Vigie, novembre 2017

 

 

 

Journal de l’esseulé en novembre

 

Vigie novembre 2017

 

 

1.

 

Peut-être que tenir un journal c’est tenir quand même. Cela introduit en tout cas une distance salutaire par rapport à la réalité vécue, puisqu’on ne saurait sans indécence tout dire de ce que l’on vit en mettant au passage en cause, d’une façon déloyale, celui-ci ou celle-là du proche ou du lointain qui n’auraient pas leur mot à dire. (Je connais cependant quelques exemples de journaux qui sont un simple déballage de l’intimité, voire un outil d’auto-justification et de séduction qui me semble une déviation perverse de ce qu’on est en droit d’attendre de la littérature.)

Ainsi je continue la rédaction de ce journal polymorphe et intermittent, plus guère tourné vers la célébration du lieu, comme naguère je le rêvais, mais avant tout préoccupé par la description honnête et détournée du chaos dans lequel, paisiblement, je me débats.

Après le « journal de la plante carnivore » et le « journal de la métamorphose », j’avais d’abord pensé intituler cette section « journal de l’homme blessé ». L’homme blessé, ce n’était plus pour moi le jeune homme joué par Jean-Hugues Anglade dans ce film que j’avais regardé autrefois, clandestinement, du temps où, jeune adolescent, je m’inquiétais de certains troubles, et la vision de ce film n’avait naturellement fait qu’accroître la peur ; je pensais plutôt à la « blessure sous la mer » de Jacques Bertin : « blessé seulement », blessé salement, de ce genre de blessure qui s’infecte et dont on ne guérit ni ne meurt.

Je pense à cette jeune fille d’une autre chanson de Bertin, « qu’on refusa pour je ne sais quel rôle pourtant secondaire et qui s’éloigna pauvrement, se punissant de n’être pas celle qu’on aime ». Je voudrais, par la parole, m’éloigner richement, sans me punir ni accabler personne. Continuer seul et sans joie peut-être, mais avec dignité, en repoussant avec force les rêves violents qui reviennent pendant la nuit, et en tenant vaille que vaille la rampe de l’escalier descendant de novembre.

« Der Einsame im Herbst », l’ « esseulé en automne », est le titre du deuxième mouvement du Chant de la Terre de Gustav Mahler, probablement le plus beau…

J’ai écrit D’un hiver à un autre pour sortir d’une impasse ; Le Grillon de l’automne pour célébrer celle qui m’avait aidé à en sortir ; L’éloignement pour conjurer la grande peur que j’avais eue de voir la lointaine du Grillon s’absenter tout à fait et célébrer le sursis trompeur qui m’avait été octroyé ; La Route ordinaire pour lancer quelques cordes entre les deux côtés d’un gouffre, d’une frontière.

« Que vais-je faire de cet abandon ? À qui en faire don ?…»

Ce que la vie découd, j’aimerais continuer à tenter de le recoudre par la parole. La défaite va vite, la parole est lente. Je ne me fais aucune illusion quant à l’issue finale, et ce n’est même plus un combat : je me déclare battu d’emblée, l’affaire est entendue ; mais novembre est froid, le silence est froid, et parler même seul face au mur réchauffe, voilà tout.

 

 

 

2.

 

Novembre, la pluie est froide, la nuit glissante, et la solitude m’étonne.

Novembre, la pluie est froide, la neige se rapproche, la solitude martèle la fenêtre de toit, et je m’étonne de cette lumière en bas qui n’est plus que la lumière froide de l’absente, de l’inconnue, ou qui renvoie à l’inconnu, au vrai mal, au malheur qui est entré dans ce qui fut notre maison et qui n’est plus que ma ruine.

Ce n’est pas moi qui dramatise. Novembre s’en charge bien lui-même. 

Candidement l’enfant me montre le cadeau laissé par le malheur que lui, déjà, désigne familièrement par son prénom, et je me renfrogne, je me détourne et me détournerai jusqu’à mon dernier souffle, refusant de donner un nom et un visage à mon malheur, ne m’abaissant à le faire parfois que par orgueil, feint détachement ou sous l’emprise momentanée de la fade raison sur la vérité vive.

