D’un château l’autre, une promenade (août 2018)

 

Paris, 15 août, Paris, 15 août,
Nous aurions pu l’avoir tout à nous…

Barbara

 

 

Paris2018 tombeProust

 

« C’est mort, c’est mort, c’est mort ! » s’exclame la femme en traversant la rue Vaugirard presque entièrement déserte. Les hautes baies vitrées de la Villa Gabriel reflètent un ciel uniformément gris dont la contemplation, associée au café noir, fait un peu tourner la tête. Passe une très vieille dame soutenue par deux autres, qui accomplit probablement ici l’exploit de ses derniers pas. Au fond deux grands camions de pompier ont barré la rue, sorti la grande échelle, et les très rares badauds regardent l’homme au casque rutilant redescendre avec une lenteur de cosmonaute. Dans ce bel immeuble des années Trente aux façades ornées de petits carreaux beige et aux fenêtres encadrées de carreaux marron, on s’installerait volontiers, de préférence à l’angle rond du dernier étage, pour voir venir les orages.

Paris2018 MecislasGolberg MuseeJodelle

 

Il n’y a pas de refuge, même en ce quartier paisible, en cette journée la plus paisible de l’année, à Paris : on a peine à le croire quand on parcourt les salles douces et claires du musée Bourdelle, enfant échappé de la foule, en « amis » (car le lieu est filmé par Blain dans Les amis). « La paix ne règne pas sur les cimes », est-il inscrit sur le bronze du poète tuberculeux, tête baissée, moue navrée. La paix règne pourtant, même précaire, dans l’atelier devenu musée, parmi les bustes en plâtre et les bronzes.

 

Paris2018 JardinduLuxembourg

 

 

Il n’y a pas de refuge, mais quand même le jardin du Luxembourg, à quelques pas de la statue de Verlaine, dans cette allée discrète près de la fontaine où l’on se donnait rendez-vous, et même en pleine lumière autour du bassin aux bateaux où des enfants ignorants du passé perpétuent les images de naguère, cependant que défilent, bavassent et roucoulent les touristes, les pigeons, les perruches, les amoureux. Une mère gronde en italien son tout petit garçon vêtu d’une chemise blanche à carreaux bleus, qui file se blottir dans les bras de son père. La géométrie impeccable et les larges étendues des allées claires et du ciel à peine griffés par les lignes verticales des palmiers hirsutes et de la Tour Montparnasse, apaisent. De toute cette humanité trépidante, trépignante et multilingue un quidam assis sur sa chaise Sénat s’éloigne en lisant Cingria. Bercé par les rumeurs du monde et le bruit des graviers, un bébé dort dans sa poussette, absolument insensible à l’urgence du temps que rappelle la grande horloge grise sous le drapeau français. Bruit des lourdes chaises de fer qu’on traine comme des chaînes sur le gravier. Rires et pleurs d’enfants. Appels, sifflements, fumée dans le vent frais, rumeurs. Charles-Albert, c’est vrai, savait s’émerveiller de tout, de la ville et des monts, des oiseaux et des gens. Assis un peu à l’écart du grand bassin il regarde et acquiesce. Les bateaux tournent en vacillant sans risque, se croisent, filent d’un bord à l’autre du grand bassin octogonal, parfois s’échouent, et c’est alors une criaillerie terrible d’enfant qui perce la rumeur, puis repartent sous la poussée des cannes. Un père reçoit contre sa poitrine un chérubin blond tout droit sorti d’une toile flamande. Un couple d’amoureux se photographie pour l’éternité, puis s’enlace comme pour conjurer le malheur qui cerne le Jardin mais n’entre pas, n’est pas encore entré. On entend de loin la sirène de l’ambulance.

C’est vrai qu’il n’y a pas de refuge, pas de havre, pas d’île, mais il reste le Jardin du Luxembourg.

 

Café Rostand, longue perspective d’ocre lisse, de laiton doré et d’acajou. On y boit son thé vert, son allongé, on y mange un fondant déraisonnablement sucré, assis sur la banquette bordeaux entre deux palmiers jaunes et un tableau orientalisant. Le service en porcelaine a disparu et la terrasse en été empiète sur l’extérieur mais on s’étire, l’après-midi s’étire et on goûte quand même, sans médire, aux charmes surannés du vieux café.

