Vigie, décembre 2023

 

Pour assurer mon retour sur terre, je marche quotidiennement avec mon chien dans des régions vides, nues, éventrées, amputées de leur nature essentielle par notre comportement. Mais elles sont encore belles, ces montagnes et ces vallées…

Jim Harrison

 

 L’hiver en bref

 

 

Trente centimètres de neige sont enfin venus recouvrir la crasse de novembre, et c’est merveille de voir les chiens courir, bondir et creuser dans ce qui reste leur élément naturel. Je me rassure à bon compte : l’hiver existe encore, l’ordre du monde n’est donc pas si perturbé, et je me laisse aller à annoncer triomphalement à Léo un décor idéal pour Noël (quinze jours plus tard ce sera le printemps).

C’est un petit peu moins merveille que de descendre la route glissante harnaché et tracté par les chiens, tant l’attention doit se porter sur la triviale préoccupation d’éviter de se casser la figure. Le départ est particulièrement laborieux, à cause de l’accouple qui s’emmêle et de mes gestes ralentis qui ne répondent plus aux reconfigurations rapides qu’impose la situation, à tel point que je me sens aussi maladroit que l’adolescent dégingandé qui ne s’est pas encore habitué à la nouvelle position de ses pieds et de ses mains. Ce qui est redoutable, ce sont les portions de goudron déneigées qui glissent déjà et glisseront plus encore quand le verglas les aura recouvertes. Au moins ne puis-je pas divaguer dans des rêveries contemplatives en célébrant la beauté hivernale, ainsi que je serais tenté de le faire si je me promenais seul ; les chiens sont aussi là pour me ramener aux contingences, à l’accident toujours possible, à ces obstacles que semble soudain incarner devant nous le tronc tombé qui barre le chemin et dont les fines branches noires soulignées de blanc me font percevoir quelque chose d’obscur et de serré qui s’est installé partout dans la forêt, et se nomme l’hiver.

Grand calme furieux de l’hiver. En contrebas le torrent fou des derniers jours est devenu proprement enragé (il le sera encore bien davantage quand viendra la débâcle). La cascade charrie une eau jaunâtre comme le pelage des samoyèdes dans la neige. Plus loin trois autres arbres sont tombés. Nouchka, détachée, file de-ci de-là, montant et descendant le torrent, creusant la neige ou s’y roulant, en s’étonnant ou s’indignant de ma lenteur.

La neige tombe sur la neige. Je franchis sur les genoux deux autres tunnels d’arbres brisés. Ici un nouveau torrent s’est formé qui creuse la neige au milieu du sentier. Plus loin je renonce à compter tous les troncs abattus, mais je m’étonne de tant de dégâts pour une averse somme toute ordinaire : je suppose que les mois de sécheresse et les pluies diluviennes de novembre ont fragilisé les arbres et les sols.

Je rentre fatigué, rasséréné, un grand blanc dans la tête, avec la satisfaction surtout de savoir que l’hiver s’est quand même enclenché.

02/12/23

 

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