Pas titubants dans la maison des danses

Petite introduction à la géopoétique à travers le champ poétique français

 

par Lionel Seppoloni

 

 

« Je suis allé sur la glace de la mer…
Émerveillé, j’ai entendu le chant de la mer
Et le gémissement des glaces récentes.
Va, va.
Un esprit puissant apporte
La santé dans la maison des danses. »
 

Chant inuit. [i]

 

« Il fut un temps où quelques mots simples
auraient suffi à dire cela… »

Philippe Jaccottet, À travers un verger.

 

Au contact de certains poèmes archaïques sortis de leur contexte primitif, il n’est pas impossible que le lecteur d’aujourd’hui soit saisi par une certaine force anonyme, une densité, une transparence, une évidence du rapport au monde transmises par des mots sans détours (c’est peut-être cela qui étonne le plus : cette absence de détours…). Quelle ampleur, soudain ! Un souffle passe à travers ces poèmes, qu’on a senti aussi en découvrant cet art des grottes qui a tant bouleversé les peintres du XXe siècle… Mais dans le contexte culturel qui est le nôtre, ce souffle-là, sitôt senti, semble lointain, inaccessible, déplacé, et on ne peut s’empêcher de se dire (avec peut-être un rien de regret) que la poésie contemporaine a bien du mal à l’exprimer.

Comparés à tel ou tel poème archaïque, la plupart des poèmes contemporains prennent un air maladif qui donne la triste impression que la poésie elle-même n’est plus la maison des danses mais une succursale de la morgue. On s’y agite encore, on y titube parfois un peu, mais au milieu de quels remugles et avec quelle torpeur ! De fait, le mouvement s’est depuis longtemps enlisé et l’acquiescement, l’émerveillement devant la beauté du monde, ne se réalisent plus que par les détours d’une dialectique compliquée qui semble se perdre en route ou divaguer comme une chauve-souris déboussolée…

 

Le « vol arrêté » du poète « en temps de manque »

Si la poésie, comme l’écrit Julien Gracq, « vibre par excellence dans le sentiment du oui »[ii], la poésie de la modernité ne semble en effet pouvoir atteindre ce oui qu’à travers un labyrinthe de mais, de peut-être et de sûrement pas. Loin de voir ses forces s’accroître au long du parcours et se tendre vers une sortie possible, on assiste à un effondrement progressif dans les affres d’une agonie désespérément prolongée : « l’écriture est vécue comme impossible », « la poésie devient expérience des limites et véritable déperdition, quête suicidaire d’une écriture exposée à l’érosion du vide et s’y épuisant inépuisablement »[iii]. La réalité vive ne semble plus pouvoir être atteints par les mots opaques et inadéquats des poètes – ces mots dont on peut se demander s’ils ne finissent pas par consolider les murs du labyrinthe au lieu d’aider à les abattre. Grande est alors la tentation de renoncer au jeu littéraire (Rimbaud ayant inauguré avec violence cette sorte de refus…) : « Ainsi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur, / qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire / en y jouant, au lieu de se risquer dehors / et de faire meilleur usage de ses mains » [iv] Finalement,  « on est […] pris entre deux dégoûts, celui d’écrire ce que l’on écrit (de ne pas le faire mieux, autrement) et celui de ne plus rien faire du tout (ce qui est pire) »[v]

Ce n’est pas là une question de talent. Les déchirements qui tiraillent la poésie moderne ne sont pas le fait des insuffisances de tel ou tel individu, mais reflètent une crise culturelle majeure dont tout le monde, à des degrés divers, prend aujourd’hui conscience. Si le poète moderne (disons, depuis Du Bellay) chante si volontiers son incapacité à chanter et à être poète au sens plein du terme (garant de l’unité du groupe social autour des mythes fondateurs), si l’éventualité même d’un geste total au milieu de tant de gestes tronqués s’est effacée de l’horizon conscient de la plupart d’entre nous, c’est peut-être que la modernité a poussé jusqu’à l’absurde un processus de séparation entre l’homme et le monde enclenché depuis longtemps[vi].

La poésie ne peut plus dire ce qui fait la cohérence du groupe et rend possible une plénitude d’être, puisque plus rien n’assure cette cohérence. Cantonnée à l’intérieur d’une petite niche littéraire, elle  ne semble plus jouer (à l’instar des autres arts et de ce qu’on désigne comme « le culturel ») aucun rôle essentiel (cette situation n’est pas générale, car bien des pays moins sophistiqués que le nôtre vivent encore leur poésie, mais elle tend à se généraliser et demeure flagrante dans la plupart des pays industrialisés). Hegel ne s’y trompait pas, qui prédisait qu’ « à l’époque moderne, la poésie se trouverait confrontée à une telle masse prosaïque qu’elle n’arriverait pas à se frayer un chemin » [vii]; et Hölderlin : « à quoi bon être poète en temps de manque ? »

En France, ce phénomène d’entropie culturelle semble particulièrement précoce et visible. Poésie de cour ou poésie révolutionnaire, la poésie française (quelles que soient par ailleurs ses innombrables mérites) a toujours été marquée par une certaine forme d’indifférence à l’égard de la nature et de ce vaste monde… Il faut pratiquement remonter aux troubadours pour trouver, dans le champ français, une poésie chantant le rapport sensuel avec le monde. La poésie de Ronsard (à mon avis moins « courtisane » que ne laisse croire la réputation du poète) est encore ponctuellement traversée de bouleversements cosmiques et de célébrations tourbillonnantes[viii] ; mais ailleurs, sous la pression montante d’une modernité acosmique, les objets du monde sont méprisés tout autant que les corps. Si Du Bellay introduit un hareng au sonnet XXXII de ses Regrets, ce ne peut être qu’avec le plus profond dégoût : « Ainsi le marinier souvent pour tout trésor / Rapporte des harengs au lieu de lingots d’or / Ayant fait comme moi un malheureux voyage » (malheureux, le marin qui ramène du poisson ?)…

Première réaction d’envergure face à la réduction de l’homme à l’humain claironnée par la Renaissance et le Siècle des Lumières, le Romantisme redécouvre certes le paysage, mais c’est alors le plus souvent un simple miroir qui renvoie l’image du sujet écrivant (le Romantisme français apparaissant d’ailleurs, par rapport à son homologue germanique, comme bien larmoyant et pétri d’idéalisme socio-historique[ix]). Rappelons enfin que Baudelaire, à la fin XIXe siècle, choque en consacrant des poèmes aux chats ou, pire, aux charognes ! On pourrait dire, en grossissant à peine le trait, que la France littéraire, « irrémédiablement classiciste » (Barthes), cartésienne et positiviste, tend à s’enfermer dans des préoccupations exclusivement historiques, sociales et psychologiques, ou à s’envoler dans l’idéalisme ou l’imaginaire romanesque, mais se coupe peu ou prou des grands vents du dehors, de la « Province » (boueuse), de l’ « étranger » (diabolique) et de sa propre géographie[x]. Un simple regard du côté des poésies américaine, russe, grecque, japonaise ou (amér)indienne – ou encore vers nos voisins francophones de Suisse, de Belgique, des Antilles ou du Québec – permet de sentir cela !

En un sens, ce mouvement culmine avec l’apparition au XXe siècle de nouveaux formalismes littéraires et la production de poèmes de plus en plus coupés de tout référent au réel (ce nécessaire travail sur les formes est aussi une réaction à la médiocrité ambiante et, ne caricaturons pas trop, peut ouvrir des perspectives…), l’inflation de la réflexion « métalinguistique » qu’encourage le structuralisme et son idée du texte comme structure close ne renvoyant qu’à elle-même[xi].

Cela pourtant n’est peut-être qu’un aspect de cette modernité déjà ancienne dont j’ai ici sommairement résumé le versant négatif — aspect sans doute significatif, mais qui masque cet autre aspect qui est la persistance, ici ou là, d’un puissant désir d’en sortir. 

 

La poésie : par le mot, hors du moi, la recherche d’un monde 

« C’est dans les murs / Que sont les portes / Par où l’on peut entrer / Et par l’une arriver », écrit lapidairement Guillevic ; et Philippe Jaccottet de souligner (avec plus de déliés) que les mots  « passent la limite, le mur, traversent, franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant seulement un instant »[xii]… On pourrait ici multiplier les citations allant dans ce sens, et que résument ainsi Gilles Deleuze et Claire Parnet : « Franchir ou percer le mur, le limer très patiemment, écrire n’a pas d’autre fin. »[xiii] (Avant d’en arriver aux fins éventuelles de la poésie entendue dans une perspective géopoétique, notons en passant que si bien des poètes ont pu trouver pâture dans le champ ouvert, malgré tout, par le structuralisme, d’autres n’ont pas manqué de s’insurger, avec violence et humour, contre la réduction des enjeux poétiques à une sorte de « mots croisés supérieurs » (Kenneth White) n’occupant qu’un « territoire limité dans l’ordre de la pensée humaine » (Jakobson) et « n’ayant comme seul référent que le référent linguistique » (Rifaterre) ; pour Yves Bonnefoy, notamment, « une dimension essentielle de la poésie cesse d’être perceptible quand on la définit comme texte »[xiv].)

Il est temps en effet de se demander ce qu’est et ce que peut être vraiment la poésie lorsqu’elle est autre chose que la sous-section versifiée de la littérature : que vise-t-elle en ses plus hauts voltages et que peut-elle espérer atteindre ? Par-delà la confusion actuelle, ne peut-on dégager un principe de cohérence qui serait une sorte d’horizon commun à « la poésie » ? Pour tâcher de répondre, revenons très sommairement au contexte archaïque du début (notre chant inuit). Selon Roger Caillois, la poésie, « aux origines… plutôt qu’un langage sacré est un langage général »[xv] : un langage de-l’homme-et-du-monde, mythologique, cosmologique et magique, qui assure le lien avec le dehors (les « esprits ») et rythme la vie de la communauté.[xvi] Son champ n’est celui ni du jeu, ni du je, mais celui du monde, et son « but » n’est pas esthétique mais thérapeutique, sociologique et métaphysique. Cette poésie-du-monde tend à raffermir le lien qui unit l’homme à plus vaste que lui — ainsi que le dit cette phrase des Upanishad (les textes sacrés védiques) qui avait tant marqué le jeune Kenneth White : « Tu es Cela » (tu es le monde)… La poésie est ce chant de « tout ce qui nous relie… au très ancien et à l’élémentaire »[xvii]. Comme l’écrit de façon poignante Philippe Jaccottet, « dans ce moment de l’histoire où l’homme est plus loin qu’il n’a jamais été de l’élémentaire », pour tous ceux qui « n’en peuvent plus d’être étrangers à l’espace », la poésie est manière d’entrer « en contact avec des lieux » qui « nous aident ». À partir d’un tel contact, tous les développements sont possibles et même une culture : « une culture au sens fort du mot, fondée sur un rapport au monde et visant une plénitude d’être » (Kenneth White), une culture qui dès lors « préserve et transmet… le natif » — et le reste « devrait porter un autre nom » (Jaccottet).  En ce sens, on peut dire avec Heidegger que la poésie est « le faire habiter originel » de l’homme, « la puissance fondamentale de l’habitation humaine », son fondement : « poétiquement vit l’homme sur la terre ». Une telle poésie demande cependant un terrain favorable, et « c’est pourquoi [elle] ne se manifeste pas à toute époque »[xviii]

L’époque, on l’a vu, semble particulièrement hostile ; mais il semble aussi – et c’est le paradoxe de la modernité – que la poésie moderne reste plus que jamais et explicitement porteuse de cette vieille fréquence « archaïque », « paléolithique » (comme dirait Delteil) au moins aussi ancienne que l’homme. C’est Breton déclarant qu’ « il faut remonter aux sources de l’imagination poétique et s’y tenir »[xix], Artaud partant au Mexique chez les Tarahumaras, Cendrars  que « l’univers […] déborde », Segalen en quête d’une « santé intégrale »[xx] — et l’on pourrait donner mille exemples moins exotiques ou moins violent, car c’est aussi bien Jacques Réda chevauchant son solex à l’assaut du Mont Ventoux ! Il s’agit ni plus ni moins que de chercher à rouvrir cette « voie souterraine de la complétude longtemps bannie en apparence de la littérature vivante », mais qui « a en réalité, par un réseau compliqué de fissures, trouvé un chemin continu jusqu’à nous » (Julien Gracq[xxi]). Ce désir de monde, cette recherche d’une plénitude d’être pourrait bien être ce qui caractérise le plus profondément la poésie moderne, sa haute ligne, sa perspective la plus stimulante.

