Vigie, décembre 2017

 

La blessure sous la neige

(journal d’un fataliste)

 

Vigiedécembre2017

 

 

1.

 

Je n’ai pas tant que cela chevillée au clavier la passion autobiographique. Je me sens peu de goût pour les portraits, et encore moins pour les autoportraits et toutes ces mises en scène de soi en pauvre hère esseulé, dénudé, lançant après minuit sous la lumière rouge et pour va savoir qui des regards accusateurs. M’intéressent davantage la description subjective des lieux, et cette façon dont les aléas de la vie ordinaire influent sur le regard porté au dehors (car si l’intérieur est rouge l’extérieur est tout blanc), ainsi que ce mouvement inverse qui fait que le dehors à son tour, pour peu qu’on soit resté un peu poreux comme on l’est souvent dans l’enfance, exerce son influence sur notre état d’esprit. Je ressens néanmoins la nécessité d’en passer plus que d’habitude par une phase d’introspection plus ou moins assumée, depuis qu’un trou dans ma barque l’a rendue si difficile à manœuvrer ; je sens qu’il faut que je glisse ici quelques mots à propos du, ou de mon supposé fatalisme.

Je suis, semble-t-il, « fataliste ». Non que je croie en l’existence d’un Destin fixé d’avance par quelque divinité annihilant toute liberté humaine – je vois bien à quel point tel ou tel coup de gouvernail peut, indépendamment de toute tempête extérieure, faire de nos vies une assez plaisante croisière ou un échouage pitoyable ; mais je suis, face aux dites tempêtes, c’est-à-dire aux manifestations d’un ordre ou d’un désordre contre lesquels il n’y a plus aucune action possible, « fataliste ».

Un soir, dans un quartier dangereux de Cayenne, comme Nathalie et moi sommes attablés à la terrasse déserte d’un restaurant, deux solides gaillards sans doute armés arrachent ma sacoche et partent en courant. Je pense aussitôt que nous allons avoir quelques tracas pour refaire les papiers, aller à la banque, etc. ; pendant ce temps Nathalie a pris en chasse les deux types (qui, par chance, courent bien) pour tenter de récupérer notre bien, et ce n’est qu’après quelques instants que je sors de ma torpeur pour la rattraper et l’arrêter.

Une autre fois, nous voici pris dans le braquage d’un supermarché à Belém (c’était au temps où nous menions une vie aventureuse, en quelque sorte, et plus insouciante qu’aujourd’hui). Couché face contre terre parmi les vendeuses brésiliennes qui pleurent et invoquent Jésus, je me sens calme et triste, malgré la peur qui me tenaille, ayant aussitôt accepté un dénouement qui parait inévitable car nous sommes cachés derrière les caisses et que les bandits armés de fusils automatiques vont venir et vont tirer sur nous, c’est évident. Je pense à mon père, à ma mère, à l’enfant que nous n’aurons pas, mais pas à me lever et à m’enfuir, même quand les gens autour de nous se lèvent enfin et se mettent à courir vers la porte de sortie parce que la police militaire arrive. Il faut que Nathalie me fasse signe et m’entraîne : j’étais comme déjà mort. C’est elle encore qui, une fois dehors dans la nuit pluvieuse et la foule, repère la vendeuse qui a gardé en main la carte bancaire à laquelle j’avais déjà renoncé, qui la reprend et sauve au passage le reste des vacances.

Sans doute ai-je cherché, en menant une vie à l’écart des villes dans ce que j’appelais mon « monastère familial », à me protéger de certains aléas de l’existence ; mais je n’ai jamais réussi à croire en cette possibilité d’un refuge et, lorsque j’ai senti venir la secousse qui allait ébranler mes murs, je n’ai pas cherché à l’esquiver.

Il entre dans ce fatalisme une part de sagesse. Quand on est pris dans un piège, se débattre ne fait souvent qu’aggraver la douleur : ne pas agir peut être une manière de se protéger. Il y a aussi une part de sidération qui peut conduire à un comportement aussi inadapté que celui du hérisson qui se met en boule à l’arrivée d’une voiture, ou de la feinte catalepsie du crapaud. Il est malheureusement difficile de déterminer à partir de quel moment une situation est assez désespérée pour ne plus appeler aucune réaction. La raison semble inopérante, c’est une question de réflexes acquis et d’instinct. Ma grand-mère, qui avait la résistance chevillée au corps, a lutté jusqu’à son dernier souffle et prolongé d’une manière assez pénible son agonie. Ma mère, qui n’était pourtant pas du genre à s’apitoyer sur soi ni à se décourager facilement, avait prédit avec lucidité qu’elle ne s’acharnerait pas outre mesure ; son départ a été plus rapide, bien trop rapide, mais sans doute moins violent.

