Le temps d’un devoir
Ciel bleu-blanc à la fenêtre close de la salle de classe, où fuse parfois le cri froissé d’un rouge-queue. Devant moi, vingt-sept nuques recourbées sur un devoir de réflexion : « l’adolescence, vous connaissez ? » De temps à autre un visage émerge, qui regarde dans le vide avec un air égaré ou bien se tourne discrètement vers la copie du voisin ou vers le ciel bleu-blanc, en quête de sens ; une porte claque, et l’on entend les éclats de voix des salles voisines. Il semblerait que tous ici aient été frappés d’un mauvais sort qui les a figés, ensommeillés – disons plus sobrement qu’ils sont concentrés, et qu’une telle concentration déconcerte l’enseignant habitué à davantage de tumulte.
À tout prendre, je préfèrerais qu’ils protestent contre l’exercice, opposent des futilités à mes graves questions, brisent ce silence que je suis apparemment le seul à trouver pesant ; mais cela fait plus de trois quarts d’heure qu’ils sont là pliés en deux sur leurs tables dans des positions qui m’évoquent les contorsions de passagers embarqués dans un train de nuit, à écrire en silence à propos de ce sujet qui, indubitablement, leur parle.
L’adolescence, je ne connais pas tellement et je ne suis pas certain qu’elle me parle encore beaucoup. Mais je connais comme tout le monde ce mouvement qui pousse plus ou moins lentement le bipède récalcitrant vers la sortie, vers l’abattoir, vers cette fin « qui vous passe le goût de jouer au plus fin ». Dans le livre que je lis le soir à mon enfant qui est encore tout petit, « Petit Lièvre Brun » constate que tout change, que tout grandit : le papillon est appelé à devenir chenille, le têtard grenouille, et Petit Lièvre Brun, lui, doit devenir Grand Lièvre Brun. Mais la question du devenir de Grand Lièvre Brun est gentiment escamotée : rien n’est dit de ce cadavre bien froid, comme celui du lièvre justement qu’on a trouvé l’autre jour en marchant dans les bois…
La question de la mort et du rapport au temps demeure centrale, bien plus que celle de tel ou tel moment particulier. Il faudrait parvenir à sortir de la ligne droite pour atteindre au cercle sans pour autant se berner ou se bercer soi-même en se rassurant à bon compte (relisant cette phrase sept ans plus tard je me demande franchement ce qu’elle peut signifier, mais je la conserve quand même pour le cas où elle recèlerait, sait-on jamais, un sens caché qui me serait apparu sur le moment et que j’aurais perdu depuis ; la relisant encore sept ans après, je la trouve au contraire limpide et ne comprends plus mon incompréhension…). En tant qu’individu, il n’y a guère d’autre perspective que de « vieillir, mourir, pourrir et être oublié » (la crémation permet d’éviter la troisième étape). En tant qu’être du monde, la mort ne serait rien de plus qu’une dissolution provisoire ? Pascal N. critiquait tantôt le matérialisme étroit de Kenneth White ; il évoquait naguère sans trembler le cancer de Nicolas Bouvier, dont la curiosité pour la « dernière douane » fut pourtant mise à rude épreuve par les souffrances de la fin (« J’ai dit beaucoup de conneries sur la mort ; ça fait mal, et c’est tout » — mais qui diable a rapporté ces paroles, qui cadrent mal avec ce qu’a dit Éliane de ses derniers moments ?). Je me dis simplement que si les gestes essentiels ont été accomplis, partir ne doit pas être un si grand drame ; mais quand la mort vient trop tôt, vraiment trop tôt ? Quelle consolation ?
La littérature seule ne suffit pas. Elle fige le cheminement qu’elle était censée accompagner. Elle peut certes beaucoup : résumer, rassembler, densifier, dégager des perspectives, éclaircir ce qui peut l’être, inquiéter et rassurer, voire in fine transmettre les bribes de sens qu’on aura su trouver (c’est peut-être secondaire); mais elle ne peut suffire.
Marcher sans laisser de traces est sûrement préférable. Voyager modestement si on en est capable. Méditer en se laissant happer par le rythme lent des saisons, vivre pleinement, simplement, et, par moments, entrevoir au-delà des crêtes une réalité aussi nue que possible. Atteindre peut-être une extase sans tapage, à laquelle on prend à peine garde, juste un léger tremblement dans l’air …
Hamza soudain rompt le silence, mettant fin à la spirale de mes propres questions avec la sienne, autrement plus urgente − et la classe comme réanimée de débattre finalement de cet épineux problème : « bisou », au pluriel, ça prend un « s » ou un « x » ?
02/04/09