Vigie, octobre 2017

 

Vigieoctobre2017

 

 

 

MÉTAMORPHOSES EN OCTOBRE

 

 

 

On voulait voir les « lents nuages » qui « font dormir » et « rendent le sommeil heureux ». On espérait pouvoir encore flotter, « intimement abandonné, au bord de ne plus se sentir » comme en été, dans le poème de Pessoa. C’est en funambule inquiet pourtant qu’on a remonté le grand pré incliné, sous le ciel vite voilé, jusqu’en bord de falaise. Écoute comme les sons changent sitôt que l’on s’approche, écoute l’archaïque symphonie que jouent ensemble la vallée, la montagne. Dans le ciel blanc une armada d’insectes noirs tourne lourdement, sans un son. Au centre de sa toile l’épeire attend. Tu attends. L’attente te force à la métamorphose.

 

4 octobre

 

 

 

Matin blanc. Lune blanche dans le ciel blanc, et le toit blanc luit faiblement. À voix blanche le merle tente un chant. Il se passe quelque chose. Quelque chose est en train d’advenir là-dehors, là-dedans, sous la morsure du premier gel, dans le cocon fendu de la douceur. La vieille chienne hébétée, roulée en boule dans sa niche mal isolée, ne gémit pas, ne tremble pas, meurt lentement. L’automne précocement blanchi prépare son effacement. Le givre aussi mollit, se change en eau froide et coule sur nos lèvres. Le froid nous force à la métamorphose.

 

7 octobre

 

 

 

Tu ne feras pas le voyage espéré. Tu ne parleras pas, tu ne musiqueras pas, tu ne danseras pas. En silence tu regardes l’étrangère se préparer pour mener ailleurs son étrange vie, qui laissera derrière elle l’affreuse odeur de vernis et d’oubli. Au cinéma ce jour on ne passe pas le film que tu pensais voir sur l’intelligence des arbres, et tu rentres stupide. Les notes dérapent sous tes doigts, et jusque dans le rêve la musique se refuse à toi. Tu n’iras plus boiler dans les hurles non plus, vieux chien – la pluie froide sous laquelle patrouillent les chasseurs fait jouer sur le carreau ses doigts agacés. Il y a, dit-on, une meute de loups en chasse sur Valpelouse, et ce n’est pas aujourd’hui qu’on entendra les cerfs bramer. Le temps te force à quelle métamorphose ?

 

8 octobre

 

 

 

Il n’y a pas que les nuages accrochés à la crête, pas que l’érable un peu plus nu chaque matin, pas que les bogues qui roulent sous le pas, et pas que la lumière crue qui trace à l’horizon au-dessus du Granier un long trait blafard ; il n’y a pas que les chevreuils et les cerfs, pas que les chasseurs et les loups, pas que le troupeau broutant en hâte l’herbe jaune, et pas que les migrateurs qu’on n’a pas vu partir ; il n’y a pas que l’infidèle désertant la maison, pas que l’enfant qui en riant te pousse vers la sortie et veut continuer seul, pas que le beau funambule qui danse au bord du vide et semble t’appeler ; il n’y a pas que les notes chassant d’autres notes, pas que les mots que poussent d’autres mots, et pas que la fumée en laquelle tout se mue : le monde entier te force à la métamorphose.

 

9 octobre

 

 

 

Tu marches dans la ville étrangère, familière, que tu balises de nouveaux repères. Derrière les vitres des résidences tu regardes la vie des gens, et la façade vieille au vert passé, pas rénovée, te parle de ton passé, de ton présent, de la ville, de ta vie qui s’écaille. Bien sûr comme toujours tu te paies de mots, tu te repais d’images et de sons. Tu aimes le bruit de tes talons qui résonne sous les voûtes. Assis sur les escaliers de l’ancienne salle de spectacles, l’enfant que tu fus t’attend, se lève à ton approche, vient vers toi et te dit : Tu vois, quand même, comme nous avons changé. Tu conduis, à présent, tu as moins peur du mouvement qui nous force à la métamorphose.