Je suis fataliste. J’accepte ce qui vient. La neige en décembre, la route glissante, le sang qui suinte dans la tête, le cœur blessé, le souci, l’insouciance aussi. J’accepte ainsi le mal et puis, tout de même, je renâcle. Je suis fataliste sur le moment, parce que la douleur ou la peur m’anesthésient et que je regarde la scène de l’accident, du vol, de la déclaration de désunion, d’un point de vue extérieur et sans vraiment y croire. Le refus vient après. Je suppose qu’il en est de même pour chacun, à des degrés divers, et je me dis qu’au fond je ne suis probablement pas si différent que cela de l’ensemble de mes congénères (je l’espère en tout cas, j’essaie de m’en convaincre).

 

 

 

 

2.

 

Au matin la tristesse, le regret, la rancune, la rancœur, la colère reviennent à l’improviste tout comme au deuxième jour (le premier, qui fut une longue nuit, n’ayant donc été que sidération), et tout saigne à nouveau.

L’après-midi venue la nostalgie m’abat à cause d’une langue de bœuf. Lisant machinalement le menu de la cantine, je vois ces mots étranges : « langue de bœuf », et fonds aussitôt en larmes. Ce n’est pas cette fois le sort réservé aux vieilles vaches découpées en morceaux qui me fait mal, mais l’écho imprévisible de cette époque de l’enfance où manger de la langue de bœuf (cela n’a pas dû arriver souvent) était quelque chose d’envisageable.

La nuit la petite flamme têtue du désir se rallume, à cause de trois mots jetés dans la cendre comme du benjoin. Dehors il neige encore. Un feu que l’on n’entretient pas meurt pauvrement : celui-là je l’ai laissé, je le laisse, je le laisserai mourir, par sagesse, par lucidité, par désespoir ou « fatalisme », va savoir. Je reste seul à chanter que ma chandelle est morte et qu’il n’y a plus de feu.

 

 

 

 

3.

 

Premier feu dans la cheminée ramonée avec soin, et les enfants se pressent autour des flammes avec quelle impatience.

Premier concert avec Clément au saxophone soprano, moi à l’alto, la classe de percussion et deux autres saxophonistes. Je souffle, je ne tremble pas, et malgré l’anche qui, à un certain moment, se met à siffler, la voix triomphale du sax se déploie dans la salle. Tout brille. Le Paradis perdu, je le retrouve pendant trois minutes et vingt secondes.

 

 

 

 

4.

 

Poussé trop loin le fatalisme devient un mouvement de fuite devant la vie, dont tous les débordements sont vécus comme une manifestation du destin. En dépit de ce que peut suggérer l’obstination avec laquelle je recueille et rends publiques ces fragments de textes centrés sur ma personne, j’ai pour l’effacement un goût inné, peut-être suicidaire.

Longtemps je n’ai aimé, en secret le plus souvent, que des êtres distants que je ne pourrais et qui ne pourraient m’aimer. J’ai rencontré Nathalie quand j’étais au lycée. J’ai éprouvé alors la plupart des signes par lesquels se manifeste l’amour, et me suis appliqué à les nier avec une constance telle qu’il a fallu plusieurs années pour que nous nous rencontrions vraiment, en son absence, dans le chalet d’alpage du Grillon de l’automne. Étudiant vivant libre et heureux parmi mes livres et mes chats dans la ville de Lyon, j’ai fui les fêtes et tout ce qui fait d’ordinaire le meilleur de ces années, parait-il ; je marchais auprès de X ou de Y, et puis sans un au revoir, sans avertir, avec une impolitesse inadmissible, je bifurquais à un carrefour pour retourner marcher dans les quartiers déserts ou lire tout seul dans ma cellule.

Aujourd’hui encore, convaincu de l’inanité de toute action et défait bien avant tout combat, je reste constamment tenté par la fuite ; puissent ceux-là dont je me serai ainsi tristement détourné, pardonner ma lâcheté : j’en suis le seul à en être vraiment navré, blessé, puni.

  

 

 

 

5.

 

Fataliste ? Défaitiste ?

Face à l’ombre, l’Occidental invente l’électricité, l’Asiatique un art de la pénombre — Tanizaki dixit.

Face au froid, à la neige qui enserre et embellit la maison, je ne proteste pas mais vais plus lentement. Je reste à la fenêtre et regarde les bouvreuils qui saignent dans la neige, les bec-croisés mâles au plumage rouge vif, les chardonnerets. Je sais que la route sera somptueuse aujourd’hui, et que je tremblerai de froid.

