m’empêcher d’y voir un semblant de réponse, le dernier signe d’adieu d’une main sans corps, de l’hiver trop rapide, du printemps sans visage, ou un signe de toi.

« L’adieu » serait « un signe », comme l’écrit joliment Joël Vernet ?

Je rassemble les signes, les traces. Je ressasse, je relis, je fredonne, je récite :

« Où êtes-vous ma nomade, où êtes-vous à présent ? Avec votre âme nomade, vous voyagez dans le temps… »

« Je te parle durement, ma mère : je parle durement aux morts parce qu’il faut leur parler dur, (…) les deux mains en porte-voix et sur un ton courroucé, pour dominer le silence assourdissant qui voudrait nous séparer, nous les morts et les vivants. »

« Où êtes-vous, mère ? Chantez !… – Je m’efface ainsi comme une onde… » 

et tant d’autres. Je dresse dans un carnet l’inventaire de ces chansons, de ces poèmes adressés aux absents comme on le fait dans les discours funèbres ou quand on écrit une lettre, en sachant simplement cette fois, mais comment y croire, que le destinataire ne nous entendra et ne nous lira plus.

On s’illusionne à bon compte, sans doute, comme l’enfant qui fait parler ses jouets ; et mettre les mains en porte-voix, hausser le ton ou murmurer, au bout du compte ne change pas grand-chose.

Pire : on finit par ne plus vouloir prêter oreille qu’à la voix des fantômes, au détriment des vivants décevants ; on ne veut plus entendre que le vent, rien que du vent.

Mieux vaudrait, dans ce cas, ne plus écrire, ne plus t’écrire, faire mine de t’oublier.

 Je sens néanmoins que ce printemps qui point, qui me poigne, me parle, me fait parler plus ardemment parce qu’il est nimbé du souvenir de toi, du souvenir de ces autres printemps où il était encore possible de parler pour de bon, de te parler – et ce sentiment-là, si douloureux, si dangereux soit-il, permet de renouer avec la terre lointaine, la lumière distante, le monde de moins en moins muet, un lien ténu, têtu, solide comme soie d’araignée et absolument réel puisque tressé d’absence.

(Les châtaigniers ainsi, d’avoir été creusés par la foudre, sont à la fois plus fragiles et plus solides.)

Écrire aux quatre vents, c’est alors repousser la tentation de se biffer trop tôt et transformer en appel d’air ton absence pour que ça s’ouvre, pour que ça souffle encore comme le soufflet de l’accordéon dont l’enfant vient de s’emparer près de moi (il a senti, je crois, que j’avais besoin d’aide et il vient m’épauler) pour rejouer cette Chaconne en fa mineur de Pachelbel que je t’ai jouée si souvent sans que tu puisses l’entendre, et qui nous reliera aussi lui et moi, lorsqu’on aura dispersé mes propres cendres.

Tu me manques, comme la terre nous manque.

Autrefois, comme bien d’autres, après bien d’autres, j’ai rêvé d’ouvrir l’art aux quatre vents, rêvé de rouvrir notre littérature au monde, c’est-à-dire de me servir de la littérature (qui, au fond, ne m’importait pas tant que ça) pour moi-même toucher terre. La littérature étouffait, m’étouffait. J’avais passé tant de temps enfermé dans des cellules à lire tant de pages sans rafales, sans forêts, sans rus, sans rides, sans terre, sans air, sans lumière, enchâssées dans leur propre espace et à l’abri du temps.

Enfant fugueur, adolescent assoiffé de la permanence des mots plus que de cette vie trop mouvante, jeune homme flottant sans contacts dans les limbes des rêves et des livres, j’aurais pu me satisfaire de cette fuite si ne l’avaient troublé, de loin en loin, les appels, les bourrasques, les battements sourds d’une réalité plus vaste.

Un jour un coup de vent a balayé la Rue des Émeraudes, à Lyon, et j’ai connu l’extase.

J’ai quitté la ville. J’ai marché. J’ai suivi des fleuves, arpenté des îles, des alpages, des forêts. Marché, roulé, volé, navigué, beaucoup tourné en rond. Je me suis tu, me suis perdu, perdu les mots et le chemin – mais jamais cette envie de renaître à la terre ; la réalité nue m’attendait de l’autre côté des crêtes.

J’ai marché. J’ai écrit sur le sable, sur des pierres, sur la neige, j’ai prononcé dans l’air des sons ouverts − des mots comme, aujourd’hui : pierre, air, neige, lettre ouverte, l’être ouvert.

Pour « retrouver un espace dégagé où l’on se sente libre » je suis allé au fond des grottes, où j’ai lu des signes qui me disaient que j’y étais, que je brûlais, que c’était bien par là qu’il me fallait passer. J’ai subi des épreuves, en ai rêvées certaines, en ai ratées beaucoup. J’ai psalmodié des mantras dans des temples dorés, dressé des autels, soufflé dans des conques blanches, puis soufflé en silence. J’ai sué sept années sang et eau dans la grande forêt, j’ai eu peur en voyage, j’ai eu peur dans la nuit (d’autres ont connu bien pire, je sais). Dans des refuges qui ne protégeaient de rien j’ai mêlé mes stridulations lamentables au grand grillon du monde et, mouton apeuré par l’orage, j’ai bêlé peut-être, hélé sûrement – je t’ai hélée, vieille terre, sans rien entendre en retour que l’écho de ma voix !

