Vigie, novembre 2022

 

Deep Space Nine sur le chemin de La Martinette

 

 

Après plusieurs jours pendant lesquels, occupé aux travaux de la Martinette, je n’ai presque pas vu le grand soleil fauve de cet interminable été indien, c’est une longue averse qui salue l’arrivée de novembre en ce mardi de repos. Le temps de reprendre l’accordéon et de le fil des textes en cours, le soleil brille à nouveau dans un ciel impeccablement nettoyé. Quel plaisir alors que de dériver de nouveau en compagnie de Rimski ! Le vert des mousses diffuse dans le sous-bois sa lumière rassurante. Nos ombres dansent sur le chemin. Les pensées font de même dans ma tête d’humain, pensées d’hier, d’aujourd’hui et demain, pensées fluides et claires comme le Gelon ragaillardi par l’averse, petit bavardage mental qui ne gêne pas mais accompagne et même, agrandit mon espace.

À propos d’espace, j’ai regardé hier soir « L’interdit », cinquième épisode de la quatrième saison de Star Trek Deep Space Nine (1995). Il y était question des retrouvailles amoureuses entre deux jeunes femmes Trills qui avaient été mari et femme dans une de leurs vies antérieures. Chez les habitants de la planète Trill, certains individus privilégiés peuvent accueillir dans leur abdomen une créature aquatique, leur « symbiote », qu’ils se doivent de préserver et qui, à la mort de son hôte, sera hébergé par un autre Trill, prolongeant ainsi sa vie pendant mille ans. La personnalité d’un Trill symbiosé est un équilibre complexe entre les caractéristiques des différents hôtes de son symbiose, dont il conserve la mémoire. C’est là une des idées les plus inspirantes, les plus riches en possibilités scénaristiques autant qu’en enseignements et en poésie, de Star Trek. Dans l’épisode d’hier soir, Jadzia Dax, officier scientifique passionnée qui est l’un des personnages principaux de la série, rencontre une scientifique de passage dans la station. Toutes deux sont peu à peu happées par les souvenirs du temps où elles ont été mariées, et se laissent entraîner au bord de l’abîme amoureux — car un tel amour entre des Trills unis dans une vie antérieure est puni par un exil qui entraîne à terme la mort du symbiote…

J’ai pensé que l’écrivain fait partie de ce peuple de malheureux privilégiés porteurs d’une mémoire et d’une tâche qui les dépassent, et que ce symbiote pouvait être une métaphore de la littérature ; j’ai pensé à Pessoa et à ses «  hétéronymes », et puis je me suis dit qu’en un sens, tout individu est porteur de la mémoire de ceux qui l’ont précédé et qui continuent à s’exprimer dans ses gestes, sa façon de parler (ainsi ressurgit parfois ma mère dans certaines inflexions de ma voix).

Comme souvent dans Star Trek, deux histoires étaient racontées en parallèle, dont le rapprochement offre un contrepoint. En même temps, donc, était raconté le rapprochement amoureux du capitaine Benjamin Sisko, devenu veuf dans des circonstances tragiques au premier épisode de la première saison de DS9, et qui trouve une nouvelle compagne en cette quatrième saison, après bien des années et bien des épisodes. Comme m’a soudain semblé émouvant ce personnage de Sisko que j’avais trouvé fade au début, en comparaison du capitaine Kathryn Janeway de Star Trek Voyager ! Il n’est pas si facile de vivre de la sorte une deuxième vie amoureuse après un long temps passé auprès d’une personne aimée, et perdue. Tout est plus fragile, le temps pèse davantage, et l’on a à composer avec les souvenirs comme un Trill avec ses vies antérieures.

J’aime cette façon qu’ont les scénaristes de Star Trek Voyager et Deep Space Nine d’approfondir et de complexifier sans cesse les personnages (cette belle complexité se perd dès Star Trek Enterprise, qui, après les attentats du 11 Septembre 2001, voit le progressisme optimiste et l’intelligence de la série basculer dans un bellicisme primaire). Ainsi, me promenant avec Rimski sur ce chemin riche en souvenirs, mais dont je sais qu’il peut encore en accueillir d’innombrables, les visages des personnages et les images de la série se mêlent à mes propres souvenirs.

Nous voici arrivés à la passerelle – « on the bridge », c’est le terme employé pour désigner le poste de commandement des vaisseaux de Star Trek. En équilibre sur un pied je remets ma chaussette verte au milieu des Borgs, je veux dire des bogues, puis je file en vitesse de distorsion à travers l’espace profond de la forêt, en direction de la station aux volets bleus où les travaux m’attendent… 

01/11/22

 

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