Pas titubants dans la maison des danses

Petite introduction à la géopoétique à travers le champ poétique français

 

par Lionel Seppoloni

 

 

« Je suis allé sur la glace de la mer…
Émerveillé, j’ai entendu le chant de la mer
Et le gémissement des glaces récentes.
Va, va.
Un esprit puissant apporte
La santé dans la maison des danses. »
 

Chant inuit. [i]

 

« Il fut un temps où quelques mots simples
auraient suffi à dire cela… »

Philippe Jaccottet, À travers un verger.

 

Au contact de certains poèmes archaïques sortis de leur contexte primitif, il n’est pas impossible que le lecteur d’aujourd’hui soit saisi par une certaine force anonyme, une densité, une transparence, une évidence du rapport au monde transmises par des mots sans détours (c’est peut-être cela qui étonne le plus : cette absence de détours…). Quelle ampleur, soudain ! Un souffle passe à travers ces poèmes, qu’on a senti aussi en découvrant cet art des grottes qui a tant bouleversé les peintres du XXe siècle… Mais dans le contexte culturel qui est le nôtre, ce souffle-là, sitôt senti, semble lointain, inaccessible, déplacé, et on ne peut s’empêcher de se dire (avec peut-être un rien de regret) que la poésie contemporaine a bien du mal à l’exprimer.

Comparés à tel ou tel poème archaïque, la plupart des poèmes contemporains prennent un air maladif qui donne la triste impression que la poésie elle-même n’est plus la maison des danses mais une succursale de la morgue. On s’y agite encore, on y titube parfois un peu, mais au milieu de quels remugles et avec quelle torpeur ! De fait, le mouvement s’est depuis longtemps enlisé et l’acquiescement, l’émerveillement devant la beauté du monde, ne se réalisent plus que par les détours d’une dialectique compliquée qui semble se perdre en route ou divaguer comme une chauve-souris déboussolée…

 

Le « vol arrêté » du poète « en temps de manque »

Si la poésie, comme l’écrit Julien Gracq, « vibre par excellence dans le sentiment du oui »[ii], la poésie de la modernité ne semble en effet pouvoir atteindre ce oui qu’à travers un labyrinthe de mais, de peut-être et de sûrement pas. Loin de voir ses forces s’accroître au long du parcours et se tendre vers une sortie possible, on assiste à un effondrement progressif dans les affres d’une agonie désespérément prolongée : « l’écriture est vécue comme impossible », « la poésie devient expérience des limites et véritable déperdition, quête suicidaire d’une écriture exposée à l’érosion du vide et s’y épuisant inépuisablement »[iii]. La réalité vive ne semble plus pouvoir être atteints par les mots opaques et inadéquats des poètes – ces mots dont on peut se demander s’ils ne finissent pas par consolider les murs du labyrinthe au lieu d’aider à les abattre. Grande est alors la tentation de renoncer au jeu littéraire (Rimbaud ayant inauguré avec violence cette sorte de refus…) : « Ainsi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur, / qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire / en y jouant, au lieu de se risquer dehors / et de faire meilleur usage de ses mains » [iv] Finalement,  « on est […] pris entre deux dégoûts, celui d’écrire ce que l’on écrit (de ne pas le faire mieux, autrement) et celui de ne plus rien faire du tout (ce qui est pire) »[v]

Ce n’est pas là une question de talent. Les déchirements qui tiraillent la poésie moderne ne sont pas le fait des insuffisances de tel ou tel individu, mais reflètent une crise culturelle majeure dont tout le monde, à des degrés divers, prend aujourd’hui conscience. Si le poète moderne (disons, depuis Du Bellay) chante si volontiers son incapacité à chanter et à être poète au sens plein du terme (garant de l’unité du groupe social autour des mythes fondateurs), si l’éventualité même d’un geste total au milieu de tant de gestes tronqués s’est effacée de l’horizon conscient de la plupart d’entre nous, c’est peut-être que la modernité a poussé jusqu’à l’absurde un processus de séparation entre l’homme et le monde enclenché depuis longtemps[vi].

