Paris express (avril 2023)

 

 

 

Des bribes encore de chapitres égarés dans la mémoire des trains et des routes, des allers, des retours, des finals réitérés car on croit toujours que c’est la dernière fois, des paniques, des fuites, des retrouvailles…

Les voyages familiaux laissent peu de traces dans les carnets. On n’a pas le temps d’écrire, et d’autant moins cette fois-ci qu’il n’a pas été possible de prendre le train et qu’on a fait le voyage en voiture. Des heures durant, Élodie conduit et je joue les co-pilotes avec deux GPS. L’approche de Paris offre des sensations de vertige inédites. D’ordinaire on laisse filer les images de la banlieue et l’on arrive au cœur de la Capitale comme on débarque sur un sommet en ayant pris un téléférique ; mais cette fois, tout est lent et tendu. La circulation se densifie, l’alignement des immeubles devient encerclement et soudain, ça y est, pour la première fois on roule sur le périphérique, pris par un flot de voitures comme on n’en a jamais vu, impuissants, ballottés, soumis aux aléas du courant. Bientôt on comprend qu’il faut éviter la voie de droite, la plus dangereuse. La traversée dure trente minutes, jusqu’à ce qu’approche enfin notre sortie. En ce grand bâtiment brillant, délabré, écrasé au bord du périphérique comme un soufflet raté, on ne reconnaît même pas la Philharmonie, dont on admirera bientôt les beautés intérieures. On entre dans la ville et l’on finit indemnes et épuisés dans le parking souterrain que notre hôte nous a aimablement proposé. On s’installe dans la jolie cave louée cher avenue de Flandre, puis on s’en va dans la grande ville.

On n’a pas le temps d’écrire aussi parce qu’on n’est jamais seul et qu’on suit un programme fixé d’avance qui ne laisse guère de pauses – mais on s’imprègne d’images qui restent si bien en mémoire que neuf ans plus tard elles sont presque aussi vives que celles qu’on a pour de bon sous les yeux et auxquelles elles se superposent d’autant mieux qu’on refait un parcours comparable. Ainsi me voici de nouveau au musée d’Orsay, seul avec Clément, parce que lors du dernier voyage avec ma mère nous avions été tellement éblouis par l’exposition Artaud / Van Gogh… L’exposition Degas-Manet, que l’on visite scrupuleusement, n’est qu’un prétexte. Je sais, moi, pourquoi je suis revenu ici. Je veux y retrouver le souvenir de ma mère, et cette atmosphère de recueillement devant certaines toiles si terriblement lumineuses malgré la nuit qui était sur elles et sur nous. Je veux revoir ce « Coin d’appartement » peint par Monet qui représente un intérieur en contre-jour où l’on voit un enfant qui regarde vers un extérieur végétal et lumineux, avec en arrière-plan, dans l’ombre, presque effacée, sa mère assise à une table. Je m’étais arrêté devant cette toile et j’avais pleuré longtemps en serrant dans mes bras Léo (dans mon souvenir, Clément, mais les notes de l’époque sont formelles). Je veux lui raconter ce moment fondateur du futur Livre de Madère, et que nous regardions ensemble, comme nous l’avions fait il y a quelques années aussi devant un Picasso qui, curieusement, nous avait tant émus l’un et l’autre parce qu’il y avait vu comme moi un homme en pleurs.

Las ! les temps ont changé. À Orsay désormais comme au Louvre, chacun a le droit d’user se son smartphone comme il l’entend, si bien que l’atmosphère de recueillement si frappante autrefois n’est plus qu’un souvenir. Le mouvement circulaire de la foule rappellent le périphérique. Il faut ruser pour apercevoir les toiles les plus prisées par les amateurs de selfies, contourner les importuns, endurer l’éclat des écrans qui faussent la vision. Autour des van Gogh c’est l’émeute touristique, Vincent versus Mona Lisa, et je renonce à montrer le bel autoportrait bleu à Clément – pour la « Chambre jaune », il a presque fallu se battre. Quant à mon cher « Coin d’appartement » vers lequel je me suis précipité d’un pas bien assuré en disant que ce serait le clou de la visite, je ne sais pas qu’il est en déplacement à Giverny jusqu’au mois de juillet et je me heurte tristement à son absence. Il n’y a plus rien ici. Ce rien est aussi cinglant que signifiant.

