Vigie, novembre 2021

 

 

 

La mort en novembre

 

 

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Je marche à travers la bruine et le brouillard que traversent des vols d’oiseaux noirs (par un temps pareils tous les oiseaux sont noirs et tous semblent égarés).

Depuis le radiateur de la cuisine sur lequel elle est installée à demeure, la chatte Onça me regarde partir. Elle ne sait pas, mais je sais trop, que c’est l’avant-dernier jour de sa vie. Demain soir je l’emmènerai chez le vétérinaire, avant que la septicémie ne provoque une mort douloureuse. La tumeur cancéreuse ronge toute sa mâchoire infectée. L’odeur est effroyable.

La vie et la mort de nos bêtes rythment nos propres vies  sur un tempo seulement plus rapide. La disparition programmée de ma dernière bête de Guyane est un nouveau coup de canif sur le tronc mort du temps. Je revois la petite chatte blessée que Nathalie avait ramenée de la cité Bonhomme, à Cayenne, lui évitant in extremis de finir lapidée ; je la revois attrapant gaillardement la chienne par les bajoues, sur le balcon en bois, à Rémire, dans une atmosphère saturée de moiteur et de cris d’insectes ; je la revois ensuite prenant la place des chats à la gamelle ou sautant de branche en branche comme un singe au-dessus du hamac où je lisais La chanson de Roland… Des pans entiers du passé défilent dans mon brouillard, comme lorsque j’étais arrivé au chalet de La Giettaz juste après la mort de la chatte de mon enfance (c’était de fait le principal motif, jamais dévoilé pour garder à ces pages leur universalité plus que par peur du ridicule, du grand désarroi funèbre évoqué au début du Grillon de l’automne).

À mesure que je m’éloigne c’est toute la maison qui s’efface, happée par le brouillard.

Il n’y a plus de vaches, semble-t-il, dans le grand champ. On les a peut-être déplacée à cause du froid, ou bien menées à l’abattoir, ou alors c’est seulement le brouillard si dense qui les a dévorées : on n’y voit pas à vingt mètres et elles sont toutes blanches. (Après un examen plus attentif, il s’avère que cette dernière raison est la bonne : je distingue leurs lourdes silhouettes allongées sous les arbres.)

Balade machinale, même les feuilles des chênes semblent couvertes de cendres, et le ciel aussi est en cendres, et le bout du chemin. Mon petit hêtre de l’orée, par contre, paraît revigoré : ce n’est pas lui qui a changé, ses feuilles sont toujours d’un ocre sans éclat, mais ce sont tous les arbres alentour qui ont perdu les leurs si bien qu’à nouveau, comme en ce jour de givre où j’avais remarqué son jeune feuillage tout vert, on ne voit plus que lui.

Ai-je déjà évoqué ailleurs que dans des pages perdues ce tronc cassé verticalement qui, suivant l’éclairage, semble la dent de la forêt enfoncée dans la terre ou la mâchoire d’un énorme requin blanc ? Ainsi pris dans le brouillard, on dirait le vestige inquiétant d’une civilisation disparue – à ses pieds on devait procéder à des sacrifices animaux ou humains…

Champignons blancs pourrissant dans les ornières noires. Tapis de feuilles acajou. Fracas du torrent. Il n’y a plus de sang sur le pont du Gelon, la pluie a effacé les traces du crime.

Ce que je voudrais voir briller maintenant dans cette pénombre affligeante, c’est, comme quand j’étais enfant, la flamme d’une salamandre. Bien sûr, je n’en vois pas. Je remarque seulement que le sol est jonché de lichens blancs comme des coraux morts. 

 

22/11/21

 

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