Conduit avant-hier une Volkswagen de 1977 prêtée en urgence par mon garagiste pendant qu’il changeait les pneus d’été de ma voiture pour des pneus d’hiver (formalité indispensable que j’avais, cette année, oubliée) ; la direction assistée, le chauffage et les gadgets dont on s’entoure jusque dans sa voiture sont sans doute une façon de refuser cette fatalité que les cerfs, croisés par ailleurs sur cette même route du retour, bravent avec superbe.

L’oiseau qui se débat entre les crocs du chat n’a pas le choix, agit d’instinct pour s’échapper ; le fatalisme ou son refus restent affaires humaines.

Lorsque j’avais dix ans je m’étais mis en tête de lire l’un après l’autre tous les volumes de la bibliothèque municipale de Chambéry ; c’est ainsi que, parvenu à la lettre D., j’ai lu Jacques le fataliste, qui m’avait tant fait rire. Peut-être cette lecture a-t-elle joué un rôle décisif dans mon goût pour l’inachèvement. À quoi bon aller jusqu’au bout, le possible et les rêves suffisent. À quoi bon faire ce voyage, puisque tout est prêt, les bagages faits, le trajet planifié, et que c’est comme si l’on était déjà rentré ? À quoi bon aller plus loin dans cette rencontre qui ne sera qu’un leurre, une diversion de plus ? À quoi bon apprendre cette langue, puisque je sais à présent que j’en serais capable ? Etc.

(Ces expressions, « à quoi bon », « etc. », sont la base de la grammaire fataliste.

À quoi bon ?

Etc.)

L’adolescent ainsi renonce à se lancer avec l’enthousiasme requis dans le grand combat de la vie, renonce à cette agitation qui ne lui dit rien qui vaille, renonce. Dans sa cellule le renonçant finit par comprendre à quel point l’idée même de progrès spirituel est une aberration, un produit marketing pour adeptes du développement personnel, une ruse de l’ego qui, lui-même, bien sûr, est une chimère – et finalement le voici qui renonce aux chimères du renoncement, quitte sa cellule et part marcher dans la montagne.

Pas si fataliste que ça finalement, je reste honnête dans mes refus, mes acceptations, mes dérobades et ma parole. Je ne crois pas qu’on puisse se délivrer par l’action ni par la volonté. Je sais qu’une telle assertion, si peu catholique, scandalise ; mais c’est dit.

 

 

 

 

6.

 

Le givre ne desserre plus les dents. Décembre se tait, qui quadrille tout l’espace de ses silences précis.

À six heures cependant le givre chante, et l’on se tait en écoutant briller ses cristaux qui reflètent la lune. Il fait si froid. Enroulée dans son âge la chienne endure, attend sa pâtée, le printemps. Elle ne s’étouffe plus comme avant et semble plus vaillante. Elle passera peut-être l’hiver.

À huit heures la lune flotte dans le ciel pâlot. Toute la combe reste sous les nuages et ma vallée, en pleine lumière. Les cauchemars se dissipent. Je regarde tout cela et prononce ces mots sans desserrer les dents.

 

  

 

 

7.

 

Mais qui redonnera confiance

à l’aveugle qui fut trompé,

et à ce mendiant d’espérance

qu’un rire aura fait trébucher ?

 

Jacques Bertin

 

Débâcles, tempêtes, coups de froid et redoux alternent sans répit. C’est un monde dur et froid que ce décembre inhabituel en lequel on peine à préserver le petit espace de lumière et de chaleur sans lequel on claquerait des dents, on claquerait tout court – mais ce n’est pas un monde figé, tout reste en mouvement.

Serrée dans son panier chauffant, la chienne aveugle attend la main qui la flatte et la nourrit. Elle ne se plaint pas, sauf, parfois, un appel déchirant, une protestation, et l’on se dit alors que quelque chose en elle se souvient d’un monde ancien où il faisait bon, où elle n’était pas seule dans le froid mais courait dans les forêts de Guyane ou du Villard en compagnie de son maître.

Son maître, justement, reparlons-en. À minuit il joue du saxophone dans sa cave. Il dit que la musique est meilleure que l’homme, plus digne, plus triste, plus aimable. Il dit qu’en dehors d’elle tout est mensonge, « le regard franc, profond, surtout ». On l’a poignardé dans le dos, le maître, et il se retourne sur sa blessure comme le bison du puits de Lascaux, et il n’en revient pas, et il ne s’y fait pas, et il n’en finit pas de se demander comment et pourquoi on a pu lui faire ça.