Je ne dramatise pas, Novembre…

En la possibilité d’une métamorphose je ne crois plus du tout. La solitude me martèle et me martèlera jusqu’au bout, jusqu’au pire, cap au pire, et les bonnes âmes qui pourraient encore me dire le contraire dorment à cette heure et de toute façon ne savent pas.

Cap au pire, et que m’éperonne mon mal.

 

 

 

3.

 

Nous marchons et devisons ensemble, oh la belle diversion et que c’est bon après tant d’années de retrouver les inflexions de sa voix, son accent italien, son humour, sa muflerie. Elle trottine si vite, traversant toutes les routes à l’improviste et en diagonale devant les voitures, que je peine à la suivre. C’est elle, et ce n’est pas tout à fait elle, car elle n’aurait jamais prononcé les paroles que mon rêve met dans sa bouche. « Avant on ne se parlait pas, puis tu t’es mis à me parler pour de bon, à dire les choses, à écouter. Pourquoi ? »

Nous parlons du passé, de son passé à elle, de la violence qu’elle a subie et de celle qu’elle a malgré tout fait subir à ses filles. « Allez va, tu ne t’en es pas mal tirée, tu as fait du mieux que tu as pu. »

Au réveil cette conversation avec ma grand-mère devient un souvenir ni plus réel, ni moins réel que tous ceux qui me rattachent à elle et que tous les souvenirs de moments vraiment vécus – puisqu’évidemment la vie est un songe, et songe aussi l’abandon, le bien, le mal, les replis, les envols, la tristesse en novembre.

 

 

 

4.

 

Je roule dans le crépuscule, pas trop vite à cause des feuilles trempées plus dangereuses que le verglas qui sont dans les ornières comme des traînées de sang gelé. Je roule pour rouler, pour m’échapper, pour n’être plus rien d’autre que mon propre passager, emporté par la route dont le tracé précis m’échappe et me rassure. Je quitte ma vallée pour rejoindre la ville.

Pour l’heure je roule encore en terrain familier, sur cette D 207 qui n’est pas seulement un objet littéraire et à laquelle je reviens chaque jour en tant que vraie route, avec sa chaussée détrempée, ses traits blancs intermittents, avec dans sa pénombre le feu rentré des saules et les feux des travaux, des lampes dans les maisons, des réverbères, des voitures, avec ses vaches, ses chevaux, ses chevreuils, toute sa faune ordinaire.

J’avance sous le ciel fatigué, plombé, inquiet. À cette heure les corneilles regagnent leurs dortoirs, il y a beaucoup de monde sur la route et je me dis que c’est folie de partir ainsi sans vraie raison, mais je me sens pourtant à ma place dans cette cage mouvante de mon char, protégé et exposé, exposé et protégé, emporté par un flux qui me dépasse.

À contre-gris on voit les hautes branches des bouleaux couvertes de corneilles. Mon Dieu que novembre est triste ! Le printemps maintenant, ce serait pourtant pire.

À présent je suis les indications que me donne la voix mécaniquement chaleureuse du GPS. J’aime ne pas avoir à choisir l’itinéraire. J’aime être ainsi guidé. Je suis si déboussolé, si perdu, si fatigué. Toutes ces lumières partout dans la nuit des gorges du Breda, les lumières devant, les lumières derrière, me font tourner la tête, me donnent la migraine, et il me faut lutter contre la tentation de fermer les yeux et de laisser pour de bon la voiture continuer seule. (Je ne peux pas faire cela. Pendant plus d’une heure l’enfant et moi avons travaillé aujourd’hui un canon dont Diego nous a donné la partition ; Clem’trane, qui jouera avec toi si ton papa ne revient pas ?)

Je quitte les gorges. Je continue en faisant attention. Je franchis le carrefour où j’ai vu l’autre jour un si terrible accident. Je pense à l’accident. Et puis, je baisse la vitre pour attraper le ticket de l’autoroute, l’air froid et bientôt la vitesse me fouettent, il y a de plus en plus de monde et je me dis que c’est bien de faire comme tout le monde, d’être comme tout le monde pris dans le mouvement du monde, pas si seul au fond, ou seul comme on l’est tous, comme on le sera tous tôt ou tard, comme elle, comme lui, comme toi, comme nous tous – et ce n’est pas si grave.

