Vigie, décembre 2022

 

La bise souffle entre les fissures

 

 

Qu’est-ce que ça change, décembre ? Est-ce que tu sens comme ce fut parfois le cas une impulsion particulière à l’orée de ce dernier mois de l’année, une tension en moins, une détente en plus, un nouvel élan vers l’accomplissement rêvé, toujours hors de portée ? Les jours, en raccourcissant, vont-ils se densifier, et toi-même est-ce que tu sauras vivre plus densément, à hauteur de ce nouvel hiver et du temps retrouvé, ou bien te contenteras-tu de caboter encore d’heure perdue en heure perdue entre les récifs des tâches subalternes ?

A priori il n’y a aujourd’hui rien de nouveau sous le soleil, que d’ailleurs on ne voit pas car on baigne dans la même grisaille qu’hier. Les briques rangées de biais entre deux murs de la grange, compressées en une sorte d’anticlinal, n’ont pas bougé, pas cassé. Un pivert traverse en criant devant le museau du chien qui voudrait l’attraper, et ça sent le cheval dans le chemin creux. Je marche vite, ainsi que je le fais depuis que je ne suis plus un promeneur autonome mais le serviteur de mon chien – ce qui a transformé la flânerie en un exercice proche de celui que j’ai pratiqué pour La route ordinaire et Entre deux gares, c’est-à-dire que je me déplace en un temps donné, sans m’arrêter (encore que cela reste possible avec Rimski alors que je ne pouvais pas arrêter la voiture qui m’emmenait au travail et encore moins le train).

Quelque chose, cependant, a changé : c’est la première balade en gants, écharpe et doudoune depuis un an – une bise fine se faufile quand même dans mon cou. Je cherche en hésitant ce que cela me suggère, je l’ai sur le bout de la langue… ça y est ! Voilà : « Vive le vent, vive le vent d’hiver… » On est parfois bien déçus par ce qui sort des poubelles de nos têtes…

Pour Rimski, peu importe novembre ou décembre : ce qui compte, c’est cette porte rouverte de la promenade, avec cette liberté toujours relative que bêtes et hommes ont en commun et dont le caractère limité est ici souligné par le trait fluorescent de la longe. Pour lui, la question d’être ou de ne pas être à la hauteur du moment cependant ne se pose pas. Il est toujours disponible, toujours prêt, toujours aux aguets, toujours pleinement à ce qu’il fait et follement heureux d’aller et venir, de flairer, de faire des bonds de côté sur une piste toujours neuve. La longe ou la brièveté de la promenade ne sont presque jamais des problèmes (tout juste s’il proteste un peu au retour s’il estime qu’on aurait dû prolonger). Ce n’est pas lui qu’on entendra grogner contre le cadre imposé, l’institution, ou je ne sais quelle abstraction. Il n’a pas des barreaux plein la tête mais quatre pattes pour courir, des griffes pour gratter, un gros museau pour tout sentir, de grandes dents pour tout saisir. La question de savoir ce qu’il a à faire ne se pose pas non plus : il n’a qu’à suivre son instinct pour être chien, et l’on voit bien qu’il le fait naturellement de tout son être.

Pour le disciple à deux pattes qui tente de suivre son enseignement, il est plus compliqué d’être humain, et donc de savoir ce qu’il faut faire. Quelle que soit l’organisation sociale (les sociétés traditionnelles amérindiennes ménagent parait-il un temps libre considérable, surtout pour les hommes) et individuelle (plusieurs mondes séparent évidemment l’ouvrier en usine et le bourgeois à la retraite), une grande partie du temps est de toute façon consacrée à tout ce qui permet d’assurer sa subsistance (ce dont seuls les animaux domestiques les plus choyés, les enfants et quelques chanceux sont dispensés), et diverses tâches fixées à l’avance. Tous ces moments sous contrainte ont quelque chose de rassurant : on suit un plan, on s’exécute. On se trouve comme entouré par un grand mur qui délimite un espace familier où l’on n’est pas libre mais où l’on n’a pas à se préoccuper de ce que l’on ferait si on l’était, ou de ce que l’on fera quand on le sera.

La bise entre quand même par les fissures. On pense à la mort, à ce qui nous dépasse, à ce qui nous appelle, on entend des voix qui nous appellent, qui nous rappellent qu’il y a pourtant quelque chose à accomplir en dehors de ces murs. Je suppose que pour l’immense majorité des gens cela reste confus, et l’on passe sa vie à tâtonner, à se détourner de cette liberté qui inquiète et à polir ses murs, ou bien l’on s’égare dans le labyrinthe des tâches préliminaires. Et puis, pour une vaste minorité de passionnés, de maniaques talentueux ou non, une tâche s’impose de façon parfois aussi évidente que courir pour un cheval ou sauter dans le Gelon pour mon chien à l’instant, et voici qu’émergent un musicien, un jardinier, un champion de plongée ou de parapente, un écrivain… Chacun incarne à sa façon les excès de l’homme, sa soif inextinguible d’exploration et de dépassement des limites. Il me semble que ce n’est que dans ces moments-là qu’on peut se sentir à sa place, poisson dans l’eau, chien en chasse, vache qui broute, dans ces moments-là et puis aussi sans doute dans les moments de vrai partage où quelque chose de juste peut être pressenti, ressenti, entendu, murmuré. Cela nous fait une vie d’intensité, voire d’humanité intermittente. On a à faire avec cette intermittence. On a à préparer ou à anticiper les coupures de courant, à préparer nos hivers, nos flambées…

Je marche cependant derrière mon maître à quatre pattes, songeant à ce qui m’attend au retour. Le ménage est fait, la cuisine aussi, Rimski m’a promené, j’ai regardé les devoirs de l’enfant qu’il faudra tout à l’heure descendre en ville pour la musique. J’ai donc devant moi une heure de liberté transitoire, une heure pour écrire. Ce n’est pas suffisant pour se replonger dans Madère, mais assez pour ces notes griffonnées en hâte, comme toujours : le petit bois du jour pour entretenir le feu intermittent. 

03/12/2022

 

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