Vigie, mai 2018

 

Cognassier 

 

 Quand revient la chaleur de mai, revient l’envie d’aimer

Et on cherche dans un refrain passé des phrases pures

On est dans un mouvement de main traçant au ciel une épure

On cherche des yeux une barque pour passer

 

Jacques Bertin, « Tableau »

 

 

 

1.

 

Mai s’ouvre sur des images d’un dimanche calme, avec chants de fauvettes et ciel limpide. Les lilas embaument l’air déjà si doux. Les lilas m’embaument, momie du Villard, dans les lambeaux de ces limbes dont on va me délivrer bientôt (mais je ne le sais pas encore).

Dans la nuit la douleur du deuil me réveille à nouveau, si aiguë que je voudrais crier ou pleurer. Aucun secours. Aucun recours. Je ne sais pas que mon cri a été entendu et que les renforts sont en route. Je me crois abandonné. Je rêve alors d’une sorte de dîner familial où je ne connais personne mais où je me trouve finalement un complice, un ami qui allège, ou alourdit, ma peine.

La peine en mai : alourdie de parfums, de chants d’oiseaux dans l’air capiteux, de soleil et de fausse insouciance. Peine perpétuelle ? Peine capitale ? Si un crime a été ici commis, ce n’est pas moi – je n’ai rien fait, plus innocent qu’un enfant, j’ai le cœur pur et nu. C’est toute ma race humaine qui est ainsi collectivement, injustement ou justement, punie.

 

 

 

2.

 

Le gros chien noir du temps rôde autour de la maison illuminée comme une scène de music-hall. Au centre du salon vide le saxophoniste Ornette Coleman joue du violoncelle, que j’accompagne au banjo d’une façon qui choque tout le monde. Cette maison en bordure des bois, c’est moi-même qui l’ai retapée ; j’y invite mon ancien professeur de lettres Paul Junod, qui me parle de littérature chinoise en fumant la pipe – et, comme lui, je fume la pipe, assis sur le sol parmi les livres. Je ne marcherai plus jamais sur le goudron, vous dis-je, mais seulement dans l’herbe trempée, la terre et la boue ! Je pars dans la nuit rôder à mon tour dans les bois à la recherche de mon petit frère, qui est en danger. À genoux sur le chemin je pleure parce que je suis égaré dans une époque qui n’est pas, qui ne peut pas être la mienne…

Je sors un carnet de notes pour tenter de fixer par écrit ces images dont l’enchaînement me délivrait un message très clair, mais je n’arrive pas à me réveiller ; lorsqu’enfin j’y parviens, toutes les pièces du puzzle sont mélangées, que je jette sur le carnet à toute vitesse avant que tout ne s’efface, parce que c’est ma façon à moi de maintenir à distance le gros chien noir et de sauver le petit frère que je n’ai jamais eu, qui m’appelle et que j’appelle.

 

 

 

3.

 

À l’orée de mai JE part, JE brûle, JE part en fumée et devient IL (ce qui est un moindre mal que de disparaître tout à fait). IL écrit en rêvant le livre de son absence, le livre de l’absence ou du besoin d’île, le livre-refuge pour naufragé en quête d’île.

 

À quatre heures le rêve le réveille en sursaut, dans lequel il lui disait, à elle, toute la reconnaissance qu’il éprouvait d’être restée en lui épargnant ainsi une nuit d’angoisse ; mais dans la réalité il est bel et bien seul. La chambre est vide, le lit est vide, il n’y a ni île, ni elle. Sans îles, amputé de ses deux elles, il tombe. Il n’y a plus d’île ni d’elles.

 

À cinq heures un premier rouge-queue froisse violemment son papier à la fenêtre pour une moins vaine parade.

 

Ce silence, ces froissements, il fallait bien les affronter tôt ou tard. Il a eu sa part d’illusion, après laquelle elle continue à courir. Il peut encore se fabriquer le radeau d’un rêve d’île, à partir de ces deux mots protégés des intempéries du réel par leur chapeau chinois, et dériver au long de ces souvenirs heureux où elles étaient là qui marchaient devant lui, présences inconcevables depuis ce monde d’absence où on l’a relégué.

 

Sur l’unique photographie qui atteste de la réalité passée du rêve elles marchent au-dessus d’une mer de nuages. Il se souvient avoir pris au jugé cette image juste après un moment de si complet dégagement qu’il avait eu alors la prescience de ce que pouvait être une vie sans entraves ; il avait compris que tout le reste était mensonge, confusion et mort, que la vie était là sur ce chemin de crêtes au-dessus de la mer, à Madère, avec derrière lui son père et son jeune fils traînant dans l’eau de la lévada le bâton qu’il appelait sa truite, et devant lui les silhouettes indistinctes de sa femme et de sa mère, de celles qu’il appelle maintenant ses disparues et dont il se souvient n’avoir remarqué la présence sur la photographie qu’une fois celle-ci agrandie et encadrée.