 

Champ de convergence et nouvel espace poétique 

Dégager les bases d’un « bel espace où vivre pleinement » (pour reprendre la définition que donne White du mot « monde ») : si l’on peut s’accorder sur ce « projet » général, cet horizon qui serait celui d’une tendance significative de la poésie moderne (et qui est explicitement celui de la géopoétique), il faut cependant ajouter aussitôt mille bémols à ce qui pourrait trop facilement se transformer en chant triomphal… Le mouvement s’embourbe toujours. La direction est difficile à tenir. Le chemin obligatoirement solitaire et ardu. Aucun tour de passe-passe ne peut nous épargner la dure confrontation à ce qui est à la fois source d’une certaine et neuve liberté, et absence totale de perspective. La route du retour est barrée, et celle qui vient devant nous n’est pas encore tracée. On peut certes puiser des forces et des images dans cet art archaïque que j’évoquais plus haut, mais ce ne peut être qu’à titre de métaphore : comme le note finement Claude Roy, « lorsque Picasso, réinventant des formes céramiques, retrouve les vases anthropomorphes ou zoomorphes des hautes époques… il joue, il s’abandonne au plaisir de la métaphore plastique »[xxii] ; et le jeu, ici, ne peut suffire.

L’individu seul ne peut que s’égarer, s’étioler, ou dans le meilleur des cas (et c’est déjà beaucoup) réussir à s’aménager un îlot de plénitude temporaire, un petit « espace favorable » dont il fera profiter les naufragés de passage. L’ambition « archipélagique » de la géopoétique est de contribuer à l’émergence et au maintien de tels îlots ainsi qu’à leur mise en relation.

Le travail à mener consistera donc d’abord à dégager, à répertorier les apports et les limites des différents parcours, à s’intéresser aussi aux obstacles (culturels, institutionnels, artistiques, psychologiques…) auxquels se sont heurtés et se heurtent tous les « horribles travailleurs » qui tentent peu ou prou de sortir de la « modernité-merdonité » (le jeu de mot est de Leiris…), afin de voir comment ces obstacles peuvent être contournés et leur travail, prolongé. C’est pour cela que la géopoétique – et je pense ici au travail effectué opiniâtrement par Kenneth White depuis maintenant tant d’années – se livre à des repérages culturels en pratiquant une forme de « nomadisme intellectuel » : il s’agit de repenser sur d’autres bases et avec d’autres perspectives les dérives et les défaites de l’Occident, de puiser dans les champs culturels négligés par ce que White nomme l’ « autoroute de l’Histoire » des éléments régénérateurs, en suivant ces « figures du dehors » : des esprits libres souvent en rupture avec les traditions nationales mais qui leur apportent de ce fait un nouveau souffle. L’influence, à cet égard, de la découverte du haïku sur la poésie contemporaine (de Bonnefoy à Tranströmer en passant par tant d’autres !) est à cet égard emblématique d’une rencontre réussie – réussie parce que nécessaire – entre une tradition extrême-orientale et un cheminement interne à l’Occident.

À l’issue de ce travail et de cheminements existentiels et artistiques souvent complexes, il apparaît pour ceux qui se reconnaissent dans l’espace géopoétique que la poétique la plus « efficace » (le mot peut choquer, mais on peut penser ici à Michaux qui réclamait vivement une poésie « efficace » !), celle qui nous est sans doute la plus nécessaire en ces temps de crise spirituelle et écologique majeure, celle qui va le plus loin dans le sens d’une augmentation des sensations de vie et qui pourrait servir de base à « un nouveau langage général… psychologiquement profond, esthétiquement saisissant et, si possible, sociologiquement efficace »[xxiii], est lié à la terre. L’accent sera donc bien mis sur la terre, cette terre sur laquelle l’homme a jusqu’à maintenant si peu et si mal vécu et qui peut constituer un puissant motif unificateur : « Les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont été écrits, reste à créer le poème de la terre… » (Wallace Stevens).

Par cette importance accordée à la terre, la géopoétique se présente ainsi comme une « voie du dehors », ce qui la distingue d’autres approches davantage centrées sur l’«espace du dedans » (Michaux) ou « l’expérience intérieure » (Bataille) — étant entendu qu’une telle distinction n’a, d’un point de vue ultime, absolument aucun sens.[xxiv]  Suivre les lignes du monde, apprendre la « grammaire du granit », vivre une relation moins égocentrée et plus ouverte aux autres habitants de la Terre, suppose cependant un travail important, difficile et toujours à recommencer, de désencombrement psychique, d’effacement, d’éloignement de soi. Si le lien avec le bouddhisme et les diverses pratiques de méditation semble ici évident, les références aux « spiritualités orientales » ne sont cependant qu’un apport qui correspond à la nature même de l’expérience poétique. Comme l’écrit Fabrice Midal, « la poésie est tout entière le chant du non-moi », « parole qui se détache du moi souffrant ou aimant »[xxv] ; et le lyrisme, si souvent réduit à l’expression de sentiments personnels par un sujet qui manifeste son autonomie et sa singularité, peut être pensé comme à l’écart de la catégorie du sujet — ainsi que l’a tenté Emil Staiger, dans Les concepts fondamentaux de la poétique, en s’appuyant sur la lecture de Heidegger : « Il y a lyrisme […] lorsque le sujet et l’objet s’annulent, se dissolvent pour céder la place à une tonalité (Stimmung), une ambiance qui les enveloppe et les porte. Dans l’état lyrique le poète est ainsi uni jusqu’à la dissolution de soi avec le flux contingent des affects, l’onde infiniment variable de l’être-au-monde… »[xxvi]

La géopoétique n’est donc pas une « poétique de la terre » qui viendrait compléter d’autres poétiques concernant les rapports socio-politiques en se contentant de décrire la « nature » considérée comme un « environnement extérieur »; c’est un « mouvement culturel à fondement poétique » (Georges Amar[xxvii]) qui vise à créer les conditions favorables à une transformation de l’homme (le parcours est individuel) et de la société (les répercussions peuvent être collectives) dans leur rapport au monde.

Les pratiques de la géopoétique, qui ne sont pas évidemment pas fixées ni figées mais toujours à réinventer, passent en général par une exploration exigeante de lieux réellement vécus (de tous les lieux, urbanisés ou non), c’est-à-dire le plus souvent par des formes d’errance, de voyage, de déambulations, de promenades, mais aussi d’habitation, d’observation, de « guet ». Elles intègrent volontiers les sciences naturelles, toute connaissance précise concernant la botanique, l’ornithologie, l’astronomie, la géologie, etc., pouvant être fort utile pour densifier son rapport au lieu et éviter les projections les plus facilement anthropomorphes. Plus qu’à l’ « esprit puissant » de notre chant inuit du début, la géopoétique va donc s’attacher aux « glaces récentes » et au « chant de la mer » – ce qui ne l’empêche nullement de puiser dans ces cultures du monde, archaïques ou pas, dont les formes artistiques véhiculent plus que les nôtres des sensations vives du monde qui stimulent ce que Georges Amar nomme la « mondéité de l’être »[xxviii].

Si la géopoétique, en tant que mouvement transculturel, va naturellement dans le sens de la Weltliteratur qu’appelait Goethe de ses vœux, elle ne s’en tient donc pas à la seule littérature, mais se situe « dans un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie »[xxix]. La poétique qui intéresse la géopoétique n’est ainsi pas sans rapport avec les travaux de l’épistémologie contemporaine (depuis au moins La nouvelle alliance de Prigogine et Stengers, qui évoquent la nécessité d’une « écoute poétique de la nature »[xxx]).

Sans s’installer dans la critique des aspects les plus sombres de la modernité (on n’en sortirait plus), dans la nostalgie d’un âge d’or mythique qui est clairement un leurre ni dans l’optimisme réconfortant de l’utopie, les géopoéticiens s’efforcent de poser les jalons de ce qui pourrait être un nouvel espace culturel, susceptible de créer les conditions favorables à l’épanouissement d’une culture revivifiée. Sur le plan artistique, leurs activités débouchent sur un art fait de fragments, de notes, de haïkus, de tracés, de repérages. L’écriture géopoétique accompagne une lecture du monde, et prend finalement toute sa dimension quand elle parvient à traduire un cheminement réussi et à inviter à son tour le lecteur à une redécouverte du monde. Elle culmine dans un sentiment, précaire mais authentique, de joie.

« Un seul vers nomade peut précipiter l’esprit vers des immensités », écrit Kenneth White. À contre-courant d’une tradition nationale peu sensible à la beauté et à la diversité de sa géographie, en marge de notre culture centrée sur l’homme, et pourtant symptomatique de sa récente évolution, elle donne discrètement forme et nom à un espace de travail et de vie, propose de nouvelles données, réaffirme l’ampleur de l’enjeu poétique et s’efforce de faire souffler dans la maison des danses un vent salutaire.

Tout n’a pas été dit et la voie reste ouverte.

Belledonne, Le Villard de La Table, 4 mars 2014.

 

Une première version de cet article a paru, en octobre 1998, dans le numéro 74 de la revue Poésie  (Pierre Seghers Fondateur, Maison de la Poésie de la ville de Paris).

 

 

 

[i] « Hymne aux esprits », chant recueilli par Knud Rasmussen in Du Groënland au Pacifique, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1994, p.311.

[ii] Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », in Préférences, éd. Corti, 1948, rééd. 1989, p.95.

[iii] Daniel Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Dunod, 1990, pp.39-40 (c’est moi qui souligne).

[iv] Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, « Parler », p.539 de la toute nouvelle édition des Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014 (c’est moi qui souligne).

[v] ibid. p.634.

[vi] Voir, à ce sujet, l’article « L’homme et la nature, retour sur un désastre ».

[vii] Cité par Kenneth White in Une apocalypse tranquille, Paris, Grasset, 1985, p. 18.

[viii] Je pense par exemple à cette belle envolée des Amours (Livre de Poche, 1993, p.126) : « Ciel, aer & vens, plains, & mons découvers, / Tertres fourchus, & forets verdoiantes, / Rivages tors, & sources ondoiantes / Taillis rasés, & vous bocages vers… » — même si la nature ne sert in fine que de messagère au poète amoureux…

[ix] Lautréamont se gaussait ainsi de « ces grandes têtes molles » de romantiques façon Musset ; plus tranchant encore, Wallace Stevens estime que « le romantisme est à la poésie ce que la décoration est la peinture » (À l’instant de quitter la pièce, Corti, 1996, p.161).

[x] Pour Gilles Deleuze et Claire Parnet (Dialogues, Champs Flammarion p.48), « les Français sont trop humains, trop historiques. Ils passent leur temps à faire le point, ils ne savent pas devenir, ils pensent en terme de passé et d’avenir historique ».

[xi] Rappelons pour mémoire la définition que donne Jakobson de la fonction poétique : ce qui attire l’attention du lecteur sur le langage ; c’est, certes, une dimension importante du travail poétique, mais je ne peux m’empêcher d’y voir une singulière réduction du « poétique », que le terme de « géopoétique » permet d’emblée de contester.

[xii] Philippe Jaccottet, Notes de carnets, La Semaison, op. cit. p.366.

[xiii] Gilles Deleuze et Claire Parnet, op. cit.

[xiv] Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre » in Entretiens sur la poésie, Mercure de France, p.225.

[xv] Roger Caillois, introduction au Trésor de la poésie universelle, cité par Kenneth White in Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994, p.83.

[xvi] Voir aussi Fabrice Midal, in Pourquoi la poésie, Pocket 2010 p. 44 : « Considérer la poésie comme appartenant à la littérature et l’aborder par les méthodes de l’histoire littéraire, voilà qui l’offense. La poésie n’est pas un « genre » parmi d’autres. Elle est l’ouverture à la fois concrète et symbolique d’un monde, dans lequel exister, penser et agir trouvent leur dimension la plus entière et la plus parlante. Toute l’humanité l’a su. Toute l’humanité a reposé sur la parole des poètes… ».