 

 

 

5.

 

Or donc, c’est officiel : maintenant j’ai grandi, je conduis. Depuis trois jours je fais en voiture les allées et retours entre mon hameau du Villard et Grenoble, ce qui est écologiquement irresponsable, pas si rapide à cause des embouteillages, quand même pas aussi plaisant que le train, mais me permet de poursuivre le travail entamé pour annihiler la phobie dont je souffrais.

J’ai toujours considéré que ma peur panique de la conduite en ville et sur autoroute était liée, comme le trac, à une peur plus générale de la vie. J’aimais me faire conduire comme un enfant. J’ai beaucoup aimé être un enfant, beaucoup moins être un adolescent, un peu plus un adulte jeune − pour la suite on verra, je suis dubitatif. Prendre le volant c’est non seulement prendre sa vie en main, devenir autonome et, si j’ose dire, plus mature (« quand tu sauras conduire tu seras un homme, mon fils… »), mais c’est aussi accepter de prendre le risque du mouvement, de la vitesse, et c’est façon de se confronter au hasard qui nous nargue − car parmi ces milliers de véhicules que l’on croise, que l’on dépasse, qui nous dépassent, il en est forcément qui sont sur le point de lâcher, et parmi tous ces conducteurs certains n’auront pas de meilleurs réflexes que moi quand surviendra l’imprévu et quelques-uns ont de toute façon l’esprit troublé par l’alcool, les médicaments, la drogue, les soucis. 

(Au retour avant-hier soir, sur l’autoroute un très gros accident. Au retour hier soir, sur l’autoroute, un accident plus modeste – tout avait été dégagé à mon arrivée mais il y avait moins d’ambulances que la veille.)

Ainsi je conduis, et ce n’est pas sans plaisir. Un coup de vent fait danser toutes les dernières feuilles des arbres le long de l’avenue, et c’est merveille. Ces lumières par milliers, c’est Noël ! Ce solo de sax sur France Musique à l’heure d’ « open jazz », merveille encore ! Je conduis. Je suis conduit. Ça n’avance pas, tant mieux : ça swingue, ça danse sur place, ça trace des traits de flammes dans la nuit, ça réveille son phénix. Chaque heure, à tout moment, prévisible, imprévisible, jamais figé, jamais vraiment consumé et jamais apaisé, je renais, je pars en flèche, je brille, je flambe, je me déploie, je vacille, je charbonne, je m’éteins, je deviens cendre, mégot qu’on jette par la vitre, puis le vent des routes me souffle, m’emporte, et ranime en moi une toute petite braise à partir de laquelle tout repart.

 

 

 

6.

 

De nouveau la neige, le froid qui mord, et cette sensation d’être pris dans une nasse.

 

Le rêve du matin se situe au Villard il y a quelques années. Mon père et ma mère sont là, à qui j’annonce en pleurant qu’Higelin va donner un ultime concert et qu’il me faut y aller. Comme toujours les époques se mêlent et la nostalgie me creuse plus sûrement que l’hiver. C’est que, sans doute, je ne souffre pas assez − cela viendra plus tard −, sans quoi je me détournerais gaillardement du passé et, comme le renard pris au piège se tranche la patte d’un coup de dent, je m’enfuirais dans la neige en saignant. Les vaches sous la neige n’ont pas assez froid pour quitter le champ, elles non plus !

 

Allons donc. Les vaches pas plus que moi n’ont le choix. Elles courbent la tête et broutent l’herbe cassante. Elles font ce qu’elles peuvent en attendant le camion qui les transportera vers la ferme ou l’abattoir.

 

Hier le vent a soufflé très fort, des arbres sont tombés, la route d’Arvillard que je venais d’emprunter pour rencontrer sous la pluie Samira Negrouche, a été coupée, mais ce n’est pas assez, non, pour me pousser sur d’autres routes, et même cerné de froid ce lieu reste bien doux. C’est là le piège. Lorsqu’inévitablement je ne pourrai faire autrement que de chercher à en sortir, je serai une vieille larve, vieille, vraiment trop vieille pour tenter la moindre métamorphose.