Blessé salement, le maître, relégué dans la cave à cause des soldes d’hiver car il faut bien faire de la place aux nouveautés vintages quand vient la quarantaine, Madame. Sacrifié sur l’autel de l’épanouissement personnel, de l’aventure bourgeoise pour vaudeville du samedi soir. Ah, bien sûr, si c’est l’amour qui parle tout est permis, concède le maitre, et il n’y a plus qu’à se taire. Mais il a bon dos l’amour, l’amour qui meurt ici et qui renaît ailleurs aussi tenace que le bambou qu’on n’aurait jamais dû planter parce qu’il détruit le jardin ; il a bonne mine le bel amour qui te masque le temps et te lisse la peau, cosmétique efficace, sans doute, mais testé sur ma bête – et l’on m’a écorché pour que tu sembles encore jeune. 

Il ressasse, le maître, il tourne en rond et souffle plus fort dans son sax en produisant ces vibrations free jazz qui affolent la chienne parce qu’elle sent maintenant cette présence si près d’elle.

Allez viens, ma vieille, regarde-moi avec tes yeux tout vides : lequel de nous deux a le plus froid ? lequel de nous deux est le plus mort ? lequel de nous deux crèvera le premier ?

 

 

 

 

8.

 

Cette fois je suis bel et bien mort. Je t’offre mon cadavre. Donne mon cœur à la science et mes tripes à la chienne, mais découpe avec soin ma tête, fais-la empailler et place-la sur une plaque de châtaignier vernis au-dessus de ton lit comme un trophée de chasse. Tu peux constater que j’ai gardé l’œil débonnaire des grands cerfs massacrés, pacifiques et humbles dans leur grandeur, qui regardent le chasseur en saignant sans comprendre et baissent leurs belles têtes alourdies par les bois.

 

(Ce rêve matinal me fait rire tout seul dans le lit de la cave – allez savoir pourquoi car il n’est pas si drôle.) 

 

  

 

 

9.

 

Je fais cette nuit – peut-être à cause de cette escapade qui, l’autre soir, le temps du traditionnel concert de Noël à la Motte Servolex avec l’ensemble d’accordéons, a reconstitué notre quatuor, vrai rêve en trois dimensions de douceur familiale et musicale pendant lequel on aurait vraiment pu croire, nonobstant le fait que c’était moi qui avais pris le volant, que tout était comme avant, ou peut-être aussi parce que le western regardé hier soir avec les enfants comportait une scène de connivence amoureuse assez touchante – je fais cette nuit, un peu avant l’aube, un rêve de réconciliation dont la douceur devrait me briser.

Il n’en est rien. Je me lève plein d’allant, constate qu’il neige à beaux flocons et que le paysage est superbe. Je pense qu’il est bon de faire de tels rêves, alors que ces rêves affreux pendant lesquels la rancœur se transforme en coups me mettent mal à l’aise. Je me dis, à tort, que le rêve une fois encore me suffit, que je suis assez pragmatique pour préférer à l’absence d’amour l’illusion temporaire d’une union onirique ; ainsi me suis-je parfois réjoui de pouvoir parler encore à ma grand-mère ou à ma mère mortes (encore que ces visites nocturnes aient été plus souvent mal vécues).

Dans la cave le trio des deux sax et de l’accordéon joue pour la première fois, première répétition heureuse qui est le point d’aboutissement de quatre années de musique. Nous jouons et je me tiens debout, c’est ma revanche. J’ai fait moi-même les transpositions nécessaires pour l’accordéon en Ut, le soprano en Si bémol, l’alto en Mi bémol, j’ai préparé les partitions, et au bout d’une heure notre tango est monté et je m’empresse d’enregistrer ce moment pour en montrer les traces à celle qui est encore là.

Puis qui s’en va − et la quiétude avec elle.

Fataliste ? Pragmatique ? Que nenni. C’était encore le vieil espoir, le sale espoir qui me portait, qui me bernait, ce rêve fou qui donne envie de dire bien fort des mots comme « tu vas revenir », « nous nous retrouverons », « je suis patient comme le fleuve » car ce n’est que « pour un temps » que « le mal t’ébranla ».

L’espoir, encore ; ou l’habitude, qui fait qu’un an d’éloignement pèse peu face à vingt ans de connivence.

 

 

 

 

10.

 

Les images de ruines se mélangent, ruines du départ ou ruines de l’arrivée.