[xvii] Philippe Jaccottet, La Semaison, op.cit. p.394.

[xviii] Martin Heidegger, « …l’homme habite en poète… » in Essais et conférences, Tel/Gallimard, pp.242 et 244.

[xix] André Breton, Manifestes du surréalisme, Idées / Gallimard, 1973, p.29.

[xx] Cendrars, Du monde entier, Poésie/Gallimard p.40 et Au cœur du monde, Poésie/Gallimard p.94.

[xxi] Julien Gracq, André Breton, Paris, éd. Corti, 1961, p.103.

[xxii] Claude Roy, « Arts premiers, arts sauvages » in L’art à la source, Folio essais, 1992, p. 88.

[xxiii] Kenneth White, Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994.

[xxiv] Sans même se référer aux enseignements du bouddhisme, pensons à Bashô : « Il faut composer le verset en s’évadant du cercle étroit du sujet. […] C’est là un point que les novices doivent méditer à fond. Mais quand on a acquis de l’expérience, être dans ou hors le cercle n’est plus le problème. » (Le haïkaï selon Bashô, trad. René Sieffert, P.O.F.) ; et relisons encore, chez Jaccottet, ce passage qui dit bien à quel point le mot est un intermédiaire : « Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? La page blanche est du dehors, mais les mots écrits dessus ? Toute la page blanche est dans la page blanche, donc en dehors de moi, mais tout le mot n’est pas dans le mot… Le mot a d’abord été en moi, puis il sort de moi et, une fois écrit, ressemble à un entrelacs, à un dessin dans le sable… » (op. cit. p.355).

[xxv] Fabrice Midal, op.cit. pp.72-73.

[xxvi] Jean-Claude Pinson, « Jacques Réda, poète de la circulation lyrique », in Lire Réda, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p.129.

[xxvii] Georges Amar, « Du Surréalisme à la Géopoétique », Cahiers de Géopoétique n°3, Zoé, Genève, 1994, p.13.

[xxviii] « L’affect géopoétique […] est le signe, l’indice psycho-physiologique d’une certaine qualité de notre relation aux êtres-de-la-Terre ; c’est le corrélatif d’une prise de conscience […] de la mondéité de la réalité à laquelle nous participons. » (Georges Amar, op.cit.)

[xxix] Kenneth White, Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994.

[xxx] Stengers et Prigogine, La Nouvelle alliance, Folio essais p.374 et 393.

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Une visite chez Kenneth White

 

Kenneth et Marie-Claude White, Perros-Guirec, septembre 1998

Kenneth et Marie-Claude White, Perros-Guirec, septembre 1998

 

« J’aime Kenneth White pour ce qu’il n’est pas moi. »

Jean-Paul Michel

 

« Je lui dis que moi, ce que je préférais dans la vie c’était sortir. Il m’a lancé un regard blanc. Nous n’étions pas du même bord, voilà tout ; sinon je me serais allié à lui ; il me plut sans me convenir… »

Henri Michaux

 

Gwenved, Trébeurden, 1er mars 1996.

Ce n’est pas, à proprement parler, de la timidité, et ce n’est pas non plus que je « n’aime pas » le téléphone (qui peut aimer cette façon de s’adresser à quelqu’un qu’on ne voit pas, avec l’obligation de maintenir un fil continu de parole et la nécessité de faire passer seulement par la voix tout ce qu’on peut d’ordinaire dire avec un sourire, un geste, un silence ?) : le téléphone me crispe, à tel point qu’il m’est difficile de ne pas l’associer à l’annonce d’un malheur ou d’une catastrophe comme dans les films d’Hitchcock où il est toujours signe de danger. Il me faut donc rassembler tout mon courage pour commencer à composer, sur l’antique appareil qui trône dans le salon de la maison de Ploubazlanec où je suis de passage, le numéro que m’a laissé Kenneth White.

Il m’en faut d’autant plus que j’ai conscience de n’être qu’un « petit rien du tout » (c’est ce que dit le « roi des morts » au poète-chamane dans « Le chemin du chamane » de White) s’adressant à un poète d’envergure. Ma rencontre avec Kenneth White, c’est celle du rouge-queue à front noir (ce petit froisseur de papier semi-nomade qui sautille dans les jardins à partir de la mi-mars) avec l’albatros ou le harfang des neiges. J’ai vingt ans, aucun livre publié, plus de sensibilité que d’intelligence et je ne parle correctement qu’une seule langue ; il est l’auteur d’une œuvre foisonnante saluée, primée, célébrée et qui fait référence pour beaucoup de lecteurs (même si, en cette fin des années 90, White est déjà médiatiquement passé de mode), et c’est un intellectuel plurilingue à l’esprit acéré et à la culture encyclopédique (un journaliste a dit plaisamment qu’on a l’impression, quand on discute avec lui, qu’il a « digéré un ordinateur »…).

Je dois préciser encore qu’il n’est pas dans mes habitudes de chercher à importuner qui que ce soit, et notamment les artistes que j’admire. Je préfère leur éviter cet embarras d’avoir à répondre à des salves de compliments, et je suis d’autant mieux capable de comprendre leur besoin de se protéger de la médiocrité et du bavardage des gens (y compris de ma propre médiocrité – et c’est, je pense, quelque chose que Kenneth White aura apprécié chez moi), que toute rencontre me coûte. Je n’ai cherché ce genre de rencontre asymétrique que deux fois, chaque fois poussé par une nécessité absolue : la première, à douze ans, lorsque la poésie de Jean Vasca (qui, ayant mis en musique un poème de White, me l’a fait véritablement découvrir) me traverse avec une telle force que je demande à voir au plus vite l’être humain qui se cache derrière cette parole plus qu’humaine ; la deuxième, avec  Kenneth White. Ces deux rencontres déterminent pour longtemps la direction que je vais prendre dans ma vie et mes livres.

Au moment où je m’apprête à composer ce numéro que je retrouve inscrit sur le carnet d’alors (moment que je diffère de toutes les façons possibles, retournant dans le jardin, dans la rue, allant regarder les mouettes, caresser le chat…), j’ai vingt ans, donc, on m’en donne quinze, mais je connais l’œuvre de White depuis dix ans. Mon premier contact se fait en CM2 par le biais d’une anthologie poétique, La montagne en poésie, empruntée à la bibliothèque de l’école. Les poètes y sont classés par ordre alphabétique, Bonnefoy, Gaspar, Jaccottet, Roubaud, Supervielle… et Kenneth White en dernier. Lorsque j’arrive au poème de White, je m’exclame : « Ça y est ! Je vois ma montagne ! » (Ce n’est rétrospectivement pas étonnant, tant il y a quelque chose de limpide et d’immédiat dans la poésie de White – même si cette limpidité est, comme dans l’art du haïku, le fruit d’un long travail.) Je le retrouve deux ans plus tard, en 1987, dans le disque Le Grand Sortir de Jean Vasca où figure un extrait du Grand Rivage, dont le mystère me fascine : « Où va le monde ? Vers le blanc. Où va le blanc ? Vers le vide. Où va le vide ? Le vide va et vient comme le vent… » Puis, dans une petite bibliothèque-pâtisserie d’Uzès qui n’existe plus depuis longtemps, je me fais offrir le livre bilingue (les poèmes sont écrits en anglais et traduits par son épouse Marie-Claude) Mahamudra, le grand geste, qui s’ouvre sur le poème « In praise of the rosy gull, Éloge de la mouette rosée ».

C’est un souvenir d’adolescence, et un de ces moments fondateurs dans lesquels je peux me retrouver : le jeune Kenneth White traîne sur la plage une tête de cheval qu’il veut laisser pourrir pour, plus tard, récupérer le crâne, quand il découvre soudain le cadavre d’une mouette rosée, dont la beauté le fascine et qu’il érige en symbole poétique (mais un symbole ancré dans la réalité). Je collectionne moi-même les crânes d’animaux (qui ornent toujours ma bibliothèque), les animaux me fascinent, et c’est peu dire que je suis agréablement surpris de constater que le poète-naturaliste partage cet intérêt…

Assis au bord du Gardon, je lis et relis Mahamudra. Je retrouve dans un carnet une évocation de ce moment :

“ Douze ans. Les galets éclatants. J’en choisis deux bien lisses, faciles à prendre en main, et je les frotte l’un contre l’autre longtemps, en plein soleil, jusqu’à éprouver une sorte d’ivresse. Je sens une odeur de fumée et je continue, pressentant, au bout de cette litanie des pierres frottées, quelque chose comme la possibilité d’une extase.

Douze ans. Le trouble des corps nus, qui étaient beaux alors, effrayants, désirables. Toute la rivière et la garrigue alentour, le ciel trop bleu, la caresse du vent et de l’eau sur la peau nimbent le monde d’une sensualité diffuse, obsédante comme le cri des cigales, inquiétante, attirante. Dans l’eau marquetée de lumière, sur les pierres lisses ou parmi les reflets, je me tends, me détends, pressentant quelque chose comme l’imminence de l’extase.

Douze ans donc, c’est cela à jamais le Gardon. Flottant dans l’eau profonde sous l’œil de ma mère (dont l’image cependant a pâli, presque effacée à l’arrière-plan du souvenir), je me dis qu’il serait bon d’écrire un poème sur ces reflets. J’en trouve les premiers mots, que je me répète pour ne pas les oublier – et la suite s’écrira dix ans plus tard, devant le bassin du  « Grillon de l’automne ». Puis je me sèche sur les galets brûlants, lisant Mahamudra, le grand geste.

« Lorsque l’esprit ne trouve plus aucun lieu où se fixer… »

Assis parmi les pierres, gravant à jamais dans ma mémoire ce désir du « grand geste » sous les regards indiens des falaises et la voûte céleste, je pressens, j’entends l’appel d’une plus vaste extase, la voie du Grand Sortir – que je suivrai, plus tard, que je réaliserai même je crois, en partie. Les nœuds dénoués se renouent. L’illusion brisée se reforme plus loin dans le courant. Les barrières abattues en rêve se redressent au réveil. Demain, je plongerai. ”

Quelques années plus tard, entre 2008 et 2012, j’étudierai et pratiquerai de façon intense le bouddhisme tibétain (ce qui me permettra d’ailleurs de voir que les connaissances de White sur le sujet étaient souvent floues, comme c’était le cas pour tous les intellectuels occidentaux des années 70, car nombre de textes n’avaient pas encore été traduits et les problèmes de reformulation du vocabulaire et des concepts tibétains avaient été expédiés en utilisant un vocabulaire chrétien inadapté). Je connaitrai, en août 2012, une périlleuse initiation au « mahamudra » qui marquera la fin de cette période « bouddhiste », et dont je retrouve ce compte rendu dans un autre carnet :

“ Soudain la terre et le corps se mettent à trembler comme la carlingue d’un avion pris dans les secousses d’une chute ascensionnelle. C’est l’ultime montée, les derniers pitons plantés dans la falaise qui s’effondre, puis le ciel noircit, bleuit, blanchit, on atteint un dôme étincelant au-delà duquel le corps-esprit se disloque, dispersé dans le sans-repère, le sans-corps, le sans-refuge, l’espace paniquant, bienfaisant, tout puissant, l’espace partout qui pénètre, écarte, disperse, dévaste. L’expérience est instable, tout vibre. Voici cependant qu’on frôle l’indicible, sans repère et sans contrôle non plus, sans plus rien à faire : soudain, tout est accompli. 

Le temps d’un dernier vertige on se rassemble et on redescend très simplement. Le corps tremble encore, comme la carlingue après l’accident. Gisent à terre l’artifice des pratiques, des décors, les murs du fort, tous les murs. ”

Trente-cinq ans plus tard, cette fascination trouve une autre forme de prolongement lorsque je fais étudier à mes élèves « Éloge de la mouette rosée » – mais de tout cela, je n’ai naturellement aucune prescience. Tournant et retournant autour du téléphone, je repense plutôt au chemin parcouru jusqu’à ce jour de mars.