 

Il y a ainsi des larves qui ne se métamorphosent jamais, et beaucoup d’insectes pour qui le stade « imago » demeure une sorte de fantasme ou d’idéal ; elles n’en rongent pas moins le bois, la feuille, la vie, avec voracité.

 

 

 

7.

 

Comme un de ces légers séismes qui, ces derniers temps, ont fait trembler la terre en Maurienne et jusque dans ma vallée, la violence du rêve me réveille et m’étonne. Il reste donc dans ce crâne paisible un tel sac de rancœur, de colère rentrée, d’amertume ? Je me replie dans le silence, à peine troublé au-dedans par le ronronnement fiévreux de la chatte lovée contre mon cou et, au-dehors, par les battements d’ailes et les cris des pies perchées sur le toit.

 

Je roule dans la nuit pour retrouver Tir-na-nog, le groupe de musique irlandaise de Raphaël. Sax sombre et poisseux de Donny Mc Caslin aux libres envolées, cerfs et chevreuils pris dans les phares, une chouette frôle le pare-brise. Les enfants rient, les enfants jouent, les enfants courent bientôt dans l’air froid de Beaufort, mais je reste au bord de leurs rires, de leurs jeux, et d’autant plus seul. La musique, cependant, nous rassemble et rouvre une brèche de bonheur temporaire qui me rappelle les circonstances dans lesquelles j’avais découvert le groupe il y a trois ans, quelques jours avant la mort de ma mère – et je m’étais étonné de pouvoir éprouver de la joie. Au retour la nostalgie me retourne le ventre. On déjeune à minuit. Vue des crêtes la maison reste une veilleuse allumée.

 

L’accordéon cassé a joué quand même. La parole grave, ample et belle de Samira Negrouche a pu se déployer, à nu ou repliée dans le cube de Plexiglas transparent d’Alain Doucé. Appuyé sur le piano de Jean-Marie comme sur un bon baton de marche j’ai pu refaire la balade heureuse des notes et des mots jusqu’au sommet des Grands-Moulins, et dire, sans rire, qu’on aura su finalement « s’arracher aux ombres » (mais le texte dieu merci reste lucide et honnête, qui ne parle que d’un allègement provisoire); les élèves ont été au-delà des attentes, amples, graves et beaux eux aussi dans leur façon de s’approprier la parole et le lieu. Mes chers anciens sont venus au rendez-vous, c’est merveilleux, je peux les voir se pencher sur ma tombe et me jeter des fleurs : Grégoire, Quentin et Quentin, Joseph, Mathilde, et Lorette qui avait si peur du futur et un tel sens de la nostalgie (« des fois ce serait bien de pouvoir revenir en arrière…»). Je reste au bord de leur jeunesse, m’effaçant, mais peinant à le faire avec toute la sérénité requise – et ce n’est peut-être pas seulement parce que je suis trop jeune encore pour ainsi disparaître, saumon ayant malgré tout réussi le frai de la transmission, car « s’acheminer vers son propre cadavre » n’est drôle pour personne si j’en crois Jaccottet.

 

« Tout un long jour, mais jamais assez long pour l’oiseau chantant, chantant… »

 

Solitude en novembre. Sans plus de colère, sans désir, sans direction. Des nuages épars s’accrochent à la montagne et le jour s’effiloche. Le rouge s’éteint, le gris s’assombrit. On ira faire demain l’adieu aux rideaux rouges du music-hall (« comment dire adieu à la vie ? »), et des adieux encore – ewig… ewig… ewig… chante Kathleen Ferrier à la fin du Chant de la Terre – mais, qu’on se rassure ou qu’on s’effare, ces sortes d’adieux, tout comme à l’opéra, peuvent prendre un temps fou et être assez bavards.

 

« J’entends d’ici murmurer les critiques » de tous ceux-là qui ne veulent pas voir « leur propre peine en face » (ni surtout celle d’autrui), et pour qui je joue les pleureuses.