À main gauche voici la vieille grange effondrée devant laquelle je passais chaque jour à Beauvoir, sur le petit chemin où je promenais mon fils quand il était bébé. À main droite je retrouve les ruines d’une autre grange devant laquelle posa ma mère, un soir d’été, pour le souvenir et la photo ; on a reconstruit une maison près de ces ruines-là qu’on a gardées en les rendant rassurantes, présentables, plus une pierre ne menace. En contrebas ce sont les ruines de Rémire sur l’ancienne demeure des Jésuites, les ruines du bagne, celles du vieux moulin au bord du Gelon et celles, fumantes, de la Chartreuse incendiée de Saint-Hugon ; et plus loin encore, mais pas si loin, toutes les ruines de la guerre.

Comme en accéléré je vois le travail des ruines. Dans ces derniers rêves de l’aube je rentre juste à temps pour retrouver ma mère sur le pas de sa dernière porte, ou bien celle-ci qui est partie sans être partie, qui me revient, et le mal est vaincu ; puis on rejoue pour de vrai, pour de faux, la comédie nécessaire de Noël où les enfants sont heureux.

De quoi te plains-tu, toi qui vis bien au chaud, bien épaulé quand même, bien entouré ? Est-ce que tu n’as pas honte avec tes ruines métaphoriques, quand d’autres respirent la poussière de ruines véritables ? – Je ne me plains pas. Je constate. Ne te laisse pas abuser par cette apparence de confort : ce sont quand même des ruines que tout cela, et je voudrais tant être capable de reconstruire une maison habitable. Je ne suis pas sans ressources, pas sans force, pas sans colère non plus.

Soudain remonte en moi une vraie fureur contre le salaud qui « a bu l’eau du nénuphar », mais n’a pu cependant faire que la musique se taise (pas un salaud, d’ailleurs, je sais bien – juste un opportuniste peu scrupuleux qui aura su saisir sa chance). Puis la haine pèse, se fend, se craquelle, tombe, s’apaise. Je reste assis par terre comme un enfant dont on a saccagé les Lego et qui, après avoir bien pleuré, se demande : Qu’est-ce que je vais faire de nouveau à partir de ce tas ? J’ai perdu la notice, qu’est-ce que je peux bien faire ?

 

 

 

 

11.

L’hiver, l’été, la fin des mondes.

 

 

On me dit que janvier sera méchant,

que février me mettra à genoux

Que j’en sortirai avec les cheveux blancs

et le corps piqué de clous… 

 

Bea Tristan, « Dans les monts »

 

 

Mon grand-père et ma grand-mère sont morts en hiver, puis ma mère en été, emportant avec eux le monde longtemps préservé de mon enfance.

L’hiver dernier Vasca est mort – et bien avant lui Nougaro, Colette Magny et presque toutes les voix de mon enfance se sont tues. Bertin continue, Higelin ne chante plus, et Ribeiro non plus ; tous les jeunes gens qui les ont acclamés autrefois sont vieux, maintenant, et ceux d’aujourd’hui ne connaissent pas leurs noms. J’ai revu cet été, cet hiver, Jean Guidoni à son plus beau crépuscule, et applaudi à tout rompre la fin d’un monde.

L’hiver dernier mon amour s’est barré en douce, sans rien laisser paraître, mais je ne l’ai vraiment su qu’une fois l’été venu. Il n’y a plus de lune aux branches de mon vieux merisier.

Cet hiver la Chartreuse de Saint-Hugon qui abritait le centre bouddhiste de Karma-king est partie en cendres et fumées, avec ses fresques, ses peintures, ses textes sacrés, ses instruments de musique et sa bibliothèque. À la place du temple où j’ai passé tant de temps, certains étés, certains hivers, il n’y a plus qu’un grand trou cerné par les sapins enneigés. Les murs tiennent encore. L’incendiaire court toujours, qui menace de brûler ce qui reste.

Mon monastère familial a brûlé lui aussi, mais les murs tiennent bon. Seul dans ma cave je ne dors pas. Je ne me résigne pas. Je rêve encore, je m’affaire, je lance des paroles en l’air qui retombent en neige. Bea Tristan me chante une fois de plus que « l’hiver sera long » et puis : « Je pense parfois à cet homme blond / Qui est passé ici il y a longtemps / J’aurais dû le faire entrer dans ma maison / Mais on m’a appris à me méfier des gens / Je pense parfois à ses yeux gris / Qui ne m’étaient pas indifférents / J’aurais dû le faire entrer dans ma vie / Mais je me méfie de mes sentiments… »

Je serre contre moi le rutilant saxophone, le tenor tout neuf ou l’ample Bayan, je joue le plus doucement possible l’ « Ave Maria » de Piazzolla ou l’adagietto de Mahler, et je m’efface au seul profit de la musique.

 

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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