Vigie, septembre 2021

 

 

 

L’abade pour de bon

 

 

Vigiesept21 9

 

 

C’est une fin de matinée d’un lundi d’automne ordinaire où le portail grince, où la laisse vibre et cliquette, où les bottes martèlent la route avec un bon bruit apaisant. Lumière voilée, très douce. Un pivert lance son rire fracassant. En lisière on entend bourdonner les abeilles. Brise dans les feuilles, paroles du monde arrêtées, tumulte de pensées éparses dans la tête. Ne pas aller trop vite. Prendre le temps de la flânerie malgré l’horloge qui contraint, malgré surtout ces pensées qui imposent leur mécanique à tes pas, à tes pattes, mon pauvre chien, toi qui n’as nullement envie de faire au pas de course l’escapade quotidienne mais qui voudrais tout sentir et tout voir, qui voudrais tellement bondir pour de bon à l’abade hors du sentier aimé mais limité que nous suivons tous deux, et courir après le chevreuil qu’on a vu détaler, creuser dans le sous-bois un terrier de blaireau, mordre la mousse pendant une heure ou deux, grimper dans la montagne jusqu’à l’épuisement.

Au moins, je ralentis et je m’oblige à regarder lorsque mon chien a rencontré l’odeur de ses rêves ou un trou de renard – et c’est alors que lui-même accélère. On passe très vite au-dessus du chantier où les ouvriers font la pause. Après le pont les impatientes patientent, et quand on heurte leurs fleurs trempées elles émettent un curieux claquement, comme d’une plante carnivore refermant sa mâchoire sur les élytres vibrants d’un criquet. Puis les pensées se reforment, occultant cinquante mètres de sentier. Une odeur de jasmin et de mûres les arrête et m’arrête. Les mûres, et ce piquant des feuilles en décomposition, je comprends – mais qu’est-ce qui peut sentir ainsi le jasmin ? Je cherche en vain, l’odeur s’est évanouie. Je poursuis mon chemin en fermant les paupières, ce qui m’oblige à marcher prudemment en restant attentif à la tension de la laisse qui me guide (un aveugle qui se fierait à Rimski aurait toutes les chances de finir dans le Gelon ou les ronces). Je retrouve plus loin cette odeur qui m’évoque certains soirs sur la terrasse de la Chaumière en Guyane, près du grand jasmin blanc. Je pense que l’humidité du sous-bois y est pour quelque chose… Quand je rouvre les yeux, me voici nez à nez avec une grande toile d’araignée impeccablement tissée qui brille au soleil. Je salue la perfection de l’ouvrage. Feuilles et mûres. Impatientes et girolles. Ah, si je connaissais un moyen d’emporter et de diffuser dans mon bureau pareille odeur, je consacrerais volontiers à cette tâche un peu du temps que je n’ai pas ! Rimski cependant bondit au milieu des ronces – pour attraper quoi, une bête ou l’odeur de nos rêves ? Dédaignant le petit pont de Garbot on traverse tous deux à guet, par décision de Rimski, ce que mes grandes bottes me permettent encore de faire – mais il en sera autrement cet hiver. Rimski choisit aussi sans hésiter de faire la longue boucle, ce que je n’ose lui refuser. Pour voir ce qui se trame sur l’autre rive par-delà la muraille des ronces, il se dresse sur ses pattes arrière avec une souplesse qui m’étonne. Sans doute la véritable abade se trouve-t-elle là-bas en face, on imagine à peine…

 

 

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