On s’enfuit sous la pluie le long de la Seine, laissant à main gauche des rues partout barrées par les CRS. Un homme est pourchassé par des gendarmes. Pour la deuxième fois Clément et moi nous retrouvons bien involontairement confrontés à un déplacement présidentiel – on se souvient qu’on s’était ainsi retrouvés près de la Tour Eiffel sans savoir que devait y être prononcé le discours de réélection, le 24 avril 2022. J’avais fait ce printemps-là deux rapides allers-retours pour aller voir Raphaël avec Élodie puis Guidoni aux Bouffes du Nord avec Clément, voyages si rapides qu’ils n’ont, je m’en aperçois à présent, pas laissé de trace écrite, ne laissant flotter en mémoire que quelques images du cerisier en fleurs au Jardin des Plantes, du Louvre, des Catacombes ou du Lion de Denfert. Cette fois, le contexte de lutte contre la réforme des retraites rend l’atmosphère particulièrement tendue. On marche vite jusqu’au Museum où nous rejoignons Élodie et Poema, et où le grand cerisier battu par l’averse a depuis longtemps perdu toutes ses fleurs.

Nous voici dans le XIXème. Le long du canal toutes les familles sont de sortie avec les poussettes et les chiens. Les cohortes de cyclistes casqués passent, se heurtent parfois. Les commémorations en moi se bousculent. Dans le cocon de la Philharmonie je songe au dernier concert d’Higelin, à sa dernière apparition là-bas sur la gauche de la scène, puis je me laisse emporter par le jeu virtuose de Yuja Wang et la symphonie « pathétique » de Tchaïkovski. À la Grande Halle de La Villette, je pense encore à Jacques, qui y donna de flamboyants concerts, puis je me replonge dans ces désirs fous d’éternité qui fondent la civilisation égyptienne. Au Zénith où je retrouve Agnès pour ce que je pense être nos adieux à Thiéfaine (mais Agnès pressent à juste titre qu’il n’en est rien car l’artiste est en trop bonne forme) le fantôme en manteau gris n’est pas loin (Izïa l’a revêtu la veille, ici-même). Je pense encore à lui, à l’éphémère des spectacles, au dérisoire de tout ce tintamarre. Je ne vois pas le vieux Renaud, prostré sur son fauteuil, l’air absent, comme déjà parti. Une panne de batterie me prive des retrouvailles avec Franck et Marie, perdus quelque part dans la foule.

Toutes ces foules, tous ces fastes, ces salles, ces musées, ces musiques, ces marches dans la ville. On divague sous les étoiles virtuelles du Planétarium, qui s’effacent. Les voyages familiaux sont une leçon d’éphémère à chaque pas. Bien vite c’est la fin, le temps d’un concert de jazz et d’une dernière et longue visite à la Cité de la Musique. On repasse devant le « paradis de sushis », près de la rue Riquier et de la petite grotte qui nous a servi de refuge pendant trois jours. L’air s’adoucit, pas la blessure qui lance un peu. Promenade Florence Arthaud les joueurs lancent leurs boules argentées devant les bateaux à quai et le soleil réveille nos ombres. J’ai déjà tout oublié. Je n’ai rien oublié. Je marche encore le long du canal pour la dernière marche du dernier voyage familial, bribes de voyage, fragments de famille décomposés, recomposés, neuf ans après le dernier voyage du temps de la complétude. Une sterne pierregarin voltige au-dessus de la Seine, bec, ailes et cris pointus comme une réminiscence. Plus loin un Malamute joue avec d’autres chiens plus petits sous les tilleuls en feuilles, et cette scène printanière des chiens s’attrapant et courant entre les arbres avec leurs pelages et les feuilles agités par la brise bien fraîche achève de nimber l’instant d’une forme de mélancolie, car il suffit que l’on tourne le dos pour qu’il n’y ait plus qu’un square désert.

On traverse la passerelle pivotante où se pressent touristes et passants pendant que le soleil se fraye un chemin entre les nuages. La Seine rutile. Passent une mouette rieuse en capuchon marron, des canards — hier ici on regardait glisser sur l’eau la canne et ses canetons —, une barque à moteur, la vie des gens en vacances un samedi après-midi d’avril ordinaire dans ce quartier tranquille, lumineux, plein d’espace. Sous chaque pont dorment des réfugiés qui parfois apostrophent les passants. Ils tiennent comme ils peuvent avec les adjuvants nécessaires qui achèvent de les plonger dans l’hébétude. On détourne les yeux des tentes Quechua déchirées pour ne plus regarder que les eaux marron, les péniches, la librairie et nos souvenirs flottants.