 

 

Paris2018 La dame à la licorne

 

Ce sont des femmes sur des îles : une grande solitude féminine qui a l’air enchanté…

Yannick Haenel, À mon seul désir.

 

Il y a ici des tapisseries… Viens, passons lentement devant elles…

 Rilke

 

L’enluminure figure un Paradis d’eau limpide et de bêtes, dont le dessin des premières tapisseries déforme les contours, faisant ainsi du canard ou de la spatule des animaux aussi imaginaires que la licorne. Si la splendeur des « millefleurs » exprime à merveille la Merveille, l’incapacité dans laquelle se trouvent désormais les artistes à représenter fidèlement le mouvement et les formes des animaux, voire leur désintérêt manifeste à cet égard, dit aussi la distance qui les sépare de la nature – l’expulsion du Paradis.

L’ultime salle du musée de Cluny cependant ressemble à une caverne et ramène une fois encore, quoique d’assez loin, aux fresques des grottes ornées. Les six tapisseries de la « dame à la licorne » y sont exposées sur fond noir dans une lumière tamisée qui laisse deviner la splendeur des couleurs passées : rouge garance, gaude des jaunes, guède des bleus, brun violacé de l’orseille (substance colorante extraite à partir de certains lichens).

Voici partout des fleurs, des fruits, des arbres impossibles qui entourent la Dame blonde aux cheveux tantôt détachés, tantôt ceints d’un bandeau, cachés sous un voile ou tressés, en une nature maîtrisée qu’incarnent aussi le singe enchaîné, le lion et la licorne tenant bannière et portant cape, toutes ces bêtes domestiquées aux expressions trop humaines.

Chaque scène évoque de façon assez évidente, du plus trivial au plus noble, les cinq sens : le toucher, l’odorat, le goût, l’ouïe, la vue, et la dernière met en scène une offrande à la dame (l’ensemble de l’œuvre est assez vraisemblablement une commande pour des fiançailles). Le symbolisme semble assez peu ambigu, mais il émane de ces tentures une douceur, un mystère qui saisit, dont on cherche à se saisir en les scrutant, en les photographiant sous toutes leurs coutures. « À mon seul désir », est-il inscrit sur la toile bleue du tref, de la tente qui trône au centre de la dernière et plus belle des tapisseries. Mais de quoi s’agit-il ? La dame de la tente, figurée comme une fée de l’autre monde au centre d’un ovale paradisiaque, est célébrée par toutes les ressources de la culture, art et richesse des dons représentés autant que de moyens mis en œuvre pour les figurer. Mais la licorne, dressée sur ses pattes arrière comme un bon chien quémandant une caresse, avec son œil lubrique et débonnaire, sa barbichette et sa corne phallique, semble concilier avec une certaine légèreté la haute élévation spirituelle et les plaisirs du corps.

Mon seul désir – désir d’unité autant que de richesse, d’une nature certes asservie et ornementale, mais généreuse et rappelant le Paradis : il faut, pour le combler, le comble du raffinement.

 

Paris2018 placeAragon

 

Connaissez-vous l’île
au cœur de la ville
où tout est tranquille
éternellement ? 

Aragon, cité sur la plaque de la place qui porte son nom.

 

Saint-Louis-en-L’île. Est-ce que le ballet des bateaux-mouches attente vraiment à la poésie des lieux ? Est-ce que la foule touristique et l’oisiveté des nantis en ont chassé la beauté vivante pour lui substituer un décor ? Bien sûr on est ici dans un décor de cinéma, et l’on est tenté de courir après le type en costume clair qui vient de passer en devisant sur la liberté pour lui dire : « OK, parfait, deuxième prise, on recommence ! » Plein soleil sur l’île aux souvenirs, aux touristes, aux flâneurs, quadrillée par les cars de police. La cloche de l’hôtel de ville sonne l’heure, et l’on s’étonne qu’il soit déjà si tard tant le soleil s’attarde – il était plus tard tout à l’heure. Un chanteur de flamenco quelque part du côté de la coupole blanche du Panthéon (qu’on n’avait jamais vue sous cet angle, avec cette lumière-là, et donc pas reconnue) s’époumone dans sa sono. Trois garçons et une fille demandent à être photographiés sur fond de Seine, ici, place Aragon. Rires et sourires figés, « plus fraternel s’il vous plait », il faudrait un monde, une île plus fraternels ! Naguère, à cet endroit même, la princesse Bibesco conviait ses invités à des « fêtes vénitiennes » – et puis, le moment venu, ouvrait en grand les rideaux et s’exclamait : voici Venise ! Où est Venise, où est l’île, où sont les fêtes ? Est-ce que l’émir du Qatar a pu les acheter, en même temps de l’ancien hôtel Lambert ?