La poésie ne peut plus dire ce qui fait la cohérence du groupe et rend possible une plénitude d’être, puisque plus rien n’assure cette cohérence. Cantonnée à l’intérieur d’une petite niche littéraire, elle  ne semble plus jouer (à l’instar des autres arts et de ce qu’on désigne comme « le culturel ») aucun rôle essentiel (cette situation n’est pas générale, car bien des pays moins sophistiqués que le nôtre vivent encore leur poésie, mais elle tend à se généraliser et demeure flagrante dans la plupart des pays industrialisés). Hegel ne s’y trompait pas, qui prédisait qu’ « à l’époque moderne, la poésie se trouverait confrontée à une telle masse prosaïque qu’elle n’arriverait pas à se frayer un chemin » [vii]; et Hölderlin : « à quoi bon être poète en temps de manque ? »

En France, ce phénomène d’entropie culturelle semble particulièrement précoce et visible. Poésie de cour ou poésie révolutionnaire, la poésie française (quelles que soient par ailleurs ses innombrables mérites) a toujours été marquée par une certaine forme d’indifférence à l’égard de la nature et de ce vaste monde… Il faut pratiquement remonter aux troubadours pour trouver, dans le champ français, une poésie chantant le rapport sensuel avec le monde. La poésie de Ronsard (à mon avis moins « courtisane » que ne laisse croire la réputation du poète) est encore ponctuellement traversée de bouleversements cosmiques et de célébrations tourbillonnantes[viii] ; mais ailleurs, sous la pression montante d’une modernité acosmique, les objets du monde sont méprisés tout autant que les corps. Si Du Bellay introduit un hareng au sonnet XXXII de ses Regrets, ce ne peut être qu’avec le plus profond dégoût : « Ainsi le marinier souvent pour tout trésor / Rapporte des harengs au lieu de lingots d’or / Ayant fait comme moi un malheureux voyage » (malheureux, le marin qui ramène du poisson ?)…

Première réaction d’envergure face à la réduction de l’homme à l’humain claironnée par la Renaissance et le Siècle des Lumières, le Romantisme redécouvre certes le paysage, mais c’est alors le plus souvent un simple miroir qui renvoie l’image du sujet écrivant (le Romantisme français apparaissant d’ailleurs, par rapport à son homologue germanique, comme bien larmoyant et pétri d’idéalisme socio-historique[ix]). Rappelons enfin que Baudelaire, à la fin XIXe siècle, choque en consacrant des poèmes aux chats ou, pire, aux charognes ! On pourrait dire, en grossissant à peine le trait, que la France littéraire, « irrémédiablement classiciste » (Barthes), cartésienne et positiviste, tend à s’enfermer dans des préoccupations exclusivement historiques, sociales et psychologiques, ou à s’envoler dans l’idéalisme ou l’imaginaire romanesque, mais se coupe peu ou prou des grands vents du dehors, de la « Province » (boueuse), de l’ « étranger » (diabolique) et de sa propre géographie[x]. Un simple regard du côté des poésies américaine, russe, grecque, japonaise ou (amér)indienne – ou encore vers nos voisins francophones de Suisse, de Belgique, des Antilles ou du Québec – permet de sentir cela !

En un sens, ce mouvement culmine avec l’apparition au XXe siècle de nouveaux formalismes littéraires et la production de poèmes de plus en plus coupés de tout référent au réel (ce nécessaire travail sur les formes est aussi une réaction à la médiocrité ambiante et, ne caricaturons pas trop, peut ouvrir des perspectives…), l’inflation de la réflexion « métalinguistique » qu’encourage le structuralisme et son idée du texte comme structure close ne renvoyant qu’à elle-même[xi].

Cela pourtant n’est peut-être qu’un aspect de cette modernité déjà ancienne dont j’ai ici sommairement résumé le versant négatif — aspect sans doute significatif, mais qui masque cet autre aspect qui est la persistance, ici ou là, d’un puissant désir d’en sortir. 

 

La poésie : par le mot, hors du moi, la recherche d’un monde 

« C’est dans les murs / Que sont les portes / Par où l’on peut entrer / Et par l’une arriver », écrit lapidairement Guillevic ; et Philippe Jaccottet de souligner (avec plus de déliés) que les mots  « passent la limite, le mur, traversent, franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant seulement un instant »[xii]… On pourrait ici multiplier les citations allant dans ce sens, et que résument ainsi Gilles Deleuze et Claire Parnet : « Franchir ou percer le mur, le limer très patiemment, écrire n’a pas d’autre fin. »[xiii] (Avant d’en arriver aux fins éventuelles de la poésie entendue dans une perspective géopoétique, notons en passant que si bien des poètes ont pu trouver pâture dans le champ ouvert, malgré tout, par le structuralisme, d’autres n’ont pas manqué de s’insurger, avec violence et humour, contre la réduction des enjeux poétiques à une sorte de « mots croisés supérieurs » (Kenneth White) n’occupant qu’un « territoire limité dans l’ordre de la pensée humaine » (Jakobson) et « n’ayant comme seul référent que le référent linguistique » (Rifaterre) ; pour Yves Bonnefoy, notamment, « une dimension essentielle de la poésie cesse d’être perceptible quand on la définit comme texte »[xiv].)