 

 

Sitôt rentré il me faut repartir, sans savoir que sitôt reparti il me faudra revenir…

 

J’attends le dernier train. Les chardonnerets piaillent dans le platane, occupant tout l’espace sonore du quai désert. Une brise tiède fait onduler les herbes qui ont monté en graine. C’est le soir, mon ombre a repris ses va-et-vient le long des voies. Je suis très en avance, et le train en retard. Bien sûr je suis inquiet, je n’ai pas dormi et je ne m’apaiserai que lorsque je serai à ma place dans le TGV. C’est le prix à payer, ou bien la récompense, d’avoir écrit un livre ferroviaire : je dois retourner à Paris pour en parler à la radio. Tout à l’heure, pleurnichant devant le portail noir de ma maison avec la patte de Rimski dans ma main, j’aurais donné n’importe quoi pour que le voyage soit annulé ; mais cette douceur de la lumière et du vent sur le quai aux longues ombres, cette perspective sur les crêtes de Belledonne illuminées au loin et ce balancement surtout des herbes qui anticipe celui du train commencent déjà à produire leur effet lénifiant. Sur le quai d’en face un jeune couple d’amoureux qui vient de se retrouver s’enlace. On sent des effluves florales…

Nous sommes le 19 avril 2023, neuf ans donc après le dernier voyage avec ma mère qui aurait eu 79 ans demain si elle avait vécu, si la petite fête familiale et musicale que nous lui avions donnée le 20 avril 2014, en ce jour où elle s’était sentie un peu mieux (peut-être avait-elle exagéré ce mieux pour ne pas trop nous peiner), n’avait pas été la dernière de ces fêtes. Alors, chantons un peu :  «Vous disiez pas une larme, le jour où je n’y serai plus, et c’est pour ça que je chante, pour ça que je continue… ». La voix du haut-parleur annonce le train qui va m’emporter, moi, l’orphelin de 47 ans, avec mon passé, mon présent, mes projets, mes peurs, mes rêves, on ne laisse rien de tout cela sur le quai, mais je sais que le voyage, si court soit-il, va tout brasser, rebattre les cartes du dehors et du dedans, mêler mes images mentales à celles d’autres gens, agrandissant le tout petit espace où je tourne en rond pour en faire un pays.

En route encore pour la traversée du printemps.

Qu’interrompt, deux heures après, un message : l’émission est reportée pour cause d’aphonie. Arrivé par le dernier train du soir, je repartirai donc par le premier train du matin. L’envie d’écrire s’évanouit. Je termine mornement la lecture de Mécano de Matthia Felice, commence celle de Charge, j’ouvre le huis clos psychiatrique de Treize…

Des hurlements de mouettes m’accueillent à la sortie de la gare comme des huées. C’est une situation bien étrange que d’être là sans raison, par erreur, pas à ma place, comme téléporté. Je descends la rue Roland Barthes dans la nuit tiède en direction de l’avenue Daumesnil. Des rires encore, des échos de fêtes. Les ombres des échafaudages tendent leurs toiles d’araignée sur la longue avenue presque déserte. Je passe devant le « café du repère », je prends mes repères pour la prochaine fois, puisque prochaine fois il y aura – ce sera un jour de mai, j’ai déjà mon billet, « il fera beau »… Un campement de fortune protège la fragilité et l’errance, mais que protègent ces grandes grilles, ces façades illuminées, ces portiques ? Une femme parle seule avec une voix grave, suave, menaçante. Même en pleine nuit le ciel est clair, comme autrefois Lyon où cela m’étonnait tant. Et puis, voici l’impasse Mousset, où les travaux ont avancé (les pavés seront bientôt complètement refaits). Fernando m’accueille très gentiment, et son bel accent chantant aussitôt me déporte loin dans l’espace et le temps, à Belém, une autre vie… La nuit dans la grande chambre où je suis installé comme un roi est entrecoupée de réveils paniqués parce que je crois avoir laissé passer l’heure et de rêves guyanais.

À six heures les clameurs des merles qui résonnent dans l’impasse n’ont rien à envier au tapage des aubes tropicales. Je fais le chemin à rebours. Parmi tous les réverbères aux lueurs blanches, une lumière verte. Sur les façades presque entièrement éteintes, une fenêtre éclairée. Tous les moineaux semblent s’être rassemblés sur deux ou trois arbres seulement d’une avenue qui en compte pourtant des dizaines. Dans les magasins déserts les hommes et femmes de ménage s’affairent, tous noirs dans la lumière blanche. Les rares passants ne se saluent pas, ne se regardent pas. Je rejoins le flux grandissant des quidams qui s’en vont prendre le train – ce long train-là qui attend déjà, je crois, encore plus en avance que moi…

 

Paris, 13-14-15, 19-20/04/23

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