 

10 octobre

 

 

 

Le verbe n’est pas la chair, la page n’est pas la peau. Le désir la parcourt en écho diffracté, contrarié, car le papier est mauvais conducteur et la vie n’y circule pas si bien. Ainsi la nymphe Écho sous la plume d’Ovide croit-elle voir son rêve réalisé quand Narcisse prononce les mots qu’elle espérait : « Viens ici, retrouvons-nous ! – Retrouvons nous… » Mais la malédiction qui la frappe la rend bègue, fait d’elle un monstre maladroit plutôt qu’une femme. « Je mourrais plutôt que de m’abandonner à toi », dit Narcisse. « M’abandonner à toi… » répète la nymphe avant que d’aller se cacher, se tasser, se flétrir jusqu’à n’être plus qu’une voix sans visage et sans corps au fond de la forêt. La honte la force à la métamorphose.

 

11 octobre

 

 

 

Ce qui te force, te laisse sans force, impuissant. Tu ne choisis pas la forme finale. Tu subis, comme ballotté par les vagues, déporté par un courant contre lequel tu ne peux pas grand-chose. L’ordre social et l’ordre du monde, pour une fois en accord, supposent que le garçon, au sortir de ses épreuves, devienne homme adulte. Parfois les épreuves ratent. Parfois le mécanisme de la genèse s’enraye et c’est alors une étrange créature au corps raturé qui émerge de la chrysalide. Il est très maladroit. Il blesse et il se blesse. On dirait un cafard ! On dirait une taupe ! On dirait encore un enfant… Ses désirs sont des serpents cassés aux soubresauts imprévisibles. Il est irréparable, et œuvrera donc à réparer le monde − déclaré apte quand même pour ce service-là. Chamane, il voyagera dans le monde des rêves, des images et des paroles troubles. Quelle maladie l’a forcé à cette métamorphose ?

 

12 octobre

 

 

 

La mare qui accueille la ponte des grenouilles ne durera pas assez longtemps pour permettre à tous les têtards de se transformer, mais juste le temps nécessaire à la survie de l’espèce qui, pour s’adapter à la violence du climat, a développé une stratégie ingénieuse autant que sanguinaire. D’abord tous les têtards grandissent, s’épanouissent, consommant toutes les algues disponibles. Puis, à mesure que la mare s’assèche, que l’espace se resserre, que la tension grandit entre tous les membres de cette communauté changeante et menacée, certains individus deviennent carnivores. Il leur pousse, comme aux requins, deux ou trois rangées de dents pointues qui leur permettent de déchiqueter leurs congénères, de les manger et d’accélérer ainsi le processus. Eux seuls survivront quand il n’y aura plus d’eau. La violence les force à la métamorphose.

 

13 octobre

 

 

 

Il n’est pas facile d’être serpent. Il faut, à intervalle régulier, pour continuer à vivre et à grandir, se mettre en danger de la façon la plus terrible. Il faut se dénuder, soi-même s’écorcher. Il faut changer de peau. Pour l’enfant farfouillant parmi les pierres, quelle joie plus tard de retrouver la mue translucide qui ira rejoindre dans sa chambre la collection de chrysalides et de crânes ; mais pour le serpent, quelle douleur. Les accidents en outre ne sont pas rares, car la vieille peau parfois reste accrochée, qui empêche la mue et étrangle lentement l’animal. Une main charitable qui tenterait d’arracher cette peau (main que le reptile d’ailleurs mordrait aussitôt), risquerait seulement de le tuer plus vite. Le serpent ne peut compter que sur lui seul, et sur la chance. Il se débat, il se frotte à toutes les écorces, il se blesse, il se sauve. L’instinct de survie le force à la métamorphose.

