Résumer ne résout rien
Avec les longues nuits de décembre que, par peur, on crible de lumières, il paraît qu’une année s’est achevée encore, une ligne de plus sur la liste de cette course qui mène à son propre épuisement, une année à peine moins fugace qu’une journée – « encore une journée d’foutue » comme chantait Higelin, dont on regardait encore hier, avec l’ami Franck, l’ultime et si poignante prestation sur la scène de la Philharmonie.
Un an de plus on a marché, on a monté et descendu au bas mot cinq-cent-quatre-vingt-quinze mille marches, soit un dénivelé cumulé d’environ vingt-quatre monts Blancs plus quelques falaises, et c’est merveilleux en effet d’habiter une maison avec quatre niveaux et de travailler au deuxième étage d’un établissement assez vaste car cela maintient en forme, n’est-ce pas, même si marcher, marcher ainsi ou autrement, ne mène nulle part.
C’est peu dire que ce mois-ci encore la vue fut belle : la montagne en hiver au début de décembre couverte d’une neige qui ne tient plus, les fougères du givre aux fenêtres du toit dont on s’étonne et qu’on photographie encore, la mer de nuages recouvrant la Vallée ; mais la beauté ne sauve pas.
On a accumulé encore les pages lues, les films vus, les pièces de théâtre, les concerts, autant de déplacements d’ondes qui elles aussi fatalement tournent en rond et ne mènent à rien.
On a beaucoup rêvé, on a pu revivre en secret, avec parfois une précision sidérante et qui secoue bien plus que les sièges mobiles du cinéma où j’accompagnai Clément au premier jour des vacances, quelques scènes des paradis perdus, ou bien s’en inventer d’autres auxquelles on a cru croire et, finalement, on n’y croit plus, on est de moins en moins croyant, et quand je dis « on » c’est surtout moi qui n’y crois plus, je ne crois plus que je puisse croire, ni croître encore, je crois bien que je décrois et même que toute chose n’est promise qu’à cela, croître et décroître, croire et décroire, et qu’au cours de ce chemin vers le rien seule la souffrance s’accroît.
On a tenté dans un poème de résumer tout ce qu’on a cru voir, et puis tout froissé et jeté à la corbeille parce que résumer ne résout rien.
C’est la dernière nuit de décembre à présent. Soir sans fête, nuit sans veille, navré les enfants il n’y aura pas de cotillons cette année ni aucune espèce de réjouissance, à neuf heures on tente déjà de dormir claquemuré chacun dans sa tristesse. Pendant ce temps, dans une autre maison que je ne connais pas, un homme songe à son suicide. Sur les crêtes enneigées une jeune fille s’apprête à s’élancer pour l’ultime descente. Toute fête est indécente.
Deux choses, pourtant, brillent encore dans la nuit de la Cave : le col de cygne du saxophone ténor devant lequel s’émerveillait tantôt le petit Swann, deux ans, portant ses mains aux oreilles et s’exclamant : « Encore ! » (et toute la saleté du monde s’en trouva comme lavée) ; et puis, posée sur le bureau, signe vif du roman en cours (et donc de ce qui persiste comme croyance, comme éclat), la plume dorée du Mont-Blanc.
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.