Après Mahamudra, l’enfant que je suis encore lit bien sûr tous les livres de Kenneth White  disponibles ou épuisés, comme je l’ai toujours fait pour les auteurs qui m’ont vraiment marqué : les livres de poèmes, faussement évidents ; les « way-books », ou livres de voyages intellectuels autant que géographiques, et notamment Les Cygnes Sauvages qui fait écho à ma découverte de la poésie japonaise (entre douze et quatorze ans je ne lis, en dehors de White, que des auteurs japonais) ; les essais, si difficiles à lire pour un enfant de douze ans, mais que je comprends intuitivement. J’enregistre toutes les émissions de France Culture auxquelles White participe. J’écris d’assez bonnes imitations de White (ce n’est pas difficile) mais, surtout, j’ai le sentiment que ces poèmes expriment des expériences sensibles que je vis (mon premier véritable poème, je l’ai écrit à dix ans avant de connaître White : il s’intitule « Un grand vide »). Je me souviens qu’à cette époque, je ne suis pas certain de la réalité de l’existence du Fou de Bassan : est-ce un sorcier qui se prend pour un oiseau, ou un oiseau véritable ? C’est quoi qu’il en soit une période d’ouverture artistique et intellectuelle exaltante.

Puis tout se referme violemment. Je traverse, entre l’âge de 14 et 19 ans, une dépression sur laquelle je ne m’étendrai pas (je sais que j’ai un coup de fil à passer), mais qui se manifeste par un enfermement physique et mental auquel les psychiatres ne comprennent rien. La littérature, qui est mon mode d’appréhension du monde, d’une certaine façon se retourne contre moi en me coupant des autres (je lui en voudrai longtemps en l’accusant de tous mes maux) – car, pour une raison qui alors m’échappe, aucun des adolescents qui m’entourent ne peut partager ma passion pour la poésie de White ou la littérature japonaise, auxquels je ramène toute conversation (de toute façon je ne parle plus). Je me replie. Je ne lis plus White mais Proust, dans un placard (expérience tout autant fondatrice, d’ailleurs). J’ai conscience d’avoir une sorte de « tunnel » à traverser (c’est le titre que je donne à la sous-section du recueil que je compose alors), au bout duquel je retrouverai le monde extérieur, et Kenneth White. Sur la bibliothèque noire de ma toute petite chambre d’étudiant, je pose le livre blanc intitulé La résidence de la solitude et de la lumière, persuadé que, le moment venu, c’est dans cette direction que je me remettrai en marche.

Kenneth White à Genève le 9 octobre 1996, après une rencontre avec Nicolas Bouvier.

Ce moment survient un jour de l’été 1994. Les liens dans lesquels j’étais empêtré se défont d’eux-mêmes, comme un mauvais sort soudain levé. J’habite encore rue des Émeraude, à Lyon, une cellule sinistre coincée entre une route et un pont en fer sur la voie ferrée (dont j’ai appris plus tard qu’il était le point le plus bruyant de l’agglomération lyonnaise). Je pars en montagne, puis en Bretagne, bientôt en Écosse, j’écris à Kenneth White qui me répond assez vite ; nous nous rencontrons à l’occasion d’une série de conférences données dans la grande salle du Radiant, à Caluire-et-Cuire. Je décide de consacrer mon mémoire de maîtrise à une lecture géopoétique de la poésie francophone contemporaine (un fourre-tout, mais un bon prétexte pour lire et relier ensemble tout ce que j’ai lu ou envie de lire) ; en parallèle, je tente de m’initier au japonais, je commence à me passionner pour l’écologie comme discipline scientifique et je suis les cours de licence en philosophie. La rencontre de ce 1er mars a justement pour but de nourrir mon mémoire, en me permettant de poser à Kenneth White quelques questions sur les poètes que j’aime et qui me semblent évoluer dans un espace distinct mais voisin du sien…

Je compose le numéro, c’est Marie-Claude qui décroche : « Ah, oui, Ken m’a parlé de vous. Ne quittez pas, je l’appelle tout de suite ! » C’est ainsi que je débarque à Gwenved, près de Trébeurden, un an après une première et secrète visite dont je ne souffle mot. Voici le « champ blanc », le portail, les bouleaux. J’ai le cœur agité, je ne suis pas à mon aise. Je traverse le très beau jardin et je frappe à la porte. Kenneth et Marie-Claude sont installés confortablement dans un canapé, chacun penché sur un carnet et un livre (cette image restera longtemps pour moi une sorte d’idéal conjugal, à raison : c’est la première qui me revient en mémoire lorsque, le 12 août 2023, j’apprends la mort de Kenneth, qui a, me dit-on, usé ses dernières forces à accompagner Marie-Claude désormais aphasique).

Marie-Claude (qui est la traductrice française de la plupart des ouvrages de White écrits en anglais) est occupée à traduire un texte anglais « effroyablement mal écrit mais intéressant pour le contenu » pendant que Kenneth traduit un poème de Baudelaire en anglais. « Baudelaire ? J’en suis un peu étonné. — Moi aussi ! On m’a demandé de faire ça, c’est assez difficile. En anglais, ça devient tout de suite pompier. »

Je constate rapidement que les connaissances et les intérêts encyclopédiques de Kenneth White s’étendent à des domaines de la littérature qui peuvent être très éloignés de son propre champ de travail, de Baudelaire à Sartre en passant par Robbe-Grillet – même s’il parvient systématiquement à ramener n’importe quelle œuvre à ses propres théories avec une capacité d’appropriation parfois vertigineuse (Breton procédait de la même manière), et quelquefois franchement comique lorsque l’œuvre résiste. (Avec le temps, je deviendrai si familier de sa façon de faire que je pourrai anticiper son propos : le charme, alors, sera en grande partie rompu.)

Nous nous installons d’abord dans ce grand salon confortable. Au mur, beaucoup d’objets, de tableaux, de montages et de collages réalisés par White ; sur les meubles, moult bibelots, pierres, plumes et ossements, mais tout cela ne donne pas tant une impression de surcharge que de profusion maîtrisée. Tout, ici, fait sens, bien entendu. Quel sens donner cependant à cet énorme chat noir – Catou, un livre au moins lui est dédié – qui s’est enfui à mon arrivée ? « Il n’a vu personne depuis longtemps, il n’est pas habitué aux visites » (celles-ci seraient donc rares, auquel cas j’ai de la chance d’être reçu, mais un tel isolement semble étrange pour un couple d’artistes aussi brillants !). Je finis par le caresser. Marie-Claude confie qu’il est sûrement « un peu trop nourri »… L’année suivante, lorsque je reviendrai à Gwenved avec Nathalie, tout le salon sera décoré de boîtes en carton jurant avec l’aspect soigné de la pièce, pour le plaisir du chat. Puis, plus tard encore, à la mort de Catou, Marie-Claude au téléphone me dira son étonnement devant les pleurs de son maître.

Je pense rétrospectivement que la présence de ce chat domestique disait beaucoup, beaucoup de choses sur les fragilités ordinaires, mais jamais abordées dans ses livres, de l’individu Kenneth White, qui a toujours fait sienne la phrase de Breton « Je ne fais pas état des moments nuls de ma vie » et associé toute expression des sentiments à du « sentimentalisme ». Kenneth White a souvent eu des propos durs, voire méprisants, pour la famille et les enfants (en cela si opposé à Nicolas Bouvier, avec qui je le reverrai plus tard à Genève, en octobre 1996, lors d’une rencontre qui aura surtout souligné leurs différences) ; mais il faisait preuve à l’égard de son chat d’autant de tendresse un peu gâteuse qu’on peut en avoir pour son enfant. Je découvrirai plus tard de rares textes de jeunesse jamais repris dans les livres où s’exprimait très directement l’affection pour ses grands-parents, et des propos sur la mort empreints de compassion et de douceur : un autre Kenneth, en quelque sorte, plus humain, auquel White aura tenu la bride très courte (sa récente autobiographie hagiographique Entre deux mondes, 2021, n’aura hélas rien nuancé, et pas même rendu publiquement à Marie-Claude le rôle central qu’elle a pourtant constamment tenu jusque dans ces livres où White fait mine d’être seul alors qu’elle est toujours auprès de lui).

Kenneth White dans le massif de la Chartreuse, 29/04/1998

« J’aime Kenneth White pour ce qu’il n’est pas moi », écrit Jean-Paul Michel dans Autour d’Eux la vie sacrée, dans sa fraîcheur émouvante (un titre tout sauf whitien !). Hanté par la peur de l’impermanence, fragile et anxieux autant qu’on peut l’être (j’ai conscience d’appartenir à cette famille des « nerveux » qu’évoque Proust plus qu’à la famille des durs à cuire qu’affectionne Kenneth White), le rapport de White à la mort et au temps qui passe m’étonne si fort, que je le questionne encore, plus tard, dans la voiture, entre Lyon et Chambéry : est-ce que vraiment la mort te pose aussi peu de problèmes que ce que tu l’écris, ou n’est-ce qu’une posture ? – Il réfléchit un moment avant de me répondre : « Il est toujours difficile d’être vraiment lucide sur soi, mais non, vraiment, je pense que ce n’est pas un problème pour moi » (il a écrit dans plusieurs textes que penser à la mort était une perte de temps).

Pour l’heure, nous commençons notre rencontre en évoquant la Guyane, car c’est le sujet du texte que traduit Marie-Claude. Il se trouve que j’envisage justement de m’y rendre, cet été 1996, suite à une proposition qu’on m’a faite (cela se fera quatre ans plus tard). Je commence à me détendre. Kenneth et Marie-Claude me font visiter la grange-bibliothèque « où tout se passe ». On entre par la pièce de travail de White qui se trouve à l’étage. Voici les manuscrits étalés par terre sous des galets disposés à même le sol, ainsi que je l’ai déjà vu dans des photographies publiées. J’aime la distance qu’introduit Marie-Claude par rapport aux postures du maître, qui contemple les dits manuscrits avec un contentement manifeste : « Oui, d’accord, dit-elle, mais si tu enlevais ceux qui sont terminés depuis des années et qui prennent la poussière, il ne resterait plus grand-chose : il faudrait trier un peu ! — Oh, non, non, ça n’est pas vrai ! À Pau, je l’avais fait, et seulement un ou deux tas étaient partis ! répond-il (avec son bel accent écossais, bien sûr). D’ailleurs, ils continuent de bouger, je vous assure, de temps en temps je glisse une feuille dans un tas ou dans l’autre, je rajoute une note ! » Une vidéo tournée vingt-six ans plus tard me montre que rien n’a changé par la suite…

Il est évident que Kenneth White aime prendre la pose, même s’il s’en défend, et que cet étalage de manuscrits aux galets fait partie de ce qu’il veut montrer. Très humain en cela, très soucieux de l’image de lui-même qu’il s’applique à construire (et dont les quatrièmes de couvertures, écrites par lui-même, sont souvent un modèle de prétention presque naïve…), il aime être admiré, et que l’on soit d’accord avec lui. Je pressens qu’il n’est pas homme à supporter la contradiction, voire toute contrariété, ni qu’on lui fasse de l’ombre. Cela tombe bien, je ne suis pas là pour le contredire, ni pour le contrarier, et je ne suis pas de taille à lui faire de l’ombre (avec tous ceux-là, il se fâchera bien plus vite qu’avec moi). Je suis pétri d’admiration et de reconnaissance, comme bien des jeunes gens qui, comme moi, sont passés par chez lui. Pour contourner une fragilité devenue difficile à vivre, il m’a donné de la force, et mille justifications stimulantes au malaise social qui me faisait éviter les contacts. Avec plus qu’un brin de provocation, il écrit que la « psychologie » n’existe pas, que les problèmes qui en relèvent n’existent que parce qu’on s’en préoccupe et qu’on peut les résoudre en regardant ailleurs et en changeant d’échelle : il y a là quelque chose de dangereux, sans doute, mais aussi d’assez vrai et, pour moi, de salvateur… Mais revenons à notre visite.

