Vigie, octobre 2022

 

Les courants du temps long

 

 

Comme ils m’impressionnent, ces longs courants invisibles qui poursuivent sous les vaguelettes de la surface leur voyage patient. C’est le temps long de tout ce qui détruit, de tout ce qui construit. C’est la dérive des continents, le frottement interminable des plaques qui finit par créer des montagnes. Ce sont les siècles de sommeil qui préparent l’explosion du volcan, le déluge, la grande catastrophe…  À l’échelle des pays, ce sont tous ces signes dont on sait après coup qu’ils annonçaient l’effondrement économique, la guerre, la bombe, le barrage qui éclate, l’hiver effroyable, les cohortes de déportés, les charniers. À toute petite échelle, c’est la grande fatigue qui s’est installée doucement, précédant le diagnostic de la maladie, ou cet autre lent processus tortueux qui conduit à la libération.

Quand chaque matin je reprends mon accordéon, je soigne mon temps long. De jour en jour, de mois en mois, s’élabore sous mes doigts la Suite n°6 de Solotarev. Ce matin, j’ai réussi à en jouer entièrement, en tâtonnant beaucoup sur la fin, le quatrième mouvement, et je me dis que si ce cheminement n’est interrompu par aucun autre, viendra un jour où je pourrai jouer en les enchaînant les cinq mouvements : je me filmerai, alors, en faisant précéder le tout d’un commentaire que je rumine déjà depuis des semaines, à l’instar de ces textes qui finissent par aboutir aux livres.

C’est naturellement aussi dans ce temps long que je me love en reprenant Le Livre de Madère, relisant et corrigeant les quarante premières pages dans l’espoir de poursuivre — et que ce processus puisse un jour aboutir pour de bon au livre dont j’ai rêvé me semble relever de l’improbable, voire du miracle, tout comme me semblait naguère miraculeux le fait d’avoir pu réussir à aller jusqu’au bout d’une rédaction, transformant une liasse de copies blanches (ou colorées, puisque j’écrivais sur des feuilles jaunes, bleues, rouges et vertes, une couleur pour chaque version) en une autre liasse couverte d’écriture, en un texte, donc, séparé de moi, et qui m’échappait si bien que j’avais le sentiment de commettre une petite supercherie en le rendant au professeur avec mon nom écrit à gauche au-dessus de la classe, car l’individu ne coïncide jamais tout à fait avec cet auteur qu’il héberge en lui comme le symbiote que certains membres privilégiés du peuple Trill, dans Star Trek, accueillent et protègent dans leur abdomen pendant mille ans.

C’est encore dans les courbes de ce temps long que je retourne flâner, sous la pluie aujourd’hui, avec Rimski. La route est jonchée de cadavres de grenouilles, toutes dans des positions effroyables qui mettent en tête des images de suppliciés et donnent la nausée. Ce n’est pas la guerre des espèces, c’est le massacre multiséculaire de la faune par l’homme qui s’incarne dans ces tableaux macabres imprimés sur la route, à l’intersection de deux cheminements incompatibles qui devraient en toute logique aboutir à la destruction de l’un puis de l’autre.

Je rejoins avec soulagement le sentier jonché de feuilles luisantes de pluie, que je n’ai pas pu parcourir hier à cause de la chasse. Il fait un temps à salamandre, me dis-je, l’œil aux aguets. Une odeur de charogne m’arrête après le pont. Cette nuit j’ai rêvé que de grands bouquetins mâles m’attaquaient et que je tombais dans un ravin (c’était la vengeance des bouquetins du Bargy, qu’on est encore en train d’abattre en ce moment sous la pression des éleveurs, au mépris non seulement de la vie d’animaux censés être protégés, mais aussi de l’avis des scientifiques). Plus loin c’est le tableau impressionnant de champignons qui poussent sur le tronc mort d’un arbre déraciné par les tempêtes de l’hiver dernier qui m’arrête. À la sortie du bois, ça sent le lézard mort, puis le chêne, puis la fumée. La pluie s’arrête, l’automne continue. Il y a de nouveau de l’eau dans le lit du torrent asséché de l’été : Rimski l’a remarqué, qui saute dans le fossé au niveau du tunnel comme il avait l’habitude de le faire avant la dernière canicule. Je le regarde jouer avec le courant, puis je regarde les pommes tombées sur la route couverte de gravier et la petite maison aux volets bleus où je viendrai travailler tout à l’heure à construire une cloison.

Comme sous l’effet d’un caillou jeté dans une eau calme, les cercles du temps se poursuivent, s’amplifient, se rejoignent finalement dans le clapotis de la berge.

24/10/22

 

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