Vigie, août 2022

 

Août est sur nous

 

 

 

« C’est le mois d’août, le mois où je doute… » Dans cette chanson des dernières années, Higelin brosse un tableau des angoisses estivales, en jouant surtout sur les sonorités. La chanson, il faut bien l’avouer, est sans grand intérêt, et ne passe sur scène que grâce à un déchaînement d’énergie et à la participation du public sommé de chanter, au trentième degré, « Gourdon, Alpes maritimes, dont le donjon culmine… », etc.; mais en pensant à elle, je songe que le goût des rapprochements sonores, allitérations et assonances, peut décidément être une facilité d’écriture. Les mots sont des « feux réciproques », disait Mallarmé : ils se nourrissent les uns des autres. En poésie, cela fonctionne souvent à merveille, car la poésie met volontiers en avant le langage : « Je veux m’exercer seul à ma fantasque escrime… », écrivait Baudelaire, « exercer », « fantasque » et « escrime » se suscitant mutuellement grâce aux allitérations en [s] et en [k]. Cela unifie le vers, la phrase, et permet des chocs sémantiques inattendus. Mais la densité du matériau sonore peut aller jusqu’à la saturation et avoir comme conséquence de brouiller le sens et la netteté des images, ce qui est particulièrement gênant en prose et dans le domaine argumentatif (combien d’idées approximatives ont ainsi été camouflées derrière des slogans bien troussés ?). Même en poésie, le jeu sur les sonorités peut être proscrit, comme c’est le cas dans l’art du haïku (à quelques exceptions près qui peuvent d’ailleurs être le fait des traducteurs), mais aussi chez des poètes comme Jean Follain ou Guillevic, qui privilégient l’image et le rythme. J’ai, pour ma part, beaucoup de mal à résister à la tentation des sons.

J’ai terminé hier soir, dans le délai que je m’étais arbitrairement fixé, l’écriture du livre Entre deux gares (je le reprendrai dans quelque temps quand nous nous serons un peu reposés, tous les deux). Lors des dernières relectures, il m’a fallu souvent briser des chaînes sonores qui relevaient du réflexe conditionné, presque du tic d’écriture. J’en ai beaucoup. L’usage systématique de modalisateurs comme « semble », certains adjectifs comme « flou », et puis une fixation sur le gris et le jaune (à croire que tous les paysages que je traverse en train sont gris et jaunes – parfois gris et vert, cela dépend tout de même de la saison). Écrire un livre à partir de notes de train est nécessairement répétitif, il ne saurait être question de gommer toutes les redites ; mais il faut tout de même faire avancer le train du livre et aboutir à une forme un tant soit peu finie qui n’est pas celle des notes d’origine.

Entre deux gares et le mois de juillet cependant s’éloignent (se méfier du terme « cependant », dont j’abuse). Août est sur nous. Mon nouveau site WordPress est en place pour accueillir les prochaines notes de la canicule : corneilles noires dans les champs jaunes, soleil de plomb dans le ciel pâle, aucune grisaille à l’horizon. Mon père quitte son appartement de Chambéry pour une maison à Cognin ; c’est aujourd’hui la signature, le déménagement cette semaine. Je partirai samedi en escapade à Passy pour le salon du livre auquel je suis invité, et qui sera – avec le premier marché d’Élodie aux Saisies le 15 – probablement la seule sortie du mois. Je pense aux travaux de la maison, à la rampe en béton du garage, au store à réparer, à toutes les corvées évitables ou non ; je pense aux travaux des textes : les notes de Bretagne et de Paris que je veux mettre au propre, et Le livre de Madère dont je pressens déjà qu’il sera une fois encore repoussé.

Il me semble que, dans une certaine mesure (se méfier de l’abus des modalisateurs), je me suis toujours refusé de plonger complètement dans l’écriture (si ce n’est pendant les quelques mois où j’ai écrit L’éloignement, parce que c’était devenu absolument nécessaire et que je travaillais à temps partiel). Je ne voulais pas disparaître dans l’obsession d’écrire, mais rester auprès des enfants tant qu’ils étaient là. Dans les périodes où j’écris un livre (et non de simples notes comme en ce moment), j’ai tendance à décrocher de tout ce qui m’entoure. Je me transforme en fantôme, je parle encore, je vois et j’entends, mais je suis parti dans le livre. Je l’ai ressenti cette semaine en terminant Entre deux gares, souvent de nuit (au bonheur des moustiques) ; mais ce sera, ce serait bien pire avec Le Livre de Madère qui se présente comme un roman, dont le monde clos va supplanter le monde ouvert de la réalité non livresque ! Je ne trouverai néanmoins ma liberté qu’en plongeant, car je sens que l’écriture de ce livre sera, devrait être, une vraie plongée, et je ne sais pas ce que je vais trouver au fond.

Pour l’heure je reste au bord de la falaise. Alentour c’est encore la réalité extraordinaire de cet été caniculaire en Savoie. Je prends la voiture pour aller signer avec mon père chez le notaire et constate que la plaine entre Chartreuse et Bauges — ce sillon alpin que j’évoque dans le livre — est tellement sèche qu’on se croirait beaucoup plus au sud. Au pied de la Chartreuse les arbres ont pris une couleur qui n’est ni d’été, ni d’automne : la couleur des feuilles séchées. Pas un nuage. « Sécheresse, alerte renforcée ! », annonce un panneau lumineux. Sur le capot d’une voiture jaune accidentée, une femme remplit un constat d’accident. Août est sur nous, ses épreuves sont devant nous.

 

01/08/22

 

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