La pièce est tapissée de cartes en tous genres, et sur les poutres trônent un goéland et un corbeau empaillés un peu poussiéreux, comme le fait remarquer Ken. Il me montre avec une gourmandise accablée les caisses de courrier en retard, les deux énormes tas consacrés au courrier le plus urgent et un troisième un peu moins urgent. Il dit qu’il ne s’en sort pas, façon aussi peut-être de me montrer la chance que j’ai eue d’avoir reçu une réponse à ma première lettre. Nous descendons à la bibliothèque où nous resterons un moment. Il m’en montre les différentes parties, je repère dans la section sino-japonaise des livres que je connais et regarde timidement les autres : littérature et civilisation celte, américaine, européenne, dictionnaires, grammaires, sciences, etc. La bibliothèque est encombrée d’objets en plexiglass, en verre et en plumes : Kenneth White est en train de travailler en collaboration avec un plasticien (sans doute Emmanuel Fillot) et a très peur que je ne marche sur l’un des assemblages, qui sont très fragiles. Peut-être se souvient-il de ma maladresse lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Lyon, où j’avais, je crois, fait tomber un cendrier ? Il faut avouer qu’il y en a partout et qu’il est difficile de se déplacer dans la pièce autrement qu’en les enjambant. Je quitterai la bibliothèque sans avoir provoqué aucune catastrophe, à mon grand soulagement.

Nous poursuivons la conversation sur la poésie française, sujet de mon mémoire de maîtrise. Sur le moment, je ne m’étonne pas de l’aisance avec laquelle il fait tous les rapprochements qui s’imposent, mais je me dis ensuite que s’il semble maîtriser à la perfection le tout petit domaine qui est ma spécialité, il en est de même pour tout le reste, et qu’il aurait répondu avec la même aisance à n’importe quelle question d’ethnologie comparée, de mathématiques, de botanique, de linguistique, etc. Quoiqu’il en soit, nous parlons de Guillevic (« C’est très bien, mais il fait la même chose depuis trente ans ! » – ce qui n’est pas faux, mais peut aisément s’appliquer à l’immense majorité des auteurs et, même s’il s’en défendrait, à lui-même…), de Bonnefoy, de Jaccottet. Bonnefoy : « Nous nous voyions régulièrement, autrefois, à un moment il appréciait bien mon travail. Mais il n’a pas forcement bien évolué. Tiens, ce bouquin (il sort Propos sur la poésie édité au Mercure de France), je l’ai acheté mais je n’ai même pas lu ; pourtant, quand j’achète un livre, en général, je le lis ! — Je l’ai lu, moi, je l’ai trouvé passionnant ! Enfin, moi, il m’a intéressé, mais à toi il n’apporterait rien du tout… Il parle beaucoup de transparence, sans être vraiment capable de la mettre en œuvre dans ses poèmes. J’ai beaucoup aimé « Début et fin de la neige », mais le reste de ses poèmes me semble souvent un peu trop contourné… — Oui, c’est exactement ça ! La théorie, OK, mais la pratique ne suit pas ! La transparence, il la trouve dans un vers de Racine ! Un seul, d’ailleurs. C’est toujours le même problème d’enfermement culturel franco-français et de formation classiciste. Ce qu’il cherche, il le trouverait davantage dans n’importe quel recueil de haïku. Mais son article sur le haïku est nul ! s’exclame Kenneth avec animation. – Il est repris dans ce livre, d’ailleurs, et je trouve que c’est le seul chapitre qui soit mauvais, hasardé-je. En fait, on dirait que Bonnefoy pressent bien ta propre pratique, mais il ne l’applique pas. — C’est ce qu’a dit quelqu’un qui a fait une thèse sur nous deux ! Ce que Bonnefoy vise en théorie, Kenneth White l’atteint dans ses poèmes ! », conclut triomphalement White.

Travaillant plus tard au « fond Kenneth White » de la Bibliothèque de Bordeaux, je retrouve la thèse en question, qui dit, de façon plus nuancée : « D’une certaine manière, et au jeu toujours équivoque des mots et des sensations, pour autant que d’autres mots puissent prolonger la même idée… eh bien ! nous serions tentés de dire que ce vers quoi maints poèmes de Bonnefoy font signe, certains poèmes de White y atteignent » (Philippe Mogentale, Talismans sur les chemins de Yves Bonnefoy, un aspect de la poétique de la modernité, page 239). Je ne suis pas sans remarquer la façon qu’a Kenneth White de considérer systématiquement son œuvre comme l’aboutissement du travail des autres, en simplifiant beaucoup. Cela, d’ailleurs, ne me choque pas plus hier qu’aujourd’hui : qu’un auteur soit principalement préoccupé de lui-même et de son œuvre est normal, même si l’immodestie sans filtre de White confine souvent à la candeur et peut exaspérer !

La conversation en vient ensuite à Philippe Jaccottet, que j’avais tant aimé, que je ne pouvais plus lire (et dont je redeviendrai si proche vingt ans après). J’avais été étonné d’en lire du bien sous sa plume, mais Kenneth et Marie-Claude s’exclament en chœur : « Oh là là, il a vraiment très mal évolué, vraiment ! Il y a de très bonnes choses, et puis dans le recueil d’après, il va de nouveau voir de jolies jeunes filles à la place des arbres ! (White prend un air dégoûté.) Bon, il a eu à affronter un deuil… mais quand même, ça ne dure pas toute une vie ! Il a en fait un gros handicap avec sa religion protestante (lui s’est débarrassé de ce « handicap » depuis belle lurette…). Pas moyen de sortir de l’humain. Un pas au dehors, puis des remords à n’en plus finir… Il y a eu un moment, aussi, où nous nous entendions bien… »

Je constate qu’il s’est « bien entendu » avec beaucoup de monde, et systématiquement brouillé. L’ « ouvert » se referme vite chez lui — plus exactement, l’ouverture au monde ne va pas sans une fermeture du cœur. Quelques années plus tard, je retrouverai Philippe Jaccottet en me sentant bien plus proche de lui que de Kenneth White. « Il a eu à affronter un deuil, mais quand même, ça ne dure pas toute une vie ! » : on peut être un grand poète, un grand penseur, et proférer des imbécillités — c’est en un sens assez rassurant, ou affligeant, c’est selon… À l’heure où les derniers disciples idolâtres du Maître vont pérorer sur « la profondeur de son savoir, sa rigueur intellectuelle et morale, sa bienveillance non dénuée d’exigence et son humour blanc poussant à la transcendance dans l’ouvert » (je cite vraiment le communiqué annonçant sa disparition, qui insupporterait n’importe quel lecteur potentiel allergique aux gourous), je crois qu’il faut le dire bien fort : Ken avait un fichu caractère, un égo surdimensionné, un vrai problème dans les relations sociales, il pouvait être odieux, méprisant, plein de contradictions et de mauvaise foi – bref, il était bougrement humain, même quand il se prenait pour une montagne, et qui pourrait penser que c’est offenser sa mémoire que de le dire ?

White, cependant, continue avec pertinence. « Les Français vont longtemps, mais très, très lentement, à pas de fourmi (il imite la marche à pas de fourmi). Ils passent leur temps à faire le point et à se poser des questions ! Les Américains, eux, ils foncent ! Ils vont très vite (White fait de plus grands pas), entraînant beaucoup de matière mais… pas très loin ! Ça ne dure jamais bien longtemps. »

Le sous-entendu est que, bien sûr, lui, Kenneth White, va vite et longtemps, en parfait dépassement des Français comme des Américains. Il cite des exemples, je renchéris sur les exceptions : Artaud, Segalen. Comme je parle de Segalen : « Tu t’intéresses à Segalen ? (Il fouille dans la bibliothèque.) Il y a des trucs intéressants, là-dedans ! » Il m’offre un gros volume des « Actes du colloque de Brest », avec notamment un article de lui comportant quelques notes au crayon dont je me délecterai plus tard, car il était furieux de ne pas avoir reçu les épreuves avant publication.

Kenneth White aux Charmettes, Chambéry, 29/04/1998

Nous en venons à parler, car le sujet me tracasse, du rapport entre humain et non humain. « Nous allons vraiment vers un siècle humanitariste. L’humanitaire ! Comme si l’humanitaire était la solution à tout ! On ne jure plus que par ça. Et on va accuser celui qui ne rentre pas dans ce petit jeu-là d’être un monstre ! Alors qu’en général, il est bien plus et bien mieux humain que les autres ! » Nous discutons encore un moment à propos de Roger Caillois, de Nietzsche et de Sartre. Marie-Claude raconte qu’à un moment, elle avait entre les mains un livre sur l’existentialisme sartrien et un autre sur le Zen — autant le Zen lui paraissait proche d’elle et de ce qu’elle voyait autour d’elle, autant Sartre lui semblait exotique ! Nous visitons aussi la salle de l’ordinateur, dont Marie-Claude s’occupe car Kenneth a tout cela en horreur. Comme Marie-Claude me demande si j’utilise ce genre d’engins, je réponds que oui, que j’ai une petite machine à traitement de texte qui m’est bien utile. Et puis, pensant à un professeur d’histoire que je n’aime pas et qui avait coutume de répéter : « À l’heure où mes collègues travaillent sur des ordinateurs, j’en suis resté à la gomme et au crayon, et j’en suis fier ! », je me permets d’ironiser un peu : « Il y en a qui, sortis de leur gomme et de leur crayon, ne veulent rien entendre ! » Puis, conscient de m’être écarté de mon rôle d’admirateur, je rajoute : « Oui, oui, bien sûr, c’est pratique seulement pour mettre les textes au propre ! » Je reste inquiet lors de la discussion, à cause de ce manque de présence d’esprit qui, par ailleurs, me rend si sympathiques Rousseau et tous les maladroits.

Nous revenons au salon, après avoir fait le tour du jardin. La suite de la conversation est consacrée aux déboires de Kenneth White avec le milieu littéraire. Marie-Claude me raconte le fameux épisode d’Apostrophe, et l’esclandre avec Françoise Mallet-Joris que j’ai déjà visionné sur un enregistrement : elle, minaude à propos d’un personnage très « poétique » qui casse des horloges, Pivot se tourne vers White et le somme d’intervenir (« Et vous, Kenneth White, qu’est-ce que ça vous inspire ? C’est très poétique, n’est-ce pas ? »), et le goujat pris de cours d’avouer qu’une telle conception de la poésie « lui donne envie de dégueuler » (ou de vomir, je ne sais plus). Par la suite, attaqué par la dame qui ne le trouve pas très « sympathique », il rétorque qu’il ne « sympathise pas avec la médiocrité », ce qui, là encore, manque de courtoisie mais a le mérite d’être clair. Il faudra des décennies pour que Pivot l’invite à nouveau, pour un entretien en solo.

White me raconte un autre épisode significatif. Il est invité à une soirée organisée en son honneur par une journaliste du Quotidien de Paris. Il y va. Haie d’honneur et gens mielleux partout, à ses pieds : « Monsieur White ! Monsieur White ! Comment devons-nous vivre ? » Le lendemain, paraît une page complète dans le journal, avec un article dithyrambique le présentant comme le nouveau Messie. Un peu plus tard, la journaliste demande à White de préfacer un livre qu’elle sort, ce qu’il refuse. Il glisse ici une digression sur la question : pourquoi il a été obligé, à partir d’un certain moment, de refuser systématiquement de faire ce type de travail, même et surtout pour les bons amis – cette digression m’est aussi adressée, me dis-je, pour le cas où je serais tenté plus tard de lui demander quelque chose, ce que je ne ferai évidemment pas (il me proposera cependant très gentiment par la suite de contribuer au numéro de Poésie 98 consacré à la géopoétique et publiera une version remaniée par ses soins – donc, en gommant toute nuance établissant une distance par rapport à l’expérience relatée ou jugée trop “bucolique” – d’un extrait du Grillon de l’automne, dans les Cahiers de Géopoétique n°6). L’année suivante, paraît La route bleue, qui n’a droit à aucun article dans le journal. Le livre obtient le prix Médicis étranger, il faut bien finir par en parler, mais la journaliste du Quotidien de Paris descend alors Kenneth White en flamme, en le traitant, dit-il, de tous les noms (je n’ai malheureusement pas retrouvé cet article).