 

Paris2018 soir

 

Une fois encore le soleil se couche à l’ouest des façades, des falaises, et les rues redeviennent des villages, les cafés des hameaux. Te souviens-tu, au MK2 Beaubourg, des séances de 10 heures, de minuit ? Et puis, devant Les Halles que tu ne reconnais plus sous leur carapace de hanneton doré, de l’homme qui perdait son sang pendant que l’autre le dévalisait (on se serait cru dans un film expressionniste), et de la faune interlope au sortir du concert du temps où Jean chantait ici ?

Attablé à la terrasse du Père Tranquille tu te gaves de pâtes, de silhouettes, de visages et de souvenirs. « Ô mes théâtres, ô mes soleils, mes Paradis et mes Enfers ! » Paris est un théâtre qui, même un quinze août, par habitude se ranime sitôt que le soir tombe, et l’on oublie ce qui n’est plus pour se laisser aller aux neuves illusions du présent.

 

Bientôt on marche, marche interminablement – oui, « marche ! chante-la nous encore ta rengaine ! » « La rue, la rue, la rue m’attire malgré moi, et je vais sans savoir pourquoi au hasard dans la rue… » Café du Procope au décor inchangé, le plus ancien de Paris paraît-il. « Ici, mon dieu, sur cette banquette, du temps où j’étais étudiant, Marie et moi avions fait nos portraits. Ce sont des souvenirs merveilleux… » Marche, marche, marche, le ventre plein, la tête vide, les pieds en feu frappant le sol trop dur et trop plat. Marche, marche dans ce flot de béton, navigue vaille que vaille en suivant le fanal flou des réverbères, le long des vitrines de galeristes, d’un bistro l’autre, guettant de l’œil ces scènes fugaces qu’on voit parfois se dessiner en ombres chinoises dans l’embrasure des grandes fenêtres encadrées de rideaux qui ont l’allure aussi de scènes de théâtre, marche encore. Rue Palatine tu manques te faire écraser sous le pas d’éléphant de l’immense église noire. Marche, marche dans l’ombre de la tour Montparnasse, marche bien, pendant que d’autres assis par terre te tendent la main, dorment ou te regardent passer en disant : « s’il vous plaît », vite happés par la longue nuit qui palpite à tes tempes.

 

Paris2018 matin

 

Assis au café du matin, à la proue de ce bistro ouvert sur l’avenue de Maine comme sur l’estuaire d’un fleuve de nouveau parcouru par le flot ordinaire des voitures, on regarde un aveugle tout en bleu avec un sac orange qui traverse lentement en plein soleil, usant de sa canne blanche comme le faucheux de ses antennes. Sirènes, mugissements de moteurs, au matin l’avenue est bruyante et la lumière l’envahit en même temps que les voitures, mais elle ne ressemble pas du tout à un clairon et, tant pis pour le poème d’Apollinaire dont les images n’étaient peut-être que des images de papier, les ors des plaques sur les façades ne brillent pas du tout. Un jeune homme passe à grands pas en se recoiffant d’une main et en frottant ses yeux encore ensommeillés. Filent les cyclistes, les motards, les balayeuses, les camions de nettoyage ou de déménagement, file le temps trop bref de ce matin d’août. On se remet en route.