Tu me manques, comme manquait la terre.

« Méfie-toi des prophètes, prête attention à ce qui t’est proche, mais n’ignore pas non plus le lointain », écrit Joël Vernet dans sa propre Lettre ouverte.

 

J’étais très jeune, très naïf, très impatient et toujours tenté de hausser le ton pour forcer le passage, te forcer à répondre. Inspiré autant qu’abusé par tel petit maître hautain qui jouait les chamanes en se moquant du monde, j’ai pensé (je n’avais pour excuses que ma jeunesse, ma fébrilité et l’urgence indéniable de notre commune situation) qu’il fallait, pour t’atteindre, refuser la faiblesse, se détourner du temps au profit de l’espace, tenir courte la bride des émotions, railler l’intime, rayer l’humain sur la page et devenir arbre, montagne, pierre ou nuage : fiction que tout cela, et rideau de fumée pour cacher quelle peur ? La réalité n’en était qu’un peu plus occultée et le monde, incertain.

« Qu’on me le montre, celui qui aurait conquis la certitude et qui rayonnerait à partir de là dans la paix comme une montagne qui s’éteint la dernière et ne frémit jamais sous la pesée de la nuit ! » ironisait amèrement Philippe Jaccottet qui m’avait tant touché, qui devait tant le faire plus tard à nouveau, mais dont m’exaspéraient alors les repentirs, les incises, les tergiversations, les timidités, l’honnêteté enfin qui lui interdisait de taire cette faiblesse dont je ne voulais pas entendre qu’elle est notre plus sûre alliée.

Tu me manques, comme me manque moins la terre.

Je me méfiais néanmoins de cette propension qu’ont certains poètes à nier les « moments nuls » de leur vie, ainsi que s’en vantait Breton, ou, à l’instar de Saint-John Perse, à transformer coûte que coûte en épiphanie verbale un moment mal vécu : cela peut être encourageant, permettre de croire réalisé son rêve et, partant, de continuer plus vaillamment en direction de son étoile ; le mensonge même peut être une stratégie pour franchir ou contourner certains obstacles, comme on dit que feindre la vertu peut parfois y conduire − mais cela risque aussi, si l’on n’y prend pas garde, de créer entre la vie et l’œuvre un fâcheux décalage.

À gommer cent fois sur la page le pronom « je » on n’en est pas plus transparent, et c’est même une vulgaire contrefaçon lorsque le travail poétique ne s’accompagne pas d’un véritable progrès spirituel − si l’on n’en devient pas alors, dans la vie ordinaire et les relations que l’on entretient avec tout un chacun, plus humble, plus simple, plus souple, plus ferme, plus fragile, plus léger, plus clair, plus éclairant, plus généreux (et je suis loin du compte…): « Pour celui qui à tout instant vit son art, ce qu’il ressent en son esprit se confond avec les objets concrets pour déterminer la forme du verset (lisais-je naguère dans Le haïkaï selon Bashô). Si l’esprit par contre n’est pas épuré, l’on recherchera une perfection formelle dans l’agencement des mots. Cela n’est autre que la vulgarité d’un esprit qui ne s’efforce pas à atteindre la vérité. »

Dans cette quête de vérité, l’écriture ne fut pourtant pas un obstacle mais une amie exigeante qui m’obligeait à voir, au dehors ce qui m’appelait, au-dedans ce qui m’entravait, ce qui restait opaque, ma propre incapacité à voir, toutes résistances que je ne cherchais pas à cacher mais que la mise à distance et le travail sur les mots me permettaient d’appréhender avec un certain fatalisme pas nécessairement triste.

Face à la parole poétique aucun dogme ne tient, ne doit tenir. Les mots écrits dans un poème, c’est-à-dire pensés, pesés, agencés, déplacés au gré des rapprochements sémantiques, rythmiques et sonores, sont un miroir renvoyant du monde et de soi une image potentiellement plus vraie que ce que l’on croit et que ce que l’on dit lorsque l’on n’écrit pas.

Écrire, écrire honnêtement, à hauteur d’homme – à la hauteur d’un homme en marche vers la montagne ou, tout au moins, conscient d’elle – a été la lampe grâce à laquelle j’ai continué à avancer dans la nuit, jusqu’à atteindre enfin cette Vallée, mon havre provisoire.

Ici j’ai touché terre. Ici, mieux ancré dans l’espace, dérivant dans le temps, j’ai regardé passer les saisons et grandir mes enfants. Ici j’ai appris, j’apprends, bon an mal an, à « faire un peu de musique avec cette vie unique » ; et si l’apprentissage ne date pas d’ici ni d’aujourd’hui il faut encore que je te dise que la meilleure et plus cruelle dispensatrice en fut, en est désormais, ton impensable absence.

Tu me manques, comme ne me manque plus la terre.