Une des choses qui lui ont fait le plus de tort, c’est aussi, dit-il, l’admiration de Jacques Chirac, qui un temps allait répétant que Kenneth White était son poète préféré. Tous les journaux de gauche se sont emparés de cela pour ne plus parler de lui (encore en 1994, le Canard enchaîné présentait White comme « un chiraquien »). Chirac, rencontrant Kenneth White, s’est pourtant empressé de lui dire qu’il savait bien qu’ils n’étaient pas du tout du même bord politique, mais c’était pratique pour ne pas parler de lui. Pour Marie-Claude et Kenneth White, si étrangers à ce milieu, c’est d’ailleurs un sujet d’étonnement : la réaction presque hystérique de certaines personnes qui se sentent bousculées par les idées avancées par White. De fait, il y a chez Kenneth White une critique virulente de la production culturelle pléthorique qui relève du divertissement, même sophistiqué, mais ne permet pas de poser les jalons d’une culture « au sens fort du mot » (comme il dit) : « un bel espace où vivre pleinement », en accord avec la nature.

Je suis, à ce moment-là de mon propre parcours, sensible à cette remise en cause de la littérature, dans laquelle je sens que je me suis enfermé depuis mon adolescence. J’adhère au discours de Rousseau contre les arts, à l’obscur jugement final attribué de façon sans doute erronée à Rimbaud (« c’était mal », à propos, peut-être, de la poésie) et à toutes les idées dénonçant l’art comme une façon de se couper de la réalité. Étudiant en lettres a priori voué à écrire et travailler à l’Université, je me détourne des lettres au profit des sciences naturelles. Je n’écris plus que des notes descriptives d’une grande pauvreté, refusant tout ce qui relève de l’expression de sentiments personnels ou de l’imaginaire, et mon idéal devient de ne plus écrire du tout (on en trouve encore bien des traces dans mes livres ou sur mon site Internet, dont la page d’accueil commence par cette citation de Michaux : « Plus  tu  auras  réussi  à  écrire  (si  tu  écris),  plus éloigné  tu  seras  de  l’accomplissement  du  pur,  fort, originel  désir,  celui,  fondamental,  de  ne  pas  laisser de trace » et dans ces propos liminaires : « À tout prendre il aurait sans doute été préférable de n’écrire, à l’instar de la pluie, de la neige ou du givre sur la vitre, qu’à  l’encre  sympathique ». Je trouve à la même époque dans le Zen, si réticent devant tout enseignement verbal, ma première entrée dans le bouddhisme. Je partirai bientôt en Guyane avec l’idée de ne plus être écrivain mais naturaliste. Il faut songer qu’un an auparavant, un professeur de philosophie d’hypokhâgne écrivait à mon sujet que je préférais manifestement « les mots aux choses », ce qui était indubitablement vrai, pour comprendre l’ampleur du renversement opéré par ma rencontre avec Kenneth White, sans laquelle j’aurais vraisemblablement écrit et publié bien davantage, et plus tôt, sans claquer toutes les portes qui, alors, s’ouvraient pour le jeune lettré prometteur qu’on voyait en moi. Je considère rétrospectivement que ce mouvement de refus a été salvateur, comme une façon de nettoyer le terrain sur lequel allaient pousser les livres que j’écris aujourd’hui – et que ce détour « anti-littéraire » montre aussi ironiquement la puissance de transformation de la littérature, dont Kenneth White fait pleinement partie (même s’il peine à l’admettre, lui qui, à force de mettre en avant les sciences et la pensée plutôt que la poésie mais incapable de résister à la gourmandise d’une belle allitération, ne semble pas toujours se rendre compte à quel point il est avant tout écrivain).

La conversation, cependant, se poursuit. On parle aussi en passant, je ne sais plus pourquoi, de Gabriel Matzneff, que White connaît peu mais dont il apprécie le ton altier – tout en ajoutant que lui, au fond, ne dérange personne. L’intérêt de White pour la poésie celte l’a également fait taxer de fasciste, dit-il (on comprend que la stupidité des attaques dont il a fait l’objet ait pu le durcir). Aux dernières élections, Marie-Claude a fini par voter Jospin et Kenneth ne s’est pas déplacé. Les incompréhensions, les jugements hâtifs et bêtes sont tenaces. Il faut avouer aussi qu’il ne fait pas grand-chose pour arrondir les angles – ce qui est plutôt à son honneur. Nous parlons encore longtemps. Kenneth me demande ce que je veux comme livres. Il m’offre et me dédicace Le chemin du chaman – cet exemplaire m’accompagne toujours aujourd’hui. Comme Kenneth et Marie-Claude doivent soudain partir pour Lannion, nous nous quittons de manière chaleureuse mais précipitée. Je repars ravi.

Lionel Seppoloni et Kenneth White, Université de Savoie, Chambéry, avril 1998

Lionel Seppoloni et Kenneth White, Université de Savoie, Chambéry, avril 1998

On se retrouve une deuxième fois l’année suivante avec mon épouse Nathalie, pour un moment plus simplement amical, chaleureux, autour d’un plat de pâtes aux tomates séchées. On se promène le long de la côte de granit rose, où je prends la photographie qui illustre ce chapitre. Kenneth, affaibli par un zona au point de lire des romans, se montre heureux de ce moment de repos. Je me souviens que ce soir-là, ils nous raccompagnent tous deux jusqu’au camping où nous logeons, présenté avec humour comme un Nouveau Monde. Je fonde dans la foulée avec Yvan Dendievel l’association étudiante « atelier géopoétique du Rhône », qui organise pendant trois ans des lectures, des rencontres, notamment avec les amis de l’atelier du héron en Belgique qui publient la première version de mon Grillon de l’automne, et une tournée de conférences de White à Lyon, Grenoble et Chambéry en avril 1998. Je le revois dans notre appartement de Lyon, chez mes parents à Chambéry, au restaurant japonais, dans ce parking aussi où nous sommes restés piégés. Je me souviens de nos retrouvailles à Genève avec Nicolas Bouvier, et, bien plus tard, après mon long séjour en Guyane, à l’université de Grenoble le 3 avril 2013, rencontre évoquée dans ce fragment au titre jaccottéen, “Après beaucoup d’années” que je glisse également ici pour être aussi complet que possible :

“ Grand soleil de grand printemps pour ce jour seulement des retrouvailles (ou des adieux, comment savoir ?), où me voici de nouveau attendant dans un hall désert assis devant une table bancale. Au dehors un peuple d’étudiants, dont certains jouent de la guitare et qui tous semblent flâner avec une insouciance apparente qu’on leur envie. Naturellement cela suffit à serrer le cœur et donne à tout cela une telle allure d’irréalité que le « je » qui écrit ces mots semble s’être dissous entre les lattes des stores ou se résumer au petit geste mécanique de l’écriture et de la respiration.

Dans la poitrine encore les restes de l’affolement dû à cette route inconnue, finalement parcourue sans encombre…

L’avion est en retard et nous ne pourrons pas discuter comme je l’avais espéré avant la conférence. Peu importe. Ken est là, étrangement inchangé. Il a maintenant 77 ans, et cela fait bien 15 ans que nous ne nous sommes pas vus. Devant ce petit amphithéâtre plein de doctorants en anglais et de futurs communicants qui signent consciencieusement la liste d’émargement, présenté par un jeune homme (et je me souviens avoir été autrefois ce jeune homme), White disserte de la littérature mondiale. Ce qui frappe c’est avant tout le plaisir qu’il a à dire. Le bonheur de dire. Avant d’être un essayiste, Kenneth White reste un poète, absolument fasciné par le verbe, les mots, les sons des mots qu’il prononce. Il parle, et c’est un torrent de montagne qu’on écoute chanter, qu’on regarde filer. Ne résistant jamais à un bon mot, maniant la caricature avec jubilation  (il dira d’ailleurs : la caricature permet d’aller plus vite), il avance vite, au risque de perdre complètement un auditeur qui ne serait pas familier de son œuvre, et raccrochant pourtant cet auditeur par la manière qu’il a d’incarner son propos. Parfois certaines phrases demanderaient pour être compréhensibles plusieurs heures de développements, tant il procède par intuitions, approximations, rapprochements audacieux, avançant comme toujours derrière mille noms et mille livres, et livrant sa vision de la littérature et du monde sans se soucier des nuances. C’est là sa force et sa limite.

Ce qui frappe et touche également, c’est de voir à quel point il revient puiser en l’année de ses douze ou treize ans l’énergie qui continue indubitablement de l’animer, et qui fait mentir l’idée avancée par Nicolas Bouvier selon laquelle le pouvoir d’émerveillement s’amenuise avec le temps. De nouveau il a douze ou treize ans et rencontre ce vieil anarchiste qui ne veut pas signer le registre et qui lui fait lire les Upanisads. Ainsi cheminent le vieil homme, qui n’a pas du tout l’air d’un vieil homme, épaulé par le jeune garçon — comme on représente Homère guidé par un jeune pâtre dans certains tableaux académiques.

Finalement on se retrouve. La chaleur des embrassades n’est pas feinte. Quelques paroles échangées, mais il n’est pas nécessaire de faire de longs discours. On se salue, les mains jointes au niveau du cœur. (Ainsi avais-je fait aussi avec certains proches aujourd’hui disparus pour leur dire adieu — et c’est un soulagement que d’avoir pu le faire.) ”

Lorsque je reprends mes activités d’écrivain à partir de 2012, c’est tout naturellement que je reviens rôder dans ces parages géopoétiques, où j’ai la joie de rencontrer l’ami Jean-Louis Michelot (auteur du beau livre Sur le Rhône et à l’initiative du site l’Atelier des confins). En 2014, c’est encore indirectement sous l’égide de White (et de Bouvier) que je rencontre Lionel Bedin, mon éditeur de Livres du Monde, qui anime une association nommée “La route bleue”…

Je revois Kenneth et Marie-Claude White une dernière fois à Paris pour un colloque consacré à la ville, au moment de notre rupture (évoquée dans le texte “From a family writer”, décembre 2015). Ce sont de très bons souvenirs, et quelles que soient les critiques que j’ai pu formuler, je sais ce que je lui dois et la reconnaissance l’emporte, de loin, sur tout autre sentiment – si ce n’est, en ce mois d’août 2023 marqué par son décès, chez lui, à Trébeurden, une profonde tristesse.

 

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Vigie, mars 2024

 

La paix en mars (1) – Souvenirs du dehors (2) – Les stères du temps (3) – Le vent de la mémoire (4) – L’homme aux chiens blancs (5) – La neige en mars (6) – Le soliloque des sous-bois (7) – Qu’est-ce qui creuse sous la mousse ? (8) – X (9) – Rabat-joie (10) – Coup de vent (11) – Ce qui nous sépare des bêtes (12) – État critique (13) – Bifurcations (14) – Il faut faire quelque chose (15) – Intermède (16) – Répondre à l’appel du printemps (17) – Cherchons un peu (18) – Intérêts divergents (19) – Dégradé de mars (20)

 

 

La paix en mars

 

 

Les yeux plissés sous le ciel blanc
main en visière façon Indien
chercher la paix en mars
en ce replat comme une épaule
dans l’échancrure de la montagne
en cette déchirure bleue
par où ne passe nul avion
en ce nid là-haut sans oiseau
dans le grand châtaignier
chercher la paix en mars.

Tête baissée façon vautour
prêtre en prière enfant puni
dans les bogues pourries et la paille
le jaune vague des primevères
ou l’œil précis de la grenouille
tapie entre les herbes jeunes
qui percent la croûte sale
des vieilles guerres hivernales
humblement mais obstinément
chercher la paix en mars.

Pupilles et narines dilatées
comme les chiens quand à l’orée
le chevreuil file entre les ombres
en déroulant derrière lui
son fumet d’urine et de musc
traquer la paix qui s’est roulée
en boule sous les ronces
« la débusquer ! » disent les chiens
« la protéger »
répond l’humain.

Tendre l’oreille tenter d’entendre
dans le fracas du nant les abois
les cris de buse et bruits de botte
le tumulte des pensées idiotes
les rafales du vent dans la tête
le sifflement froid du silence
tenter d’entendre le roitelet
dont le chant trop aigu parait-il
pour les tympans de bien des hommes
est chant de paix, assurément.

Chercher la paix sur ce chemin
de mots et de feuilles que rouvrent
chaque fois le pas et la voix
malgré tous les troncs abattus
la glaise du grand éboulement
et le torrent en cru plus loin
chercher la paix et la trouver
finalement dans l’œil noisette
du chien qui se retourne
regarde l’homme
et lui pardonne tout.