Il avait pris cette image faute de pouvoir arrêter la marche, la course du temps, car même s’il était alors presque certain que sa vie allait désormais se poursuivre à cette hauteur, il pressentait aussi, pour avoir déjà vécu de telles épiphanies reprises ensuite par l’opacité ordinaire, que ces instants qui donnaient à vivre l’éternité ne dureraient pas et qu’il viendrait un temps où il aurait même peine à croire en la possibilité d’un chemin de crête dégagé dans l’île au-dessus des nuages. Il s’était dit que cette trace gardée lui permettrait de revenir, ou tout au moins de continuer à vivre, de passer les épreuves qui l’attendaient, puisque la vie est faite d’épreuves plus que d’épiphanies…

 

La chambre est vide, le lit est vide. Dans le cadre sur l’autel le sourire figé de sa mère ne s’adresse plus à personne depuis longtemps (quatre ans depuis sa mort, six ans depuis le voyage sur l’île) et pourtant le réchauffe, l’encourage, lui rappelle qu’il a été vivant (et donc qu’il pourrait l’être encore), lui remet en mémoire certaines paroles naïves et vraies qu’il répétait autrefois dans cette pièce aménagée pour la prière à propos du caractère rare et précieux de cette vie d’homme qu’il avait la chance de vivre alors, avant la chute.

 

Les oiseaux chantent à tue-tête, l’aube approche. Il l’aura passée encore, cette dernière nuit de dérive. Le lit est froid, la chambre est froide comme une chambre froide, la nuit de mai est froide et trempée, il a grêlé fort hier et le ciel était zébré d’éclairs comme en juillet, au moment de sa mort, ou quand elle l’avait laissé seul avec son mal et l’intention de faire pire que se rayer de la page, pour partir poursuivre ailleurs son île à elle, son illusion de bonheur sans lui, avec un autre « lui » plus rutilant, plus faux ou plus vrai, oh le beau rêve de l’amour marchant à sa perte mais qui fait mine de l’ignorer puisque la seule chose qui compte est de s’illusionner en douceur en ignorant ou en poursuivant sa fin, sa faim de crêtes, de nouveauté, de grandeur, d’épiphanies au-dessus des nuages, de candeur, de paroles vraies et de serments tenus, cette vraie faim qui dure, qui fait mal, qui est la vie, qui rappelle à la vie et au chant de parade du rouge-queue en mai à la fenêtre.

 

 

 

4.

 

Cette fois il y a eu de la vaisselle cassée. Un bol. Un simple bol couleur terre dont il restait, dans le rêve, une paire, et qu’il a brisé en le jetant sur les dalles de la terrasse de cette maison imaginaire, une de plus, d’un pays qui n’existe pas mais qui semble du sud. Elle s’est approchée de lui avec un air plein de compassion, auquel il a répondu par un geste de violence. Il l’a coincée contre le mur avec une table en métal, puis a serré la mâchoire, serré les poings, fermé les yeux, baissé la tête. Cette fois c’est elle qu’il avait envie de détruire. Il fulminait. Elle a eu peur. Mais il était sans force, guère plus dangereux qu’un mouton-paresseux. Il s’est alors replié sur lui-même, enroulé, affaissé, s’est couché sur le sol, repris par une immense fatigue, et il s’est endormi. Elle l’a laissé sur le carrelage et s’est éclipsée.

(Dernier des rêves violents, il n’y en aura plus jamais.)

 

 

 

5.

 

Matin de mai sur la vraie terrasse du Villard. Passée l’orage de la veille tout est net et incroyablement parfumé. Les grands lilas sont au faîte de leur floraison, dont on se réjouit de pouvoir profiter encore. De hauts cumulus éclatants prolongent les montagnes et bornent le trop vaste espace. La matinée respire au rythme étiré du chant puissant et monotone d’une fauvette, chant dont on sent qu’il pourrait, comme une longue impro de jazz, ne jamais s’arrêter. Bu à jeun le thé vert fait tourner la tête et ramène à une lucidité impersonnelle. Le quidam assis ici s’en enivre, comme la fauvette s’enivre de son chant, les abeilles de pollen, les lilas de soleil et les chats, de sommeil. Tout s’étire et de nouveau se détend. Lui aussi se détend. Il s’est, pense-t-il, trouvé une tâche à sa hauteur, une tâche ni trop triste, ni ingrate, ni trop ambitieuse : il restera le gardien de ce monde-là, gardien du monde disparu de son enfance dont cette demeure est le temple. Il veillera sur ses vestiges, et tissera entre le passé et le présent des fils vivants. Ce sera, c’est déjà, sa façon à lui de narguer les printemps silencieux qui s’annoncent.

 

Petit, il voulait être moine.