 

16 octobre

 

 

 

Oui, il faut bien du courage pour la métamorphose, et beaucoup de souplesse. Il faut se montrer vif, ondoyant, inventif, pour choisir chaque fois la forme qui convient. Pour passer cette falaise lisse comme un miroir, se faire tichodrome, oiseau gris des murailles. Pour franchir tes abimes devenir bouquetin. Pour suivre pieds nus ton chemin tranchant, s’inventer des sabots. Pour vivre vaille que vaille, et les yeux ouverts, cet automne écarlate, préférer aux lunettes noires l’œil de l’aigle ou du loup. Pour traverser l’autoroute qui saigne la forêt, réinventer le mégacéros à la longue foulée ou l’antilope blanche aux bonds fulgurants. Pour aller dans la nuit des gouffres maritimes, allumer sa lampe de mélanocète. Pour endurer la douleur du passage, retrouver la patience des derniers survivants des espèces disparues. Pour apprivoiser en soi la bête blessée, se muer en soigneur, en poisson infirmier, en renne léchant son faon avec toute la tendresse du monde. Et puis, il faut les mots, pas le silence étouffant mais les mots qui éclairent, qui apaisent, qui guérissent, qui redonnent quand elle vient à manquer la force nécessaire à la métamorphose.

 

18 octobre

 

 

 

Tu tâtonnes sur ta route comme tâtonne l’automne, hésitant entre frimas et douceur, ombre et lumière, fastes extravagants et dénuement, générosité et repli. Comme le faucheux aux pattes fines ou le pinceau hasardeux de l’enfant s’essayant à la calligraphie, tu tâtonnes, expérimentant ainsi le peu de consistance de ta réalité. Tout cela n’est vraiment pas sérieux, mon gars. On voudrait des progrès dans le travail et l’attitude, moins de dilettantisme, un trait plus sûr, moins de bavures. Cesse tes bavardages, et force-toi comme il convient à la métamorphose.

 

20 octobre

 

 

 

La force, la faiblesse, c’est tout comme, et ce n’est pas la peine de crier pour appeler l’hiver : il vient de lui-même, ni plus vite, ni moins vite, sans se soucier de toi. Pas besoin non plus de nager dans le sens du courant qui t’emmène vers le large : fais la planche, fais le mort, ne fais rien, ne dis rien, laisse-toi faire, tu te fatigueras moins et flotteras, ou couleras, plus tranquillement. Tâche même de t’endormir ainsi, sur le dos, les yeux vers les étoiles, et que le rêve te porte où bon lui semblera.

 

21 octobre

 

 

 

C’est tard le soir et je marche dans une rue de Venise. Il stagne dans l’air des remugles d’égout et je transporte un sac poubelle trop lourd dont la ficelle me cisaille les doigts. Un clochard ivre m’interpelle, se moque de moi et commence à me suivre. Je tente de me défendre en le frappant avec le sac, qui se déchire et répand dans le canal toutes ses ordures. Je suis tenté de plonger à mon tour dans les eaux puantes.

 

22 octobre

 

 

 

Paysan je roule sur un chemin de terre à bord d’une sorte de petit tracteur qui ressemble à un jouet d’enfant, et avec lequel j’ai plaisir à faire jaillir hors des ornières l’eau boueuse, les feuilles mortes. Je roule vite, tout à la joie d’être un autre que moi.

 

23 octobre

 

 

 

Ce jour-là, à l’issue d’une très belle journée d’automne, j’étais heureux à nouveau. Les voix dans l’abbaye, la ferveur baroque, la beauté des visages qu’éclairait la musique, la beauté de l’attente plus que la longue route me donnaient le vertige. J’étais joueur de théorbe, ou corniste à bouquin. Cela m’allait très bien.

 

24 octobre

 

 

 

Au lac des grenouilles deux enfants qui ne sont pas les miens lancent de la neige. Une femme que je ne connais pas dit gravement au tout petit : « C’est la première fois que tu vois la neige ». Passent près d’eux mes fantômes, mes chers, mes lointains, et tout se perd dans les lointains. Kamo no Chômei parle de sa cabane et l’enfant jette une autre boule de neige dans l’eau trouble de la gouille où tremblent les têtards. Puis tu t’endors sur cette vire jaune criblée de neige, dans cet automne paisible où la souffrance se tient tapie au fond trouble de la gouille, occultée par les reflets des monts. Les rets du mal se desserrent quand tu dors ainsi. « On peut rester là ? » prononce une petite voix plaintive.

