Rues, parkings et bords de routes

 

 

 

 

LE ROND-POINT

  

 

Assis au bord du rond-point on regarde les voitures tourner en rond. Soi-même on tourne en rond. Seule la fourmi qui traverse le carnet semble savoir où elle va, et le vieux couple qui passe en se tenant par le bras et en se houspillant sans méchanceté : « Avance ! dit la femme d’une voix sonore. — Mais je le sais ! » La réponse plus sourde de l’homme se perd dans le bruit des voitures.

Passe la camionnette publicitaire d’un cirque, qui proclame qu’on peut voir, pour un euro, les grands tigres blancs enfermés dans leur cage. Plus loin, perchés dans une nacelle bleue, les hommes de l’élagage sont à l’œuvre, mais le bruit de la tronçonneuse mêlé à tous ceux de la ville ne résonne pas du tout comme chez nous, en montagne, où il est indissociable de toutes ces activités des hommes et des bêtes qui s’affairent en été pour préparer l’hiver: vacarme hors-saison de moteurs et de branches brisées.

Pendant ce temps l’enfant s’est désintéressé des voitures et regarde le travail des fourmis, ou bien baye aux corneilles qui ne traversent pas ce ciel sans nuage, et cherche (mais ne trouve pas) la lune, cette demi-lune toute pâle qui ne s’est pas encore tout à fait effacée et que je lui montre du doigt.

Du corps brûlé ne restera bientôt qu’un peu de cendre et un filet de fumée qui ira rejoindre dans le ciel de juillet cette pâle demi-lune.

Passe un cycliste.

Passe une femme jeune qui porte son enfant.

Mon enfant et moi restons assis au bord du rond-point, et la scène se perd dans un coin de mémoire… L’enfant obstinément demande : « Il est quelle heure ? » Dix heures trente à jamais — regarde-toi passer dans les bras de cette femme jeune qui porte son bébé. Glisse-toi entre les tâches de lumière et d’ombre sous les jeunes tilleuls, et passe au travers des heures sombres. Il n’y a pas d’heures, pas de passants. Juste ce rêve qui ne dure qu’un instant, qui s’achève finalement dans la brûlure, l’éblouissement peut-être du feu final.

Je vacille à la vue de cette passante que je crois reconnaître parce qu’elle porte une perruque assez semblable à celle qui, ces dernières années, masquait le crâne chauve de ma mère, parce qu’elle porte aussi un tee-shirt ample, clair, très élégant, avec dessins d’oiseaux, lunettes et boucles d’oreilles, et parce qu’elle a la même allure un peu chancelante comme un fantôme un peu pressé, un peu gêné de passer là en plein soleil.

Passent encore deux dames qui parlent d’une autre qui a, dit l’une, perdu son fils dans un accident d’avion : « Tu sais, cet accident qui avait fait six morts ».

L’enfant, maintenant, pour passer le temps tresse des herbes et en oublie le guet, l’attente, l’ennui de ce rond-point.

 

Chambéry, 17 juillet 2014

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