 

Restaurant du Bonheur à Bécon les Bruyères : vraiment ? Becquetons, banquetons, c’est le mot d’ordre des moineaux le long de la voie ferrée où les aléas des transports nous ont déportés. Quel ennui, il y a des tags et du soleil plein les vitres, et un type en fluo qui joue de la trompette en plein milieu des voies au passage du train. Les Vallées, c’est le nom du patelin d’après – où sont-elles, qu’on les dévale un peu ? Dans cette petite maison de brique qui semble à l’abandon on entrerait par effraction une nuit d’hiver et on se pelotonnerait dans un coin, chien errant, avant de repartir avant l’aube. Des chantiers. Le terminus de Nanterre, le quai, l’attente devant l’énorme bâtiment de béton nu, qui est très laid mais qui, sitôt photographié, avec ses hautes grues à contre-jour, devient presque beau – comment dire aussi la laideur ? Comment la dire sans l’embellir ni médire ? Passent deux jeunes hommes bruyants, agités, avec rires gras et musique robotique à tue-tête. Comment dire la bêtise, la vulgarité, le trivial ? Défilent à présent de station en station les petits pavillons de banlieue, les paquebots échoués des tours dans la mer inversée, les dix-mille aiguillages de nos vies en transit. Curieusement le plancher du wagon qu’on occupe à présent est situé si bas que l’on se trouve, à l’arrêt de Rueil Malmaison (mauvaise maison, un lieu inhabitable ?) en dessous du quai, et l’on voit les chaussures et les jambes des passants comme depuis une cave. Regarde cependant cette jolie villa au bord de l’eau, à l’époque où c’était la campagne, ici, à Chatou-Croissy ! Regarde cette maison à colombages dont les pans de bois ressemblent aux branches d’un arbre. Voici maintenant les pavillons cossus du Vésinet, de beaux clichés bourgeois – et, tant qu’à vivre, autant que ce soit s’il se peut dans un endroit joli, spacieux et protégé, dans un château c’est entendu, et l’on y va…

 

 

 

Paris2018 muséepréhistoire

 

L’art me paraît un moyen de vaincre la mort. Un signe sur un rocher, un trait gravé et notre esprit remonte à la préhistoire : « Ici un homme a vécu ».

Hans Hartung, Autoportrait.

 

 

Le château abrite désormais et avant tout un musée de la préhistoire. On suit de nouveau les lignes sur la pierre sculptée, sur lesquelles un écrivain mineur autant qu’opportuniste projette ses propres rêveries en omettant de les présenter comme telles. On remonte jusqu’aux temps sans épées, sans boucliers, peut-être sans guerre. Derrière la vitrine danse la fresque des bêtes, chevaux, bisons, bovidés, et l’humain ridicule. Même en miettes, arrachées à leur paroi, leur abri, les figures bougent encore. Il ne faut rien leur faire dire, juste les écouter, regarder, et passer. Sous son verre la dame au capuchon semble toute petite, comme si la tentative de représenter l’être humain de façon réaliste n’avait d’abord pu se faire que sous la forme d’une miniature (on se souvient néanmoins du masque féminin de Bernifal, sculpté dans la paroi à l’échelle). En avançant dans les salles sombres du château aux belles poutres on remplit sa mémoire de trésors : parures, bijoux de bronze et d’or, bribes de sépultures. Au fond du couloir obscur, cette statuette masculine gauloise, théâtralement éclairée, avec l’ombre en arrière-plan, absolument stupéfiante. Un mystère sans parole, les rites et les mythes sont perdus. Bientôt voici le temps des héros réinventés, des grandes batailles, Alésia et ses 400 000 morts, ses tombes chargées d’or, ses cohortes de miséreux, et l’art bien sûr qui se nourrit de tout cela.

 

Assis sur la terrasse démesurée qui surplombe la Seine, on digère comme on peut ce festin de vestiges. L’herbe des pelouses a brûlé, les ormes ont soif, les jardins en terrasse qui descendaient autrefois depuis la partie avancée de ce château où naquit Louis XIV, jusqu’à la Seine, ont disparu, la lumière violente écrase toute nuance, le ciel bleu livide voilé de pollution n’offre aucun point d’appui pour le regard qui s’y égare, ricoche sur les frondaisons rectilignes, se heurte aux gratte-ciel de La Défense, cherche repos sous les paupières baissées.