 

« Qu’on me laisse chialer en paix », chantait Orphée un peu avant que d’être lapidé !

 

 

 

8.

 

À la radio on parle d’un sous-marin sans doute perdu en mer dont les réserves d’air sont en passe d’être épuisées. Je pense à ces marins qui, s’ils ne sont pas tous déjà morts, se trouvent encore à l’abri de leur cocon de tôle mais savent leurs heures comptées et ne peuvent plus espérer qu’un miracle venu de l’extérieur. Peut-être y a-t-il même dans ce sous-marin militaire, qui sait, une petite bibliothèque, une chambre, un bureau lambrissé avec dans des cadres des photos d’êtres chers, des paysages. L’air va manquer. Tout sera terminé. À cette seule idée j’imagine que même le plus aguerri, le mieux préparé des soldats, suffoque.

 

*

 

C’est dans les bas-fonds du passé que je trouverai les bulles d’air qui me permettront de continuer à respirer. C’est dans l’humus des images intérieures, et non dans l’attente ou la recherche d’un miracle venu du dehors, que je puiserai peut-être la force de reverdir un jour. Je sens bien que l’hiver sera long, et à quel point on renâcle à s’y enfoncer. J’ai vu des primevères refleurir sur le mur du sud. J’ai vu des bouvreuils en parade sur le poirier et j’ai cru au printemps. Là-dehors les mélèzes n’ont pas encore terni et forment avec le givre un beau tableau de feu et de glace. Mais les eaux impures de ces images qu’on pourrait croire du présent sont troublées de passé, me ramènent à ce passé qui est mon vrai présent, ma vraie mer, ma cave d’or, mon avenir comme disait Michaux du malheur. À quoi bon se détourner de ces vraies richesses pour repartir au loin en chercher d’autres plus incertaines ?

 

 

*

 

Le soir venu le froid mord à belles dents. On l’accueille, comme la forêt accueille le crépuscule, sans avoir le choix, sans y songer. Les enfants s’en reviennent de l’école d’un bon pas nonchalant ; le cerf aux grands bois les regarde passer, caché juste derrière le hangar en lisière du village. La radio annonce que le sous-marin de ce matin a explosé, depuis plusieurs jours déjà. Plus d’espoir ni d’attente pour les familles en deuil, pour personne.

 

 

 

9.

 

Première neige

 

Une fois de plus, une année de plus, la première neige occulte la fenêtre de toit de son voile gris cassant. N’ayant pas tiré le store pour profiter toute la nuit de cette lueur, je me réveille avant l’aube et reste un moment allongé dans la demi-pénombre. La siamoise Dana, qui est douce et qui ne supporte pas la solitude, vient se blottir dans le creux de mon bras et commence aussitôt à émettre ce qui est pour elle un ronronnement éperdu mais qui ressemble plutôt au raclement décroissant, intermittent et laborieux de raquettes s’enfonçant dans la neige. À huit heures le paysage intérieur, extérieur, se rallume.

Il y a partout tant de lueurs contradictoires qu’il serait vain de tenter de chercher un sens fiable et fixe à ces images. Pour qui a l’oreille un peu fine le concerto de la vie ordinaire, à force de modulations, est une musique atonale, arythmique, imprévisible, dont les tensions ne sont jamais ni résolues, ni définitives, et qui ne semble avoir ni début ni fin. Ainsi de l’humeur, des humeurs qui se mêlent dans la tête et le cœur de l’esseulé. Toute tentative d’interprétation, voire de compréhension de ce qui se trame ici semble vouée l’échec.

Ainsi la scène suggérée par ces lignes n’est-elle ni triste, ni joyeuse, ni neutre ; elle est paisible mais minée par une violence rentrée. La lumière qui vient n’est pas un signe d’espoir, mais elle n’est pas non plus sans rapport avec quelque chose qui pourrait ressembler à de l’espoir − avec, disons, une certaine vitalité réaffirmée.