Il est temps en effet de se demander ce qu’est et ce que peut être vraiment la poésie lorsqu’elle est autre chose que la sous-section versifiée de la littérature : que vise-t-elle en ses plus hauts voltages et que peut-elle espérer atteindre ? Par-delà la confusion actuelle, ne peut-on dégager un principe de cohérence qui serait une sorte d’horizon commun à « la poésie » ? Pour tâcher de répondre, revenons très sommairement au contexte archaïque du début (notre chant inuit). Selon Roger Caillois, la poésie, « aux origines… plutôt qu’un langage sacré est un langage général »[xv] : un langage de-l’homme-et-du-monde, mythologique, cosmologique et magique, qui assure le lien avec le dehors (les « esprits ») et rythme la vie de la communauté.[xvi] Son champ n’est celui ni du jeu, ni du je, mais celui du monde, et son « but » n’est pas esthétique mais thérapeutique, sociologique et métaphysique. Cette poésie-du-monde tend à raffermir le lien qui unit l’homme à plus vaste que lui — ainsi que le dit cette phrase des Upanishad (les textes sacrés védiques) qui avait tant marqué le jeune Kenneth White : « Tu es Cela » (tu es le monde)… La poésie est ce chant de « tout ce qui nous relie… au très ancien et à l’élémentaire »[xvii]. Comme l’écrit de façon poignante Philippe Jaccottet, « dans ce moment de l’histoire où l’homme est plus loin qu’il n’a jamais été de l’élémentaire », pour tous ceux qui « n’en peuvent plus d’être étrangers à l’espace », la poésie est manière d’entrer « en contact avec des lieux » qui « nous aident ». À partir d’un tel contact, tous les développements sont possibles et même une culture : « une culture au sens fort du mot, fondée sur un rapport au monde et visant une plénitude d’être » (Kenneth White), une culture qui dès lors « préserve et transmet… le natif » — et le reste « devrait porter un autre nom » (Jaccottet).  En ce sens, on peut dire avec Heidegger que la poésie est « le faire habiter originel » de l’homme, « la puissance fondamentale de l’habitation humaine », son fondement : « poétiquement vit l’homme sur la terre ». Une telle poésie demande cependant un terrain favorable, et « c’est pourquoi [elle] ne se manifeste pas à toute époque »[xviii]

L’époque, on l’a vu, semble particulièrement hostile ; mais il semble aussi – et c’est le paradoxe de la modernité – que la poésie moderne reste plus que jamais et explicitement porteuse de cette vieille fréquence « archaïque », « paléolithique » (comme dirait Delteil) au moins aussi ancienne que l’homme. C’est Breton déclarant qu’ « il faut remonter aux sources de l’imagination poétique et s’y tenir »[xix], Artaud partant au Mexique chez les Tarahumaras, Cendrars  que « l’univers […] déborde », Segalen en quête d’une « santé intégrale »[xx] — et l’on pourrait donner mille exemples moins exotiques ou moins violent, car c’est aussi bien Jacques Réda chevauchant son solex à l’assaut du Mont Ventoux ! Il s’agit ni plus ni moins que de chercher à rouvrir cette « voie souterraine de la complétude longtemps bannie en apparence de la littérature vivante », mais qui « a en réalité, par un réseau compliqué de fissures, trouvé un chemin continu jusqu’à nous » (Julien Gracq[xxi]). Ce désir de monde, cette recherche d’une plénitude d’être pourrait bien être ce qui caractérise le plus profondément la poésie moderne, sa haute ligne, sa perspective la plus stimulante.