 

 

Paris2018 alléeBarbara

 

On marche encore, on roule longtemps dans les souterrains bondés, on se fraye un chemin dans la cohue de l’heure de pointe pour venir traquer ailleurs, aux Batignolles, la mémoire, le refuge. Sur la façade de L’Européen, nul nom aimé, et plus les lettres d’or bien sûr, les souvenirs mêmes ne trouvent aucun support où s’accrocher et restent prisonniers de la grille baissée, des murs gris. On arrive enfin au square par la petite église – on a voulu venir ici à cause « du goût de l’eau, du goût du pain, de celui du perlimpinpin dans le square des Batignolles »…

J’avais lu dans un blog le récit d’une promenade qui passait par ce square évoqué, donc, par Barbara. Quand l’auteur du récit en question était arrivé à l’entrée de la petite allée bucolique qui porte désormais le nom de la chanteuse (née dans ce quartier autrefois populaire), une petite fille jouait devant la fontaine, image idéale aussitôt capturée. Je n’ai pas cette chance : je reconnais l’allée et sa belle tonnelle, mais un gros homme est occupé à s’y laver entièrement, si bien qu’il me faut patienter assez longuement avant de pouvoir prendre à mon tour le cliché commémoratif.

Les squares sont saturés de commémorations en tout genre – écrivains, peintres, savants, hommes politiques, héros, armistices, batailles, on n’en peut plus. L’ « arrangement floral » a ici été refait pour célébrer la victoire de 1945, pourquoi pas… Assis sur ce banc je ne trouve cependant qu’une paix tendue, tant le square semble cerné par le vacarme des trains qui passent juste en contrebas (la gare St-Lazare est toute proche). Une oie cendrée à l’aile rognée marche sur l’herbe. Quelques canards cancanent, une pie trempe ses pattes et se désaltère dans le ruisseau artificiel qui serpente pauvrement devant l’alignement des badauds assis comme moi sur leur banc. On lit. On échange des paroles de peu de poids. Une cloche sonne – il y a toujours une cloche qui sonne et puis, des rires d’enfant au loin, mais de Barbara, nulle vraie trace, et aucune émotion.

Arrive alors, pour émouvoir, un tout petit garçon, bermuda rouge, tee-shirt bleu roi, chapeau de paille, qui s’enthousiasme de la présence des canards qu’il désigne du doigt, contemple avec une intensité magnifique, et à qui il veut absolument lancer des feuilles, des herbes, pour établir un contact. Moulinets du bras, index tendu, et sa mamie tout là-haut qui l’accompagne, qui l’encourage, mais qui tente aussi déjà discrètement de l’arracher à sa tâche obstinée, à ce lieu, à ce tête à tête si intense avec le plus beau des canards (je ne connais pas cette espèce exotique) qui a daigné sortir de l’eau et s’approcher de lui. L’enfant finalement revient s’asseoir comme nous tous sur l’un des bancs, entre son grand-père et sa grand-mère qui sont tous deux en vie – puis, repris par sa passion ornithologique, parce qu’un des canards (une canne de colvert cette fois) s’est mis à cancaner bien fort, repart derechef vers le ruisseau en tirant la main de celle qu’il appelle « mamie ».

On regarde cela au pied de l’immense platane, pendant que les oies (qui sont nombreuses à présent et dont les ailes semblent intactes) prennent possession de la pelouse interdite aux bipèdes, que la lumière dans les frondaisons alternativement se ravive et s’éteint parce que le soir tombe, que les trains passent, que l’été file et que les orages se rapprochent.

 

Paris2018 maisonCelineMeudon

 

Moi je pense que les seules îles sont les livres, quelquefois la musique, mais, parce que les circonstances ont bien voulu faire que je ne sois pas tout à fait mort, je ne peux m’empêcher d’en chercher des équivalents dans cette vie qui n’est que ponctuellement la « vraie vie », à travers des lieux de nature ou de culture, châteaux, montagnes, musées, refuges, épaule amie et toutes sortes d’adjuvants. Bien entendu cette sorte de quête, qui fait de moi un flâneur, un esthète, garde quelque chose de futile, car au moment où je cherche à savoir si l’intervalle entre les deux notes produites par le métro à son démarrage est une sixte juste ou une sixte augmentée, juste avant d’affronter l’horreur grise de la Gare Montparnasse qui est pourtant le quotidien de milliers de personnes, une vieille femme barre la fuite des passagers avec son corps inerte et son écriteau « j’ai faim », cependant qu’un enfant de la rue, assis près de l’adulte qui l’accompagne et mendie près de lui, joue quand même avec un tout petit jouet en plastique rose donné peut-être d’abord pour apitoyer ou secouer l’indifférence derrière laquelle chacun, moi le premier, tente de se réfugier (et le stratagème est assez efficace), mais cela ne change rien au caractère insupportable de cette situation. Je passe quand même, je continue, avec en tête pour aujourd’hui un pèlerinage particulier à Meudon.