 

25 octobre

 

 

 

N’en dis pas trop, verbeux métamorphraseur, reste sincère en louvoyant entre les pièges du formalisme et les masques des figures, mais n’en dis pas trop. « Un Journal, c’est une façon de se cacher… Une école d’autodiscipline et d’attention sans relâche pour rester soi-même et ne pas perdre les distances. Dans un roman, c’est tout différent, là on peut se dénuder et étaler à volonté les aspects les plus intimes de sa personnalité sous le masque de tel ou tel de ses héros. La fiction permet à l’auteur de proclamer des points de vue bouleversants, en les mettant dans la bouche de personnages inventés. Un Journal au contraire (…) exige de la retenue. » (Mariusz Wilk, La Maison au bord de l’Oniégo.)

 

26 octobre

 

 

 

Je marche de nuit, je marche de jour, je continue en funambule sur le fil de l’impossible, comme on vélocipède − car s’arrêter c’est tomber. Il fait plus froid maintenant et le chant de pluie des pinsons se heurte au ciel plombé. Je traverse de biais la rue et tends le fil d’un autre itinéraire. J’avance sans y croire, j’avance sans croyance, j’avance à reculons parfois mais j’avance, je crois. À terre les feuilles des platanes sont de grandes mains tièdes. Puis un coup de vent me ramène en arrière, ramène à ma jeunesse : pardon, je suis resté le même, je suis à terre et je pleure.

 

27 octobre

 

 

 

Cette fois je suis sorti de moi. Comme hier je marche dans la ville et cette fois me glisse dans la peau d’un autre. Mais oui, j’habite ici. Je suis en train de refaire l’appartement, vous voyez – ces planches que je transporte sont celles du vieux plancher, ne vous inquiétez pas pour les clous, pour la sciure, tout sera enlevé dans l’heure. C’est bon de déplacer ainsi de la matière, des objets, et de se déplacer soi-même en ses propres confins en devenant personnage de fiction. Puis c’est ici, dans ce chantier, qu’à l’improviste je retrouve soudain le vrai confort de la douceur, et que sous le mouchoir qui me protège de la poussière je reprends souffle.

 

28 octobre

 

 

 

Avec douceur et raison tu constates que je me complais dans la mélancolie. C’est, à l’instar de la nostalgie, un privilège de nantis, d’enfant choyé naguère – et, de fait, me voici encore à sangloter ce matin en écoutant seul cet andantino de la vingtième sonate de Schubert qui est sublime et me ramène encore à cet autre que je ne peux plus être, et me ramène à mon passé. La fumée grise file sur fond de feuilles jaune sombre, la lumière crue frappe les falaises de Chartreuse, un bouvreuil se pose dans le petit érable et les becs-croisés perchent à nouveau autour de la maison même pas ébranlée par les récents séismes : que veux-tu, même mouvant mon décor reste le même, et je peine à changer. Je flotte dans les limbes, incertain de la direction à prendre, doutant de tout, peinant à croire en la réalité de la lumière, rattrapé par mes ombres, et je repense à ces têtards observés l’autre jour dans la gouille : têtard en automne, n’est-ce pas trop tard ?

 

29 octobre

 

 

 

C’est un soir tranquille dans le petit appartement moderne que j’occupe au deuxième étage de cet immeuble moderne semblable à ceux qu’on construisait dans les années soixante-dix, un simple cube assez hideux sans doute mais qui surplombe la mer. Accoudé à la fenêtre je regarde les eaux bleu cobalt qui semblent un décor de cinéma. Je vis encore avec Nathalie qui, comme les enfants qu’on entend jouer, reste hors-champ. Soudain je vois glisser dans l’eau sous les fenêtres qui les éclairent toute une bande de dauphins ainsi que deux tortues luth. Je crie, j’appelle : venez vite, venez voir, les tortues, les dauphins ! Mais les animaux, qui ont peut-être entendu ma voix, se remettent à nager et disparaissent hors du cadre. L’intensité de ce rêve familial et madérien, si semblable à tous ceux que j’ai faits ces dernières années, est si forte que je me réveille, redevenu l’égaré que je ne m’habitue pas encore à être. Puis quatre mots venus d’ailleurs, d’une autre mémoire, d’un autre rêve, d’un autre espace, sèchent mes larmes.

 

30 octobre

 

 

  

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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