LE GRAND CREUX
Je n’étais pas sorti depuis plusieurs semaines, rechignant à ces escapades hivernales qui nécessitent tout un équipement et préférant rester à l’intérieur, à lire, à regarder depuis la fenêtre fermée.
Ce jour-là , c’était donc la première fois que je retournais au bois depuis plusieurs longtemps. Le printemps se refusait, se voilait sous forme de clichés. J’étais parti une fois encore à l’improviste, à un moment où je n’aurais pas dû mais où je n’en pouvais plus (je n’en fais pas une méthode).
J’ai constaté dès les premiers pas, dès la lisière, que le printemps, comme toute chose, ne se donne qu’au prix d’un abandon et répugne à la distance qui sied bien à l’hiver, à l’automne (ce pour quoi, sans doute, je peine tant à écrire dans sa tonalité). Il faut se rapprocher. Se pencher. Quitter la chambre. Ce qui alors bouleverse, ce qui en tout cas ce jour-là m’a bouleversé, c’est l’incroyable douceur de ces toutes jeunes feuilles de myrtilliers qui parsemaient le sous-bois de leurs silhouettes légèrement tremblotantes. Ce vert-là, très clair, très lumineux, des jeunes myrtilliers sur fond de vieilles feuilles couleur de cuivre fumé, de vieilles bogues éventrées, de vieux cônes pourris, disait plus justement que la magnificence du cerisier en fleurs la beauté fragile et gracile du printemps ; il m’a semble pouvoir être en tout cas une porte d’accès plus à ma portée.
Je me suis assis à l’ombre des châtaigniers, juste au bord de ce Grand Creux où les enfants étaient allés jouer. Les chats, qui avaient suivi mais qui étaient inquiets, se blottissaient contre moi.
J’ai envié les enfants et les chats d’avoir ainsi à leur disposition un maître, un père qui tout de même les rassure et les protège, comme une sorte d’arbre humain auquel s’adosser, un refuge. Pourtant leur présence, leurs rires au loin, les deux pattes félines posées sur ma jambe et cet air de reconnaissance qu’ont les bêtes bien traitées lorsqu’elles nous regardent, tout comme la présence de cette forêt renaissante, de ces jeunes myrtilliers vert vif dont on sait qu’ils recouvriront bientôt tout le sous-bois et s’orneront de fruits violets et craquants qu’on mangera distraitement pendant la cueillette des champignons, pourtant cette présence, ces présences m’ont encore rassuré, apaisé, parvenant (et c’était presque un miracle) à desserrer l’écrou de ma peur, m’aidant à respirer.
(Je consigne cela dans l’espoir d’en retrouver plus facilement le chemin.)
Sans doute est-ce pour cela que je reviens là-bas, à couvert, au Grand Creux. Pour me sentir caché, bercé, protégé, rassuré, à la fois bête toujours plus ou moins traquée ou susceptible de l’être (viendra peut-être un temps ou l’on sera traqué pour de bon, comme d’autres l’ont été et le sont maintenant) et animal au terrier.
Soudain le temps a changé. Un coup de vent, un très gros nuage qui a blanchi le ciel et quelques gouttes à peine déviées de leur course par les feuillages encore trop frêles pour vraiment protéger, sont venues brouiller les lignes, diluer l’encre, écrire d’autres traces peu lisibles mais dynamiques à la place des miennes. Les enfants ont poursuivi leur jeu (ils avaient parfaitement senti que le vent tournait mais ils sont passés maîtres dans l’art de faire comme si de rien n’était — surpassés cependant en cela par les adultes qui ne veulent rien savoir des changements en cours). Le vent affolait les fleurs du merisier, les jeunes myrtilliers. J’ai frissonné, comme débusqué. Le changement d’éclairage a ramené les verts au second plan et c’est alors le vieux fond marron terne qui est ressorti, a repris le dessus.
J’ai pensé aux renards, aux blaireaux extirpés de leurs trous par arrêté préfectoral: on parle, je crois, de «prélèvement administratif».
La pluie a commencé à battre pour de bon. Le front contre les genoux, les poings et les yeux fermés, je suis resté là sans bouger, tout au bord du Grand Creux.
SOUDAIN LA FORÊT
Soudain la forêt, l’espace, la lumière et mille chants qui rouvrent le sentier. Soudain l’appui du sol, plus large que celui de la table, la cadence retrouvée de la marche, plus vigoureuse que celle de la seule écriture, et cette sensation d’un monde jeune, d’un corps neuf et qui nous portent avec bonté. Même la mémoire de ces autres fois où nous sommes venus en ce lieu tout proche de la maison (c’était il y a plus de six ans et nous n’étions plus revenus à cause de travaux forestiers qui l’avaient, à l’époque, défiguré), même cette mémoire intime mais aussi, à sa façon, enfermante, s’estompe au profit de la pure exploration heureuse du présent.