 

Il se souvient de son arrivée dans la grande ville et de son installation dans cette petite chambre d’étudiant de la Rue des Émeraudes dont il s’était empressé de couvrir les murs d’affiches qui reconstituaient son monde, saturant au plus vite l’espace inconnu de signes connus. Devant un tel attachement au passé, un jeune visiteur lui avait fait remarquer qu’il ne pourrait pas « tenir le coup » lors des épreuves qui l’attendaient : il lui fallait « se détacher de ses souvenirs ». L’idée même lui faisait horreur. Il avait pris le roman de Kafû La Sumida, et parlé de la nostalgie capable de prolonger les mondes disparus.

 

Plus tard il avait pourtant tenté, en voyageant, en partant habiter loin, de s’alléger, de s’arracher aux voix, aux mots de son enfance : peine perdue. Il était rentré au pays, avait failli se faire moine pour de bon. Un temps il s’était occupé de l’entretien d’un autel dans un grand temple bariolé dont il ne reste aujourd’hui plus rien. Il avait constaté que cette occupation lui plaisait.

 

Gardien du temple, quel qu’il soit.

Maitre de cérémonies discrètes tournées vers le passé, le présent (car le présent est tressé de passé, et ne peut être vécu pleinement s’il n’est pas accordé à un écho ancien : en ce sens, l’injonction ordinaire à « vivre l’instant présent » n’est le plus souvent qu’une déviation stupide de ce que peut être une présence authentique).

Préposé au service du thé et puis, guetteur d’orages et d’oiseaux : voilà ce pour quoi il se sentait, il se sent fait.

C’est dit : l’été venu, il se rasera le crâne, sacrifiant ses cheveux plutôt que sa personne, ainsi que le font les Amérindiens au lendemain de la mort d’un proche, et reprendra la bure.

 

 

 

6.

 

Tout a changé.

 

Aujourd’hui, sur mon chemin de Damas, j’ai rencontré le diable. C’est un diable espagnol anarchiste, discret, humble et fragile. Non pas un diable rouge prompt à bondir partout en exhibant ses pieds fourchus et en effrayant les braves gens avec des rires sardoniques ; plutôt un diable gris, diable feutré gardant ses flammes dans son cerveau et ses couteaux au fond du cœur.

 

J’ai rencontré le diable, probablement. Je me savais quelques accointances avec lui, mais le fait est que je ne l’avais jamais vu pour de vrai. C’est une chose que de parler au diable, de l’écouter de loin, de lui répondre du bout de la plume, bien protégé dans son purgatoire d’écrivain ; c’en est une autre que de descendre aux enfers avec lui.

 

J’ai rencontré le diable et nous avons cheminé ensemble un moment, traversé les hautes herbes aux parfums asphyxiants, déambulé sous la pluie, rêvassé. Tout de même, c’était quelque chose que de boire le thé avec le diable, comme cela, l’air de rien, dans un paysage qui n’avait rien d’infernal. Et puis, naturellement, il a changé de voix, il a changé ma voie, et il m’a envoûté. Avec un diable pareil on signe tout le pacte — je signe, moi, en tout cas, car ce diable me plait.

 

Je m’aperçois que la terre infernale est, en sa compagnie, un petit paradis. L’enfer est un paradis. Je suis moi-même diable candide, pauvre diable plein de bonté et de douceur, mais diablement diable : nous voici deux diables amis sur la terre.

 

 

 

7.

 

C’est un beau jour de mai après la pluie. Un grillon, une salamandre traversent la route mouillée. C’est un beau jour de douce fatigue où l’on sent en soi le monde s’attendrir. C’est une neuve débâcle, un de ces petits miracles ordinaires auxquels on peine à croire, à ne pas croire. Les lupins et les iris sont en fleurs, cependant que les lilas commencent à décliner sans qu’on s’en attriste. On laisse derrière soi l’interminable tunnel de tristesse hivernale. C’est le printemps, on s’abandonne au charme des escapades, avec en tête des images de Jean-Jacques jeune rêvant sa vie de marcheur, sa vie heureuse aux Charmettes, des images de lac et d’abbayes, de monastères, de montagnes ou de petits restaurants aux terrasses desquels on boit une bière en regardant passer les gens dans la rue, les martinets au ciel.

 

À l’angle de la rue des Nonnes les martinets répètent : oui, oui, oui, oui à la vie et grand non à cette voie monastique que même le ciel réprouve ! Un enfant pleure, dont la plainte amplifiée par l’entonnoir pavoisé de la rue semble elle-même se muer en un grand oui nasillard, et le sax du fond de la place lui répond en jouant « Bella Ciao ». Plus tard l’enfant, qui a grandi, savoure la glace rhum-raison, la menthe à l’eau  ; il constate que l’air de mai est une caresse et le monde, un bienfait.

 

C’est un beau jour, une belle fin de printemps hors du temps plein de rires et de larmes − le plus beau mois de mai. Pour la première fois depuis quatre ans, le cognassier planté le jour de la mort de ma mère s’est recouvert de fleurs.

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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