Comme la neige sur la vitre efface le ciel, le poirier, la ligne des crêtes, en en conservant néanmoins des traces simplifiées, l’écriture à la fois occulte et quelque temps conserve ce que la vie se charge de gommer. La chatte Dana qui a fourré maintenant son museau dans mon aisselle comme si la lumière la gênait pour poursuivre sa nuit, ne sera bientôt plus que souvenir de chatte, et les enfants à qui elle faisait fête en se hissant sur ses pattes arrière dès leur lever ou leur retour de l’école, pleureront à travers son image leur enfance échappée. Nos larmes d’enfants inconsolables s’effacent aussi, et les joies, et les peines, et toutes les eaux des expériences accumulées partent en buée, en nuages, retombent en neige, fondent, ruissellent à n’en plus finir.

À quoi bon ajouter encore des remous à cela ? Allongé dans la demi-pénombre avec la petite siamoise qui ronronne et la neige de novembre qui couvre ma fenêtre, je n’aspire à rien d’autre qu’à un lent effacement.

 

 

 

10.

 

 Les Fous brisés

 

Aujourd’hui les enfants, en jouant avec leur arc tout neuf, ont cassé deux figurines qui trônaient au-dessus de la cheminée et m’accompagnaient depuis près de vingt ans. Ces figurines, qui représentaient deux Fous de Bassan en parade, Nathalie et moi les avions choisies pour orner la pièce montée de notre mariage – façon de détourner quelque peu les codes de la cérémonie, mais surtout de rappeler l’ornithophilie qui avait scellé notre union, en nous plaçant sous la protection de cet oiseau désormais tutélaire que le hasard nous avait fait rencontrer lors d’un des moments les plus heureux de notre premier voyage ensemble, un soir de septembre 1996 en Bretagne, ainsi que je l’ai décrit plus tard dans ce fragment de L’éloignement que j’avais oublié et que je relis :

Arrivés au bout de l’île et du voyage, nous découvrons le phare aux couleurs du couchant. Rochers rouges, lumière orangée. Les rares visiteurs sont repartis par le dernier bateau et nous sommes seuls. Nous montons sur la plate-forme, restons debout face à la mer. Tu masques mes yeux de tes mains. Quand tu les ôtes, je vois comme une apparition, aux derniers rayons du soleil, un Fou de Bassan qui s’immobilise un très bref instant devant nous avant de se laisser emporter. Nous faisons aussitôt du Fou notre oiseau protecteur. Nous sommes assez lucides pour savoir à quel point nous en aurons besoin…

(Me frappe cette façon qu’a l’écriture de dire la vérité. En me remémorant simplement cette scène j’aurais eu tendance à l’idéaliser, mais la dernière phrase me ramène à la réalité d’une relation vécue, dès le départ, comme minée, peut-être pas aussi mensongère que ce que j’en pense aujourd’hui lorsque je la relis au prisme de sa fin, mais fragile comme toute chose humaine. Écrire sur le passé comme j’ai en ce moment la tentation de le faire ne serait pas l’embellir pour s’y complaire mais le défaire pour le comprendre, et s’en défaire – constater, et ce peut-être une délivrance, que le ver était déjà dans le fruit, qu’il n’y avait pas, qu’il n’y a jamais eu, qu’il n’y a jamais de paradis et, partant, atténuer un peu la nostalgie qui me ronge.)

J’ai regardé les deux figurines disloquées et senti une immense colère, assez proche du désespoir le plus destructeur, me submerger. Je me suis emparé des débris, les ai projetés à nouveau au sol en criant des paroles insensées à propos de mon mariage brisé, puis j’ai couru comme un enfant m’enfermer dans mon bureau en laissant les miens médusés ; après quoi, m’avisant que j’avais moi-même eu plusieurs fois dans la tête l’intention de jeter ces reliques et que cela n’avait plus aucune importance, j’ai fait volte-face et suis revenu ramasser les morceaux.

L’instant d’après nous étions tous trois aux fenêtres, occupés à regarder avec les jumelles un couple de bouvreuils pivoine, puis les chardonnerets, la grive draine, les mésanges, pour une leçon d’ornithologie appliquée.

L’alternance si rapide de moments durs et de moments doux, épuise bien davantage que la plus longue des randonnées.

     

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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