Vigie, mars 2018

 

Journal des débâcles

 

Vigiemars2018

 

 

Un coup de tonnerre soudain effraye la vieille chienne qui s’extirpe de son panier, s’affaisse sur ses pattes avant, se redresse et vient fourrer son museau contre son maître. Toutes les débâcles ne sont pas heureuses, et il est difficile de croire, devant le spectacle de nos bêtes, de nos vieux, de nos propres corps décharnés, que la fin puisse être en quoi que ce soit une apothéose. On aimerait. On peut sans doute travailler à cela, ne serait-ce qu’en tentant de vivre une vie riche dont le plein accomplissement atténuerait l’amertume fatale. Mais partout grondent les plaintes des hommes et des bêtes qu’emporte la débâcle, et c’est insupportable.

 

 

 

Regardant ma vieille chienne efflanquée qui souffle dans la lumière de mars, je pense aux derniers jours de ma mère, et se repose alors cette grave question de savoir s’il est bon ou néfaste de tenter le tour du jardin, si la lumière crue jetée sur de vieux os peut encore être autre chose qu’un suaire, ou bien s’il vaut mieux s’avouer vaincu et se coucher une bonne fois pour toutes dans la position la moins inconfortable. Là dehors les enfants grimpent dans les branches des bouleaux et des saules marsault dont la sève pulse à nouveau, puis se laissent tomber avec souplesse sur la terre spongieuse. Là-dedans la chienne ne parvient plus à trouver son souffle, tourne en tremblant sur les lauzes noires, s’affaisse devant la gamelle puis se redresse et repart en quête d’un apaisement qui tarde à venir. Soleil et tremblements. Avoir traversé un hiver de plus, à quoi bon ?

 

 

 

Le cheval de mars, un cavalier cruel à coups de talons l’éperonne et simultanément tire ses rênes pour stopper sa course. Il se couche, on le relève ; il se relève, et on le jette à terre. Si les hauteurs l’appellent il reste à l’écurie et s’endort sans sommeil. Placide et indomptable il renâcle et courbe l’échine, cherche le mors et rue dans les brancards, tirant à hue quand on le tire à dia. Au premier jour de douceur il s’enfuit, tente de passer en force tous les obstacles, puis tombe et se fracture un membre. La tête dans la boue il attend l’abattoir.

 

 

 

J’ai déjà connu semblables printemps, gris, froids et violents, pas triomphants pour deux sous, printemps d’oiseaux morts, de chevaux blessés et de grenouilles écrasées, printemps pour malades, vieux chiens et pauvres gars esseulés. Celui qui s’ouvre ou qui se ferme en ce jour de mars est du genre le plus sombre. De l’hiver traversé on n’éprouve aucun soulagement. Pour les saisons à venir peu de curiosité. Le printemps en lequel j’aurais plaisir à me promener, je le revois pourtant, qui semble proche, presque accessible et tout brillant sitôt que je ferme les yeux : c’est, en Camargue, tout un vol de flamants filant dans le ciel rose ; c’est, à Funchal, un thé fumant et des gâteaux posés sur la petite table ronde d’une terrasse ; c’est, à Paris, telle place aux marronniers en fête – tant de vrais printemps dont le souvenir ne fait que salir davantage ce sale temps, sale printemps de forsythias pisseux et de sales névés. Qu’au même moment d’autres puissent éprouver la joie d’un renouveau, laisse pantois.

 

 

 

Ballotté par beau temps sur une mer de tristesse, l’eau salée blesse, le soleil blesse, la douceur blesse, tout souvenir terrestre blesse, la tendresse en allée raye l’eau claire de son aileron de fer et la bonté montre les dents. Ballotté, sans volonté, sur une mer calme qui ne calme pas, sur une mer étale dont le mouvement ample et lent insupporte, malmené d’un malaise à un autre avec la peur et la nausée, on scrute en plissant les yeux l’horizon, en quête d’île. Ballotté sans répit dans la nasse des jours tristes, le flux et le reflux des regrets, des espoirs, on sait bien que toute île d’amour pourrait être aussi bien un récif où se briser, et que la douceur tranche, et que la lumière blesse. Sur le radeau on se laisse aller. On amadoue son tigre. On se fabrique en rêve un bateau plus solide. On rêve d’île, et le rêve est solide.

 

 

 

Jour de rangement et de ménage, où l’on s’affaire parmi les vestiges. À chaque fois, chaque objet, c’est Drouot qui ressurgit – « ce que vous vendez là c’est mon passé à moi… ». On jette discrètement l’éventail acheté au musée du quai Branly lors du dernier voyage, ce bel éventail vert avec lequel l’enfant se promenait dans les rues de Paris et qui est tout déchiré maintenant. On jette aussi quelques vieux dessins froissés, les restes d’une gourde bariolée, un serpentin de feutrine colorée qu’on accrochait naguère sur la poussette, que sais-je. On trouve partout ces bricolages ramenés de l’école pour toutes les fêtes passées, et l’on se dit que les maîtres et les maîtresses interdiraient pareils cadeaux s’ils savaient à quel point cela fait mal, quelques années plus tard, de retrouver à l’improviste ces traces de la débâcle.