01/03/24

 

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Vigie, février 2024

 

Treize bribes détachées du silence de ce mois bref : 1. Février funèbre – 2. Retour vers la Jasse – 3. Matin morne – 4. Radio printemps – 5. Les nuages – 6. Le tempo des contrastes s’accélère – 7. Prière – 8. Je n’écris pas – 9. Un voyage – 10. Quelque chose à scruter – 11. Coïncidences – 12. La paix fin février. – 13. Le rayon vert.

 

  

Février funèbre

 

 

Temps gris, tendu et triste, triste, qui remet en mémoire les sensations d’un autre février d’il y a quatorze ans où est mort mon grand-père. Je me souviens de mon saisissement lorsque j’avais vu dans la lumière tamisée de la chambre froide son visage de cire grise : c’était mon premier mort, par chance assez tardif. Il faisait glacial dans l’église où nos voix se perdaient. À défaut d’être croyant j’étais, en ce temps-là, assez religieux, et j’avais tenu à m’impliquer dans le choix des textes proposés par le prêtre que j’avais lus à voix haute, dans la petite cuisine de la maisonnette de Montluçon qui était le cœur de ce monde révolu, à ma grand-mère morte trois ans plus tard, à ma mère partie quatre ans après, à Ludo qu’un AVC a depuis emporté. Clément était un bébé, Léo un petit garçon prometteur. Que les survivants me pardonnent, je pense aussi à eux, mais c’est avec tout ce peuple de fantômes que je me promène à présent dans la brume après avoir donné mes cours au collège-mausolée.

Février funèbre. « Toutes les lumières sont funéraires. » Ça tire sur la longe, dans le cœur et la tête, ça lance, ça balance et retombe. Bientôt l’odeur camphrée des thuyas comme un encens très frais apaise. Je sens que dans le bois, sans doute, ça ira mieux. Les chiens lapent l’eau boueuse des flaques. Depuis que l’arbre a été coupé en deux, le lierre privé de son support gît en travers du sentier, ballotté par le souffle du torrent comme une liane ou un tentacule coupé. L’eau file dans le canal bétonné, déborde du barrage, dévale et se fracasse dans la chute. Il n’a pas plu depuis longtemps, c’est l’eau de la fonte des neiges, de l’invisible et perpétuelle débâcle. Ici un vélo a dû choir, laissant sur place le plastique rouge d’un feu arrière…

En arrière toute, en arrière les fantômes ! En arrière, ou en avant, de toute façon on vous suit, on vous rejoint, et cette certitude n’en finit pas de stupéfier. Même sans glisser ni tomber, patience, on vous rejoint.

01/02/24

 

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Vigie, janvier 2024

 

Incitation à continuer

 

 

Le soleil de trois heures fait fondre la fragile banquise qui recouvrait les champs d’une fine couche blanchâtre et qui craque encore un peu sous le pas dans les passages restés à l’ombre, derniers biscuits d’un hiver trop bref. Je flâne avec Nouchka, bien remise de son opération et qui, exaspérée par le pansement et l’inactivité forcée, profite de la moindre halte pour creuser la terre. Il y a de longues ombres projetées sur le champ vert-jaune, et puis la tâche d’un blanc éblouissant de Nouchka qui ne doit pas courir mais qui le fait quand même. On évite la gouille où les bouleaux trempent leurs reflets et où la chienne n’a pas le droit de patauger et l’on file vers le bois en fermant à demi les paupières.

Un scarabée vol dans l’air tiède. Des troupes de tarins et de grives se déplacent d’arbres en arbres en criant. C’est un paysage de mars que l’on traverse, mais pris dans une lumière nette, tranchante, qui reste lumière d’hiver. Après tant d’heures passées allongé à lire Deligny, pour ma part, ou à rêver de terriers, de chevreuils et de neige peut-être pour ce qui est de Nouchka, retrouver ainsi le chemin familier nous fait, à l’un comme à l’autre, le plus grand bien. Cela n’inspire aucune réflexion d’ordre intellectuel, tant homme et chien ne sont plus, dans ces moments-là, que réflexion sensible dont la parole et l’appareil photo fixent quelques fragments : l’araignée qui se faufile entre les feuilles mortes des chênes ; la combe illuminée où se promène le fantôme de ma mère ; le bois froid et humide où les chevreuils camouflés par les troncs nous regardent passer sans bouger, trahis seulement par leur odeur et par ce croupion blanc qui se détache dans la pénombre.

Sur la crête froide, face à la vallée blanche et aux deux pics immaculés du Petit et du Grand Arc qui se découpent dans le ciel impeccablement bleu, la fine pellicule de glace craque à nouveau. À présent j’y vois des continents à la dérive, la carte déchirée d’un paysage en mutation, un adieu aux hivers de l’enfance, et puis une incitation à continuer à marcher (parce que ce craquement sous les bottes est exquis) et à écrire (parce que tout cela est très beau).

01/01/24

 

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Vigie, décembre 2023

 

Pour assurer mon retour sur terre, je marche quotidiennement avec mon chien dans des régions vides, nues, éventrées, amputées de leur nature essentielle par notre comportement. Mais elles sont encore belles, ces montagnes et ces vallées…

Jim Harrison

 

 L’hiver en bref

 

 

Trente centimètres de neige sont enfin venus recouvrir la crasse de novembre, et c’est merveille de voir les chiens courir, bondir et creuser dans ce qui reste leur élément naturel. Je me rassure à bon compte : l’hiver existe encore, l’ordre du monde n’est donc pas si perturbé, et je me laisse aller à annoncer triomphalement à Léo un décor idéal pour Noël (quinze jours plus tard ce sera le printemps).

C’est un petit peu moins merveille que de descendre la route glissante harnaché et tracté par les chiens, tant l’attention doit se porter sur la triviale préoccupation d’éviter de se casser la figure. Le départ est particulièrement laborieux, à cause de l’accouple qui s’emmêle et de mes gestes ralentis qui ne répondent plus aux reconfigurations rapides qu’impose la situation, à tel point que je me sens aussi maladroit que l’adolescent dégingandé qui ne s’est pas encore habitué à la nouvelle position de ses pieds et de ses mains. Ce qui est redoutable, ce sont les portions de goudron déneigées qui glissent déjà et glisseront plus encore quand le verglas les aura recouvertes. Au moins ne puis-je pas divaguer dans des rêveries contemplatives en célébrant la beauté hivernale, ainsi que je serais tenté de le faire si je me promenais seul ; les chiens sont aussi là pour me ramener aux contingences, à l’accident toujours possible, à ces obstacles que semble soudain incarner devant nous le tronc tombé qui barre le chemin et dont les fines branches noires soulignées de blanc me font percevoir quelque chose d’obscur et de serré qui s’est installé partout dans la forêt, et se nomme l’hiver.

Grand calme furieux de l’hiver. En contrebas le torrent fou des derniers jours est devenu proprement enragé (il le sera encore bien davantage quand viendra la débâcle). La cascade charrie une eau jaunâtre comme le pelage des samoyèdes dans la neige. Plus loin trois autres arbres sont tombés. Nouchka, détachée, file de-ci de-là, montant et descendant le torrent, creusant la neige ou s’y roulant, en s’étonnant ou s’indignant de ma lenteur.

La neige tombe sur la neige. Je franchis sur les genoux deux autres tunnels d’arbres brisés. Ici un nouveau torrent s’est formé qui creuse la neige au milieu du sentier. Plus loin je renonce à compter tous les troncs abattus, mais je m’étonne de tant de dégâts pour une averse somme toute ordinaire : je suppose que les mois de sécheresse et les pluies diluviennes de novembre ont fragilisé les arbres et les sols.

Je rentre fatigué, rasséréné, un grand blanc dans la tête, avec la satisfaction surtout de savoir que l’hiver s’est quand même enclenché.

02/12/23

 

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Vigie, novembre 2023

 

Promenade à trois

 

 

L’arrivée de Nouchka apporte son lot de « premières fois » qui pour quelque temps vont transfigurer le quotidien : ainsi est-ce aujourd’hui notre première marche en trio, avec Rimski en tête d’attelage et Nouchka qui, en nouvelle venue momentanément intimidée, ne s’éloigne guère de ma botte gauche. L’immédiate complicité des deux samoyèdes est évidente. Il n’y a pas la moindre trace de jalousie de la part de l’ex-chien unique, qui partage avec elle ses jouets, ses cordes, sa gamelle, son canapé, mon lit et toutes les caresses (à la seule exception de celles prodiguées depuis l’autre côté du grillage par les passants, pour lesquelles il exige clairement la préséance) sans aucune réticence, bien au contraire, si bien qu’après une nuit étonnamment calme le réveil est un festival de caresses, de coups de langues, de manifestations de tendresse et de joie, Nouchka saluant mon lever par un chant de louve.

Après une longue séance de jeu en intérieur puis de creusement de galeries qui ont transformé le jardin en champ de bataille et la douce chienne immaculée en blaireau, on part pour le tour habituel, qui l’est donc beaucoup moins d’être ainsi fait à trois, dans l’air humide de novembre. Par deux fois ma ceinture se défait, pas assez résistante pour la traction de deux chiens : quelques ajustements seront nécessaires. La chienne slalome sur le sentier que j’ai absurdement nettoyé des bogues auxquelles elle ne fera bientôt plus attention, lorsque Trésor Nouchka of Arctic Cobaka – son nom officiel – sera pour de bon devenue Nounouche du Villard.

Bien sûr, une très grande part de mon attention reste focalisée sur les chiens, que j’attache finalement à l’aide d’une accouple au bout de la même longe : on alternera ainsi suivant les besoins et envies de l’une et de l’autre. Des chasseurs ont laissé leur véhicule sur le sentier, avec un chien à l’intérieur dont les aboiements plongent aussitôt Nouchka dans une véritable d’hystérie. On passe notre chemin. Je reprends Nouchka en laisse à part, et me retrouve au carrefour dans une étrange position d’agent de la circulation, un bras tendu à droite avec au bout Nouchka très occupée par une odeur, un bras tendu à gauche avec Rimski très attiré par une autre odeur. Voici le pont de bois couvert de feuilles mortes, et donc excessivement glissant, que je traverse en funambule entre les deux chiens qui menacent de me déséquilibrer. Il est probable que je pourrais promener Nouchka détachée, tant elle reste proche de moi, mais je ne veux prendre aucun risque en ce premier jour tant que je ne suis pas sûr du rappel et qu’il y a des chasseurs (relisant ces notes quelque temps plus tard, je ne peux que constater ma candeur : Nouchka est un samoyède, un chien de chasse particulièrement rétif aux ordres, et pas plus que Rimski je ne pourrai la laisser aller librement…).

On entend à présent les aboiements aigus des chiens de chasse qui parviennent à percer le vacarme du Gelon en cru. À regarder les deux chiens, il est évident que Rimski est en terrain familier alors que Nouchka a tout à découvrir, qui ne s’arrête de flairer les bords du sentier presque centimètre après centimètre que lorsque les aboiements au loin redoublent, lui faisant pressentir la possibilité d’une rencontre avec un congénère (ce qu’elle place pour l’heure au-dessus de toute autre stimulation). La voici en tête, trottant vers ce qui est sans doute le lieu de la chasse (même si l’on n’entend aucun coup de feu). Puis survient le drame : un chevreuil traverse sous le nez de Rimski, on entend les chiens de chasse qui le poursuivent et se rapprochent… Je m’éloigne au plus vite, aussi tendu que la longe qui me relie à Rimski, dont Nouchka considère les embardées furieuses avec ce que j’interprète comme de l’étonnement, car elle, à dix mois, n’éprouve pas encore le désir irrépressible de poursuite (ce qui ne saurait tarder…).