 

Champ de convergence et nouvel espace poétique 

Dégager les bases d’un « bel espace où vivre pleinement » (pour reprendre la définition que donne White du mot « monde ») : si l’on peut s’accorder sur ce « projet » général, cet horizon qui serait celui d’une tendance significative de la poésie moderne (et qui est explicitement celui de la géopoétique), il faut cependant ajouter aussitôt mille bémols à ce qui pourrait trop facilement se transformer en chant triomphal… Le mouvement s’embourbe toujours. La direction est difficile à tenir. Le chemin obligatoirement solitaire et ardu. Aucun tour de passe-passe ne peut nous épargner la dure confrontation à ce qui est à la fois source d’une certaine et neuve liberté, et absence totale de perspective. La route du retour est barrée, et celle qui vient devant nous n’est pas encore tracée. On peut certes puiser des forces et des images dans cet art archaïque que j’évoquais plus haut, mais ce ne peut être qu’à titre de métaphore : comme le note finement Claude Roy, « lorsque Picasso, réinventant des formes céramiques, retrouve les vases anthropomorphes ou zoomorphes des hautes époques… il joue, il s’abandonne au plaisir de la métaphore plastique »[xxii] ; et le jeu, ici, ne peut suffire.

L’individu seul ne peut que s’égarer, s’étioler, ou dans le meilleur des cas (et c’est déjà beaucoup) réussir à s’aménager un îlot de plénitude temporaire, un petit « espace favorable » dont il fera profiter les naufragés de passage. L’ambition « archipélagique » de la géopoétique est de contribuer à l’émergence et au maintien de tels îlots ainsi qu’à leur mise en relation.

Le travail à mener consistera donc d’abord à dégager, à répertorier les apports et les limites des différents parcours, à s’intéresser aussi aux obstacles (culturels, institutionnels, artistiques, psychologiques…) auxquels se sont heurtés et se heurtent tous les « horribles travailleurs » qui tentent peu ou prou de sortir de la « modernité-merdonité » (le jeu de mot est de Leiris…), afin de voir comment ces obstacles peuvent être contournés et leur travail, prolongé. C’est pour cela que la géopoétique – et je pense ici au travail effectué opiniâtrement par Kenneth White depuis maintenant tant d’années – se livre à des repérages culturels en pratiquant une forme de « nomadisme intellectuel » : il s’agit de repenser sur d’autres bases et avec d’autres perspectives les dérives et les défaites de l’Occident, de puiser dans les champs culturels négligés par ce que White nomme l’ « autoroute de l’Histoire » des éléments régénérateurs, en suivant ces « figures du dehors » : des esprits libres souvent en rupture avec les traditions nationales mais qui leur apportent de ce fait un nouveau souffle. L’influence, à cet égard, de la découverte du haïku sur la poésie contemporaine (de Bonnefoy à Tranströmer en passant par tant d’autres !) est à cet égard emblématique d’une rencontre réussie – réussie parce que nécessaire – entre une tradition extrême-orientale et un cheminement interne à l’Occident.

À l’issue de ce travail et de cheminements existentiels et artistiques souvent complexes, il apparaît pour ceux qui se reconnaissent dans l’espace géopoétique que la poétique la plus « efficace » (le mot peut choquer, mais on peut penser ici à Michaux qui réclamait vivement une poésie « efficace » !), celle qui nous est sans doute la plus nécessaire en ces temps de crise spirituelle et écologique majeure, celle qui va le plus loin dans le sens d’une augmentation des sensations de vie et qui pourrait servir de base à « un nouveau langage général… psychologiquement profond, esthétiquement saisissant et, si possible, sociologiquement efficace »[xxiii], est lié à la terre. L’accent sera donc bien mis sur la terre, cette terre sur laquelle l’homme a jusqu’à maintenant si peu et si mal vécu et qui peut constituer un puissant motif unificateur : « Les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont été écrits, reste à créer le poème de la terre… » (Wallace Stevens).

Par cette importance accordée à la terre, la géopoétique se présente ainsi comme une « voie du dehors », ce qui la distingue d’autres approches davantage centrées sur l’«espace du dedans » (Michaux) ou « l’expérience intérieure » (Bataille) — étant entendu qu’une telle distinction n’a, d’un point de vue ultime, absolument aucun sens.[xxiv]  Suivre les lignes du monde, apprendre la « grammaire du granit », vivre une relation moins égocentrée et plus ouverte aux autres habitants de la Terre, suppose cependant un travail important, difficile et toujours à recommencer, de désencombrement psychique, d’effacement, d’éloignement de soi. Si le lien avec le bouddhisme et les diverses pratiques de méditation semble ici évident, les références aux « spiritualités orientales » ne sont cependant qu’un apport qui correspond à la nature même de l’expérience poétique. Comme l’écrit Fabrice Midal, « la poésie est tout entière le chant du non-moi », « parole qui se détache du moi souffrant ou aimant »[xxv] ; et le lyrisme, si souvent réduit à l’expression de sentiments personnels par un sujet qui manifeste son autonomie et sa singularité, peut être pensé comme à l’écart de la catégorie du