 

 

 

La boutique se trouve sur le chemin qui va de la maison à l’école, chemin que l’enfant a le droit de parcourir seul. Il suffit de monter quelques marches, de passer la porte vitrée et de tendre au marchand la grande pièce de cinq francs qui, d’avoir été longtemps tenue serrée, a laissé sa marque sur la paume. Que veux-tu ? L’enfant hésite longuement, puis désigne une petite bonbonnière en porcelaine blanche sans doute ornée d’une fleur sur laquelle on peut lire – il sait donc lire – une phrase dont le caractère stéréotypé ne lui échappe pas, mais qui le bouleverse parce qu’elle dit simplement ce que lui-même n’oserait déjà plus dire aussi candidement : « petite maman chérie je t’aime ».

 

 

 

Ça bat, ça bat, ça bat mal. Ça bat, ça bat, ça balance, ça balaie ses souvenirs, ça balise ses peurs, ça s’attise, ça se tend. Ça attend. Ça n’attend plus. Dans le cœur, dans le noir, ça bat encore, ça se déchire très lentement, ça suppure, ça saigne. Ça pleure. Ça fait mal. Ça fait mal. Ça bat mal. Ça balbutie. Ça bat de moins en moins. Ça s’arrête. Ça ne bat plus. Ça ne bat plus du tout.

 

 

 

Soudain la fièvre comme une crue déborde et emporte les derniers remparts. Toute une année de tristesse s’engouffre dans la faille. À cette heure-ci je devrais faire ceci, être cela, mais je n’écris plus, je ne musique plus, je ne professe plus, je ne suis plus, ne suis plus rien qu’un corps maigre qui tremble sous les draps, pas plus glorieux et à peine moins puant que celui de la chienne qui agonise à l’étage supérieur. J’appelle des gens qui ne sont plus là. Automate déréglé je m’agite tant que je tombe du lit et emporte avec moi le grand pupitre d’orchestre, ajoutant à ce tableau de la débâcle un amoncellement de partitions. Gisant sur le sol froid je dis que la fête est finie, qu’il n’y aura plus de musique et que je revends tout, le bayan, les sax, les partitions, les pupitres, les souvenirs, les projets, le passé, l’avenir. Je planifie le grand départ, recompte avec soin les mots pour être sûr que la dose létale est bien dépassée, puis rédige mon testament − pas de crémation, s’il vous plaît, mais un vrai cimetière avec vue sur le vide, comme pour Augiéras – ainsi que mon propre éloge funèbre et les dernières lettres : « adieu ma femme je t’aimais bien, c’est dur de mourir au printemps tu sais… » Ou bien, je crois si fort à l’impossible retour que je découvre dans le lit de nouveau conjugal un corps autrefois familier que j’enserre, qui m’enserre, qui m’enterre, et je finis la nuit dix pieds sous terre cependant que résonne au loin une voix inquiète qui demande si ce n’est que la fièvre, rien que la fièvre ordinaire qui, comme une crue, a détruit mes remparts et me fait délirer.

 

 

 

Comme à chaque repas les enfants regardent le numéro inscrit sous leur verre et se lancent la question rituelle : « Tu as quel âge ? – J’ai un an. – Moi j’ai dix ans, je suis bien plus âgé que toi ! Et toi, papa, quel âge as-tu ? – Il n’y a aucun chiffre sous mon verre. – Alors, c’est que tu n’es pas né, ou bien que tu es déjà mort. Est-ce qu’il vaut mieux être mort, ou ne pas être né ? Qu’est-ce qui est le plus fort ? »

 

 

 

Ce matin de mars, soleil sur les larmes, du pollen se mêle à la rosée. Les fagots entreposés contre le mur de la grange font une ultime haie d’hiver d’un bel orange vif. Le moment n’est pas encore venu de retourner marcher sur les crêtes enneigées, mais on en ressent à nouveau l’imminence, l’impatience, et l’on se reprend à rêver de chemins sans ravins et sans chutes. Né de l’hiver le poulain noir de la ferme d’en face se presse contre sa mère – et puis, l’instant d’après, le voici qui s’éloigne en folâtrant… Aux souvenirs trop doux on saura s’arracher et vivre vaillamment, peut-être pas mieux qu’hier mais autrement, on saura, on pourra vivre à hauteur de printemps, traverser l’été, célébrer l’automne, accueillir l’hiver, serrer en soi la vie, la mort, prendre et donner − bref, vivre encore.

 

 

 

Ce matin de mars, lumière franche au pourtour de la plaie et changement de décor, on se dit qu’elle est là, belle, bien revenue – pas pour longtemps bien sûr, mais ce sera si beau ! Avec fébrilité on tire le rideau de son théâtre intime et l’on s’installe à la fenêtre, les mains sur le radiateur, le nez contre la vitre, paré pour s’oublier, pour regarder. Cinq bouvreuils aussitôt attirent l’œil, trois mâles et deux femelles tout occupés à se repaître des premiers bourgeons du jeune prunier dont la floraison semble avoir été précipitée par un peintre farceur. Les femelles rouges-queues ont rejoint les mâles qui paradent sur la nappe immaculée du toit. Le rouge-gorge en sautillant laisse sur le muret un message sibyllin mais finement tracé. À l’horizon strié de bleu la Chartreuse est un palais de lumière, et l’on annonce, pour tout à l’heure, une nouvelle averse de neige printanière…

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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