Ce qu’elle préfère pour l’heure, c’est barboter dans les flaques et les bords du torrent. Alors que Rimski a toujours pris grand soin d’éviter les ornières boueuses, elle se complaît à y patauger, passant d’une flaque à une autre en s’attardant de préférence sur les plus troubles… J’aime ce mélange de préciosité, encore plus visible chez une petite femelle renarde que chez un gros mal ours, avec cette queue en panache qui évoque l’aigrette garzette, et de sauvagerie exprimée par les pattes et le ventre maculés de boue et cette façon de humer, museau en l’air, ou de lancer parfois un chant de loup qui donne des frissons. Ce contraste s’incarne par ailleurs de façon tout aussi saisissante entre Rimski bondissant à travers les ronces à ma droite et Nouchka qui le regarde depuis sa flaque sur le sentier. Chiens fous, chien du dehors évidemment, qu’on n’imagine pas dans un appartement ; mais chiens aussi du dedans, bibelots, peluches, une fois séchés, brossés, rassasiés d’escapades.

Après le bain, les fauves se mettent à jouer avec un bâton qu’ils se disputent en grognant. Chacun repart en emportant dans la gueule un morceau du bois, et Nouchka prend dans sa gueule la laisse de Rimski.

01/11/23

 

Publié dans 2023 | Commentaires fermés sur Vigie, novembre 2023

Vigie, octobre 2023

 

Le temps qu’il fait est un problème

 

 

Pendant des années je me suis un peu moqué de mon obsession pour le temps qu’il fait et les variations des saisons, comme s’il s’était agi d’une préoccupation futile ; au train où vont les choses, on ne parlera pourtant bientôt plus que de cela, semble-t-il : de cet été qui empiète sur le printemps et l’automne, de ce mois d’octobre qui ressemble au mois d’août ou ne ressemble à rien, de ces vagues de chaleur qui n’en finissent pas, de ces lieux familiers qu’on ne reconnaît plus parce que les températures, la lumière, l’hygrométrie ont été tellement chamboulées qu’on se croirait dans un monde parallèle.

Revenu du travail, je laisse à Rimski l’initiative de l’itinéraire, si bien qu’on se retrouve à remonter le Nant. Des girolles poussent ici, dans des endroits où je n’en avais jamais vu, en quête sans doute d’humidité. Le souffle du torrent fait oublier la fournaise du champ. Je remonte le Nant, mais je peine à retrouver mes repères emportés par les crues et décrues successives. Ici ou là on trouve des coquilles d’œufs fraîchement brisées qui confirment d’autres observations : beaucoup d’oiseaux procèdent à de nouvelles couvées. Je ne reconnais pas ces champignons visqueux qui poussent dans la pente, ni ceux-là, couleur brique et tout luisants.

Dès qu’on remonte la chaleur nous rattrape. Une souris s’enfuit en faisant grésiller les feuilles. Même les coulemelles ont fini par se réfugier à l’intérieur du Grand Creux, en quête de fraîcheur.

02/10/23

 

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Vigie, septembre 2023

 

Brouhaha

 

 

Une lune encore pleine flotte dans le ciel pâle et la brise fait bruisser les bouleaux. Il est bientôt sept heures et quelques oiseaux chantent, absolument indifférents au fait que nous sommes aujourd’hui le 1er septembre et que c’est jour de rentrée. Un chevreuil, toujours le même, détale toujours au même endroit. Les vaches blanches restent dans l’ombre de la lisière, cailloux cachés. Deux avions très lumineux se croisent au-dessus de la lune, comme en orbite.

Long silence.

Tous ces silences humains traversés de sons naturels et qui criblent les textes, aucune lecture ne peut en rendre compte et personne ne serait assez patient pour les endurer, mais la contrebasse de Fabrizio en un sens les exprime sous une forme musicale et condensée. Quand je dis « silence », ce n’est d’ailleurs que celui de la parole, car indépendamment de tous ces sons qui m’entourent, fracas du torrent, bruit de mes bottes, trilles d’oiseaux, bruissement des feuilles, grondement de l’avion, il y a toutes ces voix toujours dans la tête, bribes de chansons, paroles entendues ou rêvées, songeries confuses, qui font un brouhaha de hall de gare.

Je me promène avec mon hall de gare mental.

Ce qui m’en sort, c’est une belle tâche brune sur le chemin, qui affole complètement Rimski. De façon étonnante, le couple de chevreuils ne nous a pas entendu venir. Le mâle finit par détaler, la femelle se retourne et tient tête un moment à Rimski, qui est dans tous ses états. Le brouhaha du hall de gare pendant quelques instants s’est arrêté, qui reprendra juste après le virage.

01/09/23

 

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Vigie, août 2023

 

Première marche d’automne

 

 

Au premier jour d’août – mois du départ de Léo, des premières répétitions avec Fabrizio, de la mort de Kenneth White et de l’écriture de Dans ma mémoire indienne – l’automne est sur nous. Je repars marcher sur le sentier des crêtes entre le Grand et le Petit Cucheron avec Rimski. C’est ma première sortie avec la Twingo blanche qui me rappelle ma jeunesse en Guyane (je conduisais alors une Twingo blanche) et m’accompagnera je l’espère assez longtemps. Rimski d’abord hésite à sauter dans le coffre où je lui ai fait de la place en écartant les sièges (dans quelque temps cette voiture sera si bien associée à la promenade que cela deviendra un réflexe), puis nous filons dans la brume.

Les averses et la grisaille ont une fois encore totalement métamorphosé les lieux et fait pousser des champignons intéressants : je prends un moment pour photographier la jeunesse et la vieillesse de ce Phallus impudicus qui attire toutes les mouches du secteur et que je renifle négligemment.

Je ne suis pas venu seulement pour observer, même si je le fais, ni pour promener Rimski. Une bonne partie de l’escapade est consacrée à l’écriture d’un passage de Ma mémoire indienne sur lequel je butais et qui, avec la marche, me vient naturellement et sans effort. Je constate avec une pointe d’embarras qu’écrire assis à ma table comme je l’ai toujours fait m’est devenu plus difficile : corriger, lire et relire, déplacer des virgules, cela je peux le faire, mais écrire un texte nouveau me bloque et mon esprit se disperse. Cette pratique de l’écriture-diction associée à la marche, découverte un peu par hasard en 2013 avec L’éloignement, a fini par supplanter celle, silencieuse et statique, que je pensais pourtant si bien ancrée depuis tant d’années. Il n’empêche que le travail au bureau reste nécessaire pour fixer le cadre, la direction, et revenir sur les détails. Les deux prochains livres s’écriront de cette sorte.

Quand je marche c’est non seulement ma tête mais tout l’espace alentour qui devient un carnet. Je punaise mes bribes sur la cime des arbres, gribouille des morceaux de phrases que je reprends parfois dix fois, que je déplace à loisir sur les cailloux du chemin. À tout moment des sensations s’invitent du dehors dans mon texte, qui ne peut pas être tout à fait sans rapport avec le rythme de la marche et la nature de la pente : les phrases sont courtes en montée, hésitantes en descente, alors que sur terrain plat les propositions s’enchaînent et se ramifient sans obstacles. Il y a aussi de beaux moments de silence qui sont comme un blanc sur la page, un changement de paragraphe ou de chapitre, et d’autres où c’est tantôt le texte en cours, tantôt le paysage qui s’efface.

L’un des ultimes arguments qui m’ont poussé finalement à cette sage folie que fut l’adoption de Rimski, était qu’un chien, pressentais-je, me permettrait d’écrire, parce que l’obligation de sortir tous les jours me semblait profitable. Je ne pensais pas que mon écriture allait devenir dépendante de Rimski, à tel point que je suis déjà en train de chercher des arguments pour convaincre Nathalie de ne pas le prendre en vacances avec elle (la canicule sera finalement le meilleur des arguments) — je ne peux quand même pas avouer que sans lui, je ne peux plus écrire…

01/08/23

 

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Vigie, juillet 2023

 

Le camp de l’été

 

 

Je marche sous le grand ciel inquiet qui hésite entre le bleu pâle et le gris, le sec et la pluie, le tiède et le chaud. Je traverse lentement ce paysage lui-même divisé entre les champs pâturés qui sont restés bien verts et ceux qu’on destine à la fauche qui ont viré au jaune. Toutes les branches du grand châtaignier sont d’un beau vert sombre luisant, sauf celle qui a séché au sol après sa chute. Le chemin vert tracé par le tracteur à travers les champs jaunes parsemés de fleurs mauves semble conduire tout droit vers les châtaigniers en fleurs. Quelques vaches blanches sont restées couchées, « flemme de se lever » comme dirait Léo, insensibles aux rappels du coq qui pourtant s’égosille depuis un moment. Il règne comme toujours dans cette enclave un apparent équilibre paysan qui maintient les incertitudes à distance, mais je ne suis pas dupe. J’admire, je salue – et je repars tête baissée dans le sous-bois.

Ici les limaces sont occupées à dévorer les premiers bolets et les premières russules roses dont la pluie de juin a accéléré la croissance. Les ronces sont en fleurs, dont on sent le parfum subtil que ne recouvre pas encore celui des balsamines (parfum lui-même invasif, qui sera comme chaque année si fort qu’il écrasera tous les autres, et dont me vient bizarrement l’impatience parce que je n’arrive plus à me le remettre en nez – parce qu’il est difficile en fait de se remémorer avec précision un parfum) ; elles lancent le grappin de leurs longues tiges griffues de chaque côté du sentier récemment dégagé, de nouveau menacé, et l’on s’en défait avec précaution pour ne pas s’écorcher.

Comme un cueilleur compulsif revient sur les lieux où l’avant-veille il a pu remplir son panier, et où il sait bien qu’il ne trouvera rien puisque les champignons n’ont pas eu le temps de repousser, Rimski fait un bond de côté pour voir si le faon débusqué la dernière fois n’est pas revenu à la même place. Sait-on jamais, cela permet quand même de se dépenser et d’espérer… Pour la première fois depuis des mois, je traverse le Gelon à guet, sans ôter mes bottes, ce qui me prive du plaisir que j’aurais sans doute ressenti à le franchir « sandales à la main », comme dans le poème de Buson, mais ne m’empêche pas de savourer la fraîcheur du souffle sur mon visage – car entre-temps le temps a choisi son camp, celui de l’été.

02/07/23

 

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Vigie, juin 2023

 

D’orage et de résine

 

 

Courant comme tout un chacun de tâche en tâche avec les pieds pris dans les rets d’une tracasserie domestique mineure mais qui, sur le moment, m’accapare, je m’agite absurdement pendant que mon grand chien nordique, censé ne pas pouvoir se passer de longues promenades sportives, dort sur le dos, étendu les quatre pattes en l’air sur le carrelage de la cave. Quand je m’approche, il s’étire imperceptiblement, pressentant la caresse. Il émane de tout son être un sentiment de béatitude absolue qui me fait m’interroger sur le sens de la vie. À le regarder, il ne fait aucun doute que seul compte le confort, la sécurité, les caresses et la sieste. Lui qui dispose de tout son temps pour faire ce que bon lui semble, préfère dormir comme un chat domestique ou un bébé, agité par nulle conscience du temps perdu, et même en vérité agité par rien puisque même l’araignée qui est en train de courir sur son museau ne provoque chez lui aucune réaction. Pris de pitié devant une telle félicité canine, je repousse l’heure de la balade et retourne à mes tracas.

Lorsqu’une heure plus tard je redescends, il sort de son sommeil et, sitôt que je l’appelle, s’enfuit, fidèle à la réputation de sa race puisque les Samoyèdes sont désobéissants et facétieux. Comme je ne suis pas d’humeur à jouer je tourne les talons et le plante là, « bien fait, tu n’avais qu’à obéir ». Vingt minutes plus tard, la leçon a été comprise et nous partons à l’instant précis où l’orage éclate.

Bénis soient les détours, les retards, les tergiversations, les chiens désobéissants et même les migraines, car il est évident que l’averse décuple le plaisir de l’escapade ! Il faut le voir bondir sous la pluie battante, ce gros chien qui tout à l’heure semblait une descente de lit, et il faut voir son maître aussi qui va de ci, de là en sautant dans les flaques, ruisselant et ravi, ayant oublié tous les tracas. Cet espace resserré par la poussée des feuilles, la rumeur de l’averse semble l’agrandir à nouveau, faisant résonner la forêt de son fracas et ma mémoire de sensations tropicales. En passant je croque dans les jeunes pousses d’un épicéa ; le goût de la résine se mêle à celui de l’orage.

02/06/23

 

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