Il faut alors revenir (…) à ce courant imprévisible que les choses qu’on aime ont choisi pour nous rendre visite, pour emprunter cet étroit passage, le seul que nous pouvions leur offrir…
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir.
Prologue
Depuis au moins Lévi-Strauss il est de bon ton de se gausser des voyageurs – disons des touristes, des vacanciers, des amateurs d’exotisme en tout genre qui promènent de par le monde à grand renfort de kérosène et de dollars leurs émerveillements prévisibles. Partout ils ramènent l’inconnu au connu, projetant le faisceau appauvrissant de leurs regards et de leurs appareils photographiques (désormais, leurs smartphones) sur un monde qui, devant eux, comme le disait Perros, ne peut que faire le paon – et c’est ainsi que la carte géographique devient carte postale.
Il est de bon ton, et il y a en vérité mille bonnes raisons, de critiquer vertement l’industrie touristique, qui offre au caricaturiste une réserve inépuisable de motifs lamentables ou savoureux, et cause à la nature autant qu’aux cultures humaines de si grands dommages que ses bienfaits éventuels peuvent sembler dérisoires. Les aventuriers, les baroudeurs, les escaladeurs d’Éverest et autres trekkeurs de l’extrême, ne valent quant à eux pas beaucoup mieux, j’en ai peur : ils ont en plus l’arrogance ou la naïveté de se prétendre fondamentalement différents des touristes ordinaires, tout en poussant plus loin les limites de la pollution humaine (je me souviens ici de certaine caravane de 4×4 fonçant dans le désert en jonchant le sol de canettes de bière et terrorisant les bêtes…). Je ne suis pas, je n’ai jamais été, je ne serai jamais un voyageur ! À quoi bon partir se mêler à ces hordes de fous furieux, ou aller promener son intranquillité dans les derniers sanctuaires de paix de la planète ? Mieux vaut rester chez soi, à savourer le paysage de sa fenêtre.
Ainsi maugréais-je, fatigué des voyages, désireux seulement de quiétude tropicale et de thé, sur le balcon de bois de ma maison de Rémire, en Guyane – lorsqu’on vint me proposer une escapade au Brésil qu’avec cette sorte d’inconséquence dont je suis coutumier et qui me remplit moi-même d’étonnement, je m’empressai d’accepter. Nous prendrions cette fois l’avion pour rejoindre Macapa, puis Cuiaba, louerions une voiture, visiterions le Parc National Chapada dos Guimãres puis partirions à travers le Pantanal, en poussant, pourquoi pas, jusqu’à la Bolivie…
Le cœur humain étant ce qu’il est, il y a autant de bonnes raisons de partir que de mauvaises raisons de rester, et autant de bonnes raisons de rester que de mauvaises raisons de partir. De même y-a-t-il autant de livres dispensables dans la littérature « nomade » que dans la littérature « sédentaire » : l’une s’égare facilement dans les clichés des écritures de surface, quand l’autre se perd dans les méandres des intériorités creuses. Mais ce qui emporte soudain tous les raisonnements et toutes les contradictions, c’est cette curiosité soudaine, gratuite, irrépressible, qui me semble commune au voyage comme à la littérature telle que je l’aime vraiment, pour les formes du monde.
Ce qui soudain me donne une furieuse envie de repartir, ou d’écrire, c’est finalement une idée toute simple : je vais voir un paysage que je ne connais pas, je vais voir, qui sait, un toucan toco, un ara hyacinthe, un jaguar, je vais vivre sans doute un de ces moments de haute intensité qu’il est possible mais plus difficile d’atteindre lorsqu’on reste chez soi. Je vais m’exposer, me perdre, m’ennuyer, m’agacer des inévitables contre-temps, m’éblouir sans vergogne de beauté exotique comme le touriste que j’assume être – et puis, lorsque je reviendrai, le lieu même que j’habite se trouvera enrichi des images que je serais allé glaner plus loin…
C’est ainsi qu’en ce matin d’avril d’il y a aujourd’hui treize ans, je m’apprêtais à repartir en compagnie de deux amis et de Nathalie, qui portait alors Léo dans son ventre. J’emportais avec moi un appareil photo et un carnet, non dans la perspective d’écrire un livre (j’avais à cette époque fait un trait sur mes rêves d’écrivain) mais pour garder trace et pour mieux voir. Prendre des notes, dessiner, parfois photographier, est une bonne façon de se décentrer et de s’obliger à voir ; garder trace permet ensuite de se repaître plus aisément, si nécessaire, de ces images qui sont les trésors de notre mémoire.
Je jette ici aux quatre vents du Net, dans ce coin de mon Atelier dédié à « l’abade », ces notes sans prétention auxquelles il manque, pour en faire autre chose que le brouillon aussi bien d’un voyage passé que d’un possible livre à venir, le travail proprement littéraire (qui supposerait de tisser des liens entre les mots, entre les lieux, entre les époques, bref de creuser la forme aussi bien que le sujet pour, à travers ces choses vues autrefois, atteindre maintenant quelque chose qui serait de l’ordre de la vision), mais au travers desquelles je sens pourtant passer le souffle de ce qui m’anime aujourd’hui : le goût de l’ailleurs, l’envie de repartir, le rêve d’une vie plus vaste.