Variation sur le même thème, et suite de l’introduction. « Où est mon pays? C’est dans le poème, il n’est pas d’autre lieu où je veux reposer » – André Frénaud a repris ces vers d’un de ses poèmes pour les faire inscrire sur sa tombe. Il n’empêche qu’en attendant d’avoir poussé jusqu’au bout l’effacement que l’écriture préfigure, l’écrivain, comme tout le monde, doit bien vivre, tenter de vivre bien, ce qui sans doute le pousse à faire de son bureau, de sa chambre, de sa maison, l’un de ces équivalents du Paradis insulaire qu’il construit dans ses livres. Visiter l’un de ces lieux, le plus souvent en se contentant de regarder de l’extérieur une façade, un fragment de jardin, lorsque la demeure de l’écrivain n’a pas été transformée en musée ou lorsque celui-ci, encore en vie, ne m’est pas assez familier pour que j’ose frapper à sa porte, c’est peut-être encore une façon de venir rôder aux frontières de l’Île, d’effleurer l’un de ces nœuds où la vie vécue, qui est souvent faussée, et la vie rêvée, qui est parfois la plus vraie, se rejoignent. On passe ainsi sous les fenêtres de cet immeuble miteux des Batignolles où Verlaine, une plaque le confirme, a habité quelque temps. On cherche et on finit par trouver (on était juste devant) l’immense appartement où vivait Proust, où sont morts ses parents, qu’une ambassade occupe à présent car le quartier est cossu. Un courant d’air entrouvre la fenêtre de la chambre de Marcel, mais plus rien de Proust ne vit ici, bien entendu. Assis là, n’ayant plus rien à guetter, on se fait l’effet d’un bien curieux aficionado – au moins les idolâtres fanatiques de telle ou telle idole contemporaine peuvent espérer le plaisir plus tangible d’une vraie silhouette. Ou bien, on prend le train de Meudon pour saluer la tombe de Céline et voir de loin la maison que sa veuve Lucette, 106 ans, occupe encore, et qu’elle vient de vendre en viager le premier de ce mois.

Malakoff. Clamart. La Tour Eiffel au petit matin. Le train de banlieue, interminable.

Renaud Camus a écrit, paraît-il, un guide des maisons d’écrivains que je ne lirai probablement jamais, mais dans lequel j’imagine que doit figurer, compte tenu des égarements lamentables des deux auteurs, un chapitre consacré à celle de Céline à Meudon. Sitôt débarqué de la gare on se rend d’abord au cimetière. On entre par le petit portillon, on tourne à gauche jusqu’à l’unique chapelle de ce cimetière si modeste qu’il semble un peu à l’abandon, on compte deux allées puis onze tombes sur la droite, c’est ici. Un bateau est gravé sur la pierre grise qui porte le nom de l’auteur et, en dessous, son nom civil avec son titre de docteur, ainsi que celui de son épouse Lucette qui, n’envisageant pas de lui survivre si longtemps, avait fait graver le début d’une date, 19…, qu’il faudra forcément effacer. La tombe est encore fleurie, à laquelle on ajoute quelques fleurs sauvages cueillies parmi les mauvaises herbes de l’allée. On se recueille un peu puis on repart par l’avenue de la paix en quête de la maison.

Beaucoup de maisons ici sont construites en meulière, cette pierre sédimentaire silicieuse utilisée naguère pour fabriquer des meules et qui fait de belles façades d’un rouge irrégulier de falaise au couchant. On tourne, on se perd, on trouve enfin la route des Gardes. Le 25 ter n’est pas au bord de cette avenue trop passante, mais on y accède par le détour d’un petit chemin pavé. Il y a là trois maisons presque identiques. Celle de Céline est la dernière, et la seule qui n’ait pas été rénovée. Le portail rouillé reste toujours ouvert. La plaque portant les noms de Céline et de sa veuve a été volée, le jardin n’est pas entretenu, mais les fenêtres du premier étage ont été remplacées par des vitres neuves qui, apparemment, ne s’ouvrent pas – on imagine que c’est pour prévenir des vols d’objets ayant appartenu à l’auteur. On voit ici la lampe, la table, on rêve un peu, on imagine le reste, puis on s’éclipse discrètement.