À présent j’ouvre la fenêtre. Derrière les barreaux bougent les fleurs mauves, les fleurs blanches des lilas qui ne sont, à cause de l’altitude, qu’au tout de début de leur floraison, cependant que plus haut se défont les dernières broderies du vieux poirier et la « traîne de satin blanc des fleurs rougissantes » des pommiers bientôt en fin de floraison − et l’image proustienne non seulement ramène les fleurs à la littérature mais surtout procure une brève, intense et ancienne sensation de rêve normand qui creuse le temps, agrandit le réel.

Plus loin à contre-jour brillent les pompons jaunes de la corète et le rouge vif des cognassiers du Japon que nous avions plantés ensemble aux premiers temps de notre installation, boutures de ce jardin ensauvagé dont tu disais qu’il était, parmi les choses de ta maison, la seule que tu regretterais. Feuilles pâlottes, pubescentes, sans ornements, le cognassier commun planté, lui, dans les larmes, la veille de ta mort, ne fleurira qu’en mai (on cueillera en octobre ses belles pommes d’or) ; les merles et les fauvettes l’ignorent au profit du jeune prunier qui, passé vite de sa fête de fleurs à une fête de feuilles, leur sert de gîte et dont ils aiment tant les fruits précoces et juteux qu’ils semblent, par leurs chants, les réclamer.

Le printemps chante et fait chanter, pas si triste, pas si gai.

J’ai aujourd’hui ce dont j’avais rêvé : même sans voyager, même troglodyte embusqué dans ma Cave-caverne, le monde me parle, nimbé de ton absence.

Bien sûr la chanson qu’il me chante n’est pas douce : c’est le gémissement du vent qu’on entend depuis ce sous-sol pas moins exposé que le sommet d’une montagne. Ça siffle sans cesse, en moins flûté que la fauvette, en plus moqueur que le merle ; cela tient éveillé même dans le sommeil, comme les cris de l’effraie ou comme l’appel de la hulotte qui, la nuit dernière, a réveillé l’enfant ; ça siffle, ça martèle les secondes comme des coups de bec, ça fait battre et grincer ce volet du réel « que l’on entend toujours depuis la haute enfance » ; mais il y a dans l’accueil de cette réalité-là un profond soulagement. C’est l’œil du cyclone dans lequel on peut se détendre (car le monde alentour reste, en ces temps plus que jamais troublés, un cyclone), une belle place pour savourer le calme autant que le mouvement, une belle place pour dire et redire nos faiblesses, notre stupeur − et qu’on n’y comprend rien mais que ce n’est pas si grave.

Ce que ni les livres, ni l’éloignement géographique, ni le silence des monastères, ni même finalement les grottes n’ont donné, ta disparition l’a offert, précieux cadeau d’adieu : il suffisait d’être patient, d’être confiant.

Je crois aujourd’hui que c’est la conscience exacerbée du temps qui, alliée à un sens de l’espace et à une attention aux formes du monde, permet de donner à l’existence plus de souplesse et d’ampleur, balayant au passage les stratégies les plus futiles, les plus grossières ou les plus violentes par lesquelles s’exprime d’ordinaire notre refus de la réalité – refus ô combien dramatique quand, à l’échelle de l’individu, il mène le pauvre fou insomniaque, égaré, endeuillé, à retourner l’arme contre lui ; refus tragique enfin quand, à l’échelle de notre humanité, il aboutit aux replis, à la haine, au meurtre, aux guerres, à la destruction de la Terre.

Confiance en l’espace et attention au temps, confiance au temps, attention à l’espace : ce serait mon viatique – à reformuler sans cesse toutefois, sous peine qu’il ne se transforme en slogan.

Accueille la faiblesse et tutoie ce Malheur dont Michaux, dans l’un de ses plus beaux poèmes-talismans, dit qu’il est sa « vraie mère », sa « cave d’or ».

« Les vivants ferment les yeux des morts, les morts ouvrent les yeux des vivants » ? Je n’aime pas les dictons mais c’est quand même vrai que je vois un peu mieux.

Quatre vents soufflent sur cette lettre ouverte : le vent froid de la mort, le vent doux des paroles, le vent chaud du printemps qui avance, le vent de ton absence qui redescend de la montagne et berce la maison.

Cette lettre achevée (car, ne pouvant plus rien te souhaiter je n’ai rien de plus aujourd’hui à écrire), je quitte la Cave, traverse le jardin et monte jusqu’au portique aux deux grands châtaigniers.

Le soir tombe. Parce qu’ils n’ont pas encore leurs feuillages les deux arbres ne tremblent pas : seuls les arbrisseaux, les noisetiers, les bouleaux bien en feuilles et les jeunes fougères tremblent à leurs pieds ; leurs rameaux noirs, cependant, comme deux mains se frôlent, se rejoignent et dessinent une arche dans le ciel.

Nous sommes le Vingt-Avril. D’ici, je te lis à voix haute ces mots que le vent couvre, que le vent déporte, et que quelqu’un entend peut-être, qui sait, là-haut, depuis les crêtes…

 

La Table, 20 avril 2017 / 20 avril 2021

 

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