Depuis quelques années déjà, le nom de Nicolas Bouvier est devenu une sorte de signe de ralliement pour toute une confrérie anonyme de poètes promeneurs, de vagabonds des lettres, d’amoureux des mots et du monde – des mots qui ouvrent sur le monde. On n’en a certes pas fini avec Bouvier, et « il faudra y revenir » (pour reprendre le titre d’un de ses derniers ouvrages posthumes). Voici ici pour commencer quelques fragments d’une évocation intime de Bouvier (repris dans la partie centrale de L’éloignement, Mutine, 2014), ainsi qu’un enregistrement d’une rencontre à Genève avec Kenneth White à laquelle j’avais assistée.
Au cœur blessé, au cœur battant
(à Nicolas Bouvier)
Le temps-éclair d’un mauvais songe
Tu as vidé les étriers
La vie a pris ta monture
et s’éloigne de toi
dans un galop de cendre
Nicolas Bouvier, « Morte saison »,
Genève, 25 octobre 1997.
Au détour d’une phrase s’est glissé un « il était » incongru, choquant, contre lequel je m’insurge aussitôt : il est vivant – certes malade, épuisé, mais vivant. « Comment, tu ne sais pas ? Personne ne te l’a dit ? Avant-hier… »
Quinze ans plus tard, je m’insurge encore.
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Ses dernières forces, Nicolas Bouvier les a consacrées à préparer cette exposition à Coligny. Les amis, les lecteurs s’y pressent, réécoutant la voix de velours râpé du conteur (il suffit de rouvrir les livres pour l’entendre), relisant les poèmes sur les murs, déchiffrant l’écriture cunéiforme des manuscrits, déambulant dans le jardin « entre errance et éternité ». Au sol, des gravillons qu’il a choisis pour la qualité de leur crissement autant que pour leur éclat (blanc mat) et leur rondeur. Dans chaque salle des « boîtes à odeurs » aux allures de farces et attrapes : on passe de la vanille au goudron ou au tabac froid sans savoir. Des gens rient, beaucoup pleurent, le rire et les larmes se mêlent : exemple rare d’un écrivain permettant à ses lecteurs de pénétrer vivants à l’intérieur du livre…
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Je viens de recevoir la dernière édition de Le Dehors et le Dedans, son unique recueil de poèmes. Tout en longeant les quais je m’empresse de lire les six nouveaux textes.
Désormais c’est dans un autre ailleurs
qui ne dit pas son nom
dans d’autres souffles et d’autres plaines
qu’il te faudra
plus léger que boule de chardon
disparaître en silence
en retrouvant le vent des routes
Je fonds immédiatement en larmes. Touché au cœur. Le monde extérieur disparaît. Bien sûr, j’ai encore en tête cette silhouette fourbue (il aimait ce mot-là) qui s’éloignait en boitant épaulée par Éliane. La date correspond, je me dis qu’il savait. Les mots du poème disent le tremblement, le flottement de celui qui se sait parvenu à la « dernière douane ».
Mais il y a plus. S’il m’est toujours et durablement difficile de relire la dernière strophe du poème sans pleurer, ce n’est pas seulement par sentimentalisme ou attachement exacerbé pour la personne du poète (il est vrai que rares sont ceux qui, depuis Rousseau, ont pu nouer avec leur lecteur une telle relation d’intimité). En même temps qu’une acceptation sans illusion, il passe dans ces derniers vers un souffle, une ampleur, un allant qui étonnent, comme si la capacité d’émerveillement du voyageur retrouvait un peu de sa fraîcheur première à l’approche de la mort.
« La curiosité l’emporterait presque sur la peur… »
L’incertitude de cet « ailleurs » innommable ouvre sur « d’autres souffles et d’autres plaines » ; à la lourdeur du devoir (« il te faudra ») répond la légèreté piquante de la « boule de chardon » ; ce sont la disparition et le silence assumés qui permettent de « retrouver le vent des routes »…
Rarement j’ai senti à ce point mêlés une plainte aussi grave et une aussi folle confiance, la défaite et la fête, le cœur qui se brise et qui s’ouvre dans le même mouvement. Tous les lecteurs amoureux de Bouvier sont ces autres souffles, ces autres plaines, dépositaires de ce plus haut devoir qui est de s’alléger.
Entendre Nicolas Bouvier, c’est encore une fois revenir au cœur serré, au cœur ouvert, au cœur blessé, au cœur battant de la vie et du livre.