Longues marches le long des longues avenues brûlées du château de Meudon devenu observatoire. On ne visite pas. L’allée qui t’avait ébloui quand tu avais dix-huit ans te fait seulement mal aux pieds : c’est normal, tu avais dix-huit ans et débarquais de ta cambrousse… Elle fut vraiment fastueuse, la fête que donna Fouquet en présence de Louis XIV, juste avant que celui-ci ne quitte les lieux et n’expédie l’imprudent en prison, puis ad patres. Au bout de cette perspective qui fut sans doute une allée royale du temps de Louis XIV, voici les tours de Meudon-la-Forêt, et l’on imagine un monde parallèle…

Longue, longue marche jusqu’à la maison de Rodin qui semble un peu triste dans cette lumière crue, et mêmes les statues semblent figées comme des statues, les mouvements entravés ; longue marche encore jusqu’au domaine de Madame Élisabeth dont on visite le parc défait mais pas la maison, dont les volets sont obstrués par des planches qui ne laissent rien filtrer. On revoit de loin, par trois fois, comme s’il s’agissait de trois châteaux différents, à cause des trois avenues en pâte d’oie, l’immense portail doré de Versailles, puis on s’en va, on s’en retourne, en plein soleil.

 

Il y a une faille dans l’appartement aux souvenirs, une grosse fissure quelque part, et l’eau qui s’y infiltre provoque sur le mur blanc de la petite pièce où, naguère, on devisait en toute insouciance de chanson, de musique, de littérature ou de cinéma, des taches et des cloques de sinistre augure. On va réparer cela, et ce sera un soulagement, mais en attendant on reste devant ces taches, ces cloques, ce triste mur d’où ont été enlevées les affiches, les images, tout ce qui permettrait de rattacher le présent au passé.

Je ne reconnais plus rien. J’attends. Tout flotte, stagne, suinte, tout est précaire et tellement incertain. Par la fenêtre je regarde s’éloigner une silhouette, puis une autre, puis dix autres. J’ai le vertige. L’immeuble projette sur les immeubles en face une ombre terrifiante, les antennes griffent le ciel trop lisse, les cheminées sans fumée sont mortes. Je m’étire. Je regarde fixement la rue pour mieux éprouver mon vertige. Je me vois basculer et ferme la fenêtre.

 

À présent je cours entre les allées en tenant bêtement à la main mes tournesols, ma rose rouge. Je cours parce que je n’ai pas le temps et parce que je n’arrive pas à me repérer, parmi toutes ces tombes. L’émotion, le recueillement, la gravité qui auraient dû marquer cette ultime commémoration ont laissé place à une sorte d’affolement. Je cours après ma mémoire, mes rêves d’îles, de livres et de chansons, cerné par les tombes et les touristes. C’est ridicule de courir ainsi, de monter, de descendre – autrefois dans ces mêmes allées je flânais. André Breton, Colette, je les salue à peine, il n’y a personne ici. Finalement la voici, la tombe de Marcel, sobre tombe familiale de marbre noir sur laquelle je dépose ma rose mais ne m’attarde pas. Celle du baladin, je tombe dessus presque par hasard : rien qu’un trou rebouché, une dalle de béton à même le sol, une minuscule plaque portant le nom de l’artiste. Quelle misère ! Quelle tristesse ! Seulement cela ? On déchiffre encore quelques messages délavés par la pluie, quelques bouchons de champagne et quelques tournesols fanés semblent avoir été abandonnés sur le sol, où je dépose les trois miens qui faneront bien vite. Dans la tête résonnent encore les échos des concerts d’autrefois et la voix de ma mère – demain c’était hier. Cette fois je pleure et, en guise de prière, murmure que « la mort est le berceau de la vie ».

Navrant berceau. Poignante vie.

Et la balade s’arrête ici.

 

Paris2018 tombeHigelin

 

Paris, août 2018

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

Ce contenu a été publié dans Paris. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.