Le camp de l’été
Je marche sous le grand ciel inquiet qui hésite entre le bleu pâle et le gris, le sec et la pluie, le tiède et le chaud. Je traverse lentement ce paysage lui-même divisé entre les champs pâturés qui sont restés bien verts et ceux qu’on destine à la fauche qui ont viré au jaune. Toutes les branches du grand châtaignier sont d’un beau vert sombre luisant, sauf celle qui a séché au sol après sa chute. Le chemin vert tracé par le tracteur à travers les champs jaunes parsemés de fleurs mauves semble conduire tout droit vers les châtaigniers en fleurs. Quelques vaches blanches sont restées couchées, « flemme de se lever » comme dirait Léo, insensibles aux rappels du coq qui pourtant s’égosille depuis un moment. Il règne comme toujours dans cette enclave un apparent équilibre paysan qui maintient les incertitudes à distance, mais je ne suis pas dupe. J’admire, je salue – et je repars tête baissée dans le sous-bois.
Ici les limaces sont occupées à dévorer les premiers bolets et les premières russules roses dont la pluie de juin a accéléré la croissance. Les ronces sont en fleurs, dont on sent le parfum subtil que ne recouvre pas encore celui des balsamines (parfum lui-même invasif, qui sera comme chaque année si fort qu’il écrasera tous les autres, et dont me vient bizarrement l’impatience parce que je n’arrive plus à me le remettre en nez – parce qu’il est difficile en fait de se remémorer avec précision un parfum) ; elles lancent le grappin de leurs longues tiges griffues de chaque côté du sentier récemment dégagé, de nouveau menacé, et l’on s’en défait avec précaution pour ne pas s’écorcher.
Comme un cueilleur compulsif revient sur les lieux où l’avant-veille il a pu remplir son panier, et où il sait bien qu’il ne trouvera rien puisque les champignons n’ont pas eu le temps de repousser, Rimski fait un bond de côté pour voir si le faon débusqué la dernière fois n’est pas revenu à la même place. Sait-on jamais, cela permet quand même de se dépenser et d’espérer… Pour la première fois depuis des mois, je traverse le Gelon à guet, sans ôter mes bottes, ce qui me prive du plaisir que j’aurais sans doute ressenti à le franchir « sandales à la main », comme dans le poème de Buson, mais ne m’empêche pas de savourer la fraîcheur du souffle sur mon visage – car entre-temps le temps a choisi son camp, celui de l’été.
02/07/23