Après la deuxième montée on s’arrête et je m’adosse au grand épicéa : comment résister à ce tapis de mousse qu’il est si bon de caresser, de palper, amour de ma forêt ! Clément escalade l’arête préhistorique de l’hirsute tronc d’arbre-serpent (lui parle de chenille) qui gît dans la clairière. Un pic noir passe entre les arbres. L’alerte des geais se prolonge et devient peu à peu alerte générale – même la buse y va de son appel. Ce n’est pas à cause de notre intrusion et ce n’est pas non plus par peur. C’est seulement le chant d’un monde redevenu alerte, et qu’on considère en étant nous-mêmes en alerte, tous les sens ravivés.
C’est pour cela que les forêts et les montagnes sont, Tchouang-tseu dixit, « bonnes pour l’homme »; c’est pour cela que j’y habite.
Ah cette douceur de la lumière d’avril qui rallume les dorures des mousses : même les ruines ne semblent plus des ruines, dans cette lumière-là.
Ah cette caresse de la première brise tiède sur le cou dénudé – on ne la repousse même pas.
Ah cette odeur d’écorce, de terre fraîche, de résine neuve – ogre d’avril, on la mangerait !
« Allez, arrête un peu tes effusions lyriques, lâche ce carnet et continue la marche, m’ordonne une voix qui n’est pas qu’intérieure.
− O.K., on continue », dis-je en laissant derrière moi, gîte de jeune chevreuil, un tout petit rond de mousse tassée au pied du grand épicéa…
Vallée des Huiles, avril 2015
DISPERSION DES CENDRES
Il y a, juste au-dessus de la maison en lisière du Petit Bois qui est le terrain de jeu des enfants, deux châtaigniers immenses dont les branches se rejoignent et forment une sorte de portique visible de loin que l’on franchit toujours un peu solennellement quand on part en balade du côté du Grand Bois. Naturellement ce n’est pas un endroit où il est agréable de s’installer (j’invite tous ceux qui n’ont pas la chance d’habiter au milieu des châtaigniers à deviner pourquoi…) mais la vue y est dégagée : c’est un excellent poste pour surveiller le grand champ que traversent les renards, les cerfs, les chevreuils, les sangliers (je me souviens de ma rencontre, une nuit d’été, avec cette harde de laies hargneuses accompagnant leurs petits) et, au-delà, le Pic de l’Huile et Belledonne. Le foudre a déjà frappé les arbres, et l’on voit les traces noires et le grand trou béant à la base de l’un des châtaigniers. Un grand cerf aussi est venu mourir là il y a quelques hivers, dont on voit encore les ossements entassés en contre-bas (je n’ai pris que le crâne).
C’est vraiment l’endroit idéal…
Il parait que l’humanité est véritablement née avec les rites funéraires, auxquels l’art des origines était vraisemblablement associé… Soyons donc humains. Rassemblons-nous ici, entre vivants et survivants. L’air est doux, le soir tombe et allonge nos ombres, merles et fauvettes s’égosillent à perte de vallée.
Au pied du châtaignier de droite, on cale en pleine lumière la photographie de la chère disparue, dont ce serait aujourd’hui le septante-et-unième anniversaire, et l’urne remplie de ses cendres. On allume, tant bien que mal, un bâtonnet d’encens. Les enfants ne s’y trompent pas, qui rient et jouent malgré les bogues : cela ressemble à une fête. On va jouer de la musique, chanter peut-être, en cette heure et en ce lieu inhabituels. « Pour mamie ? Mais elle n’existe plus ! » Alors, pas pour elle mais pour nous, pour nos souvenirs d’elle, en écho à son dernier concert et juste pour être humains, te dis-je, pour être humains autant qu’on peut !
On joue. Boogie des bogues, chacone des châtaigniers, duo d’arbres et d’accordéons ou (c’est un peu tard, un peu tôt) le si beau « Temps des cerises » ; et puis, tant qu’à chanter le temps, « Avec le temps »…
« Avec le temps, va, tout s’en va ! Même les plus chouettes souvenirs, ça t’a une de ces gueules !… » − mais je préfère de loin, à ce texte plein de rancœur et qui avait fini par agacer Ferré lui-même, la seule mélodie égrenée par la guitare et qui monte sans pathos parmi les frondaisons que n’alourdissent pas encore les feuillages.
Puis les instruments se taisent. L’encens est bientôt consumé. Tout s’allège encore un peu plus. C’est maintenant. On ouvre l’urne, on disperse les cendres que la brise de sept heures emporte à travers le bois en direction de la maison, et cela fait comme la fumée de ces feux de feuilles qu’on allume à la fin de l’été, que j’allumais naguère dans le jardin de Guyane en cette époque inatteignable de l’éternel été…
On redescend en louvoyant entre les bogues et les jeunes pousses.
Écrire, ce n’est pas tellement différent : un peu de cendre qu’on recueille, qu’on dépose dans des carnets, qu’on disperse dans des livres.
Écrire, c’est faire mine de se brûler soi-même et disperser ses cendres.
Après coup j’ai griffonné cette page-là, dont je souffle les lettres en direction du bois et des deux châtaigniers : un peu d’elle et de nous demeurera là-bas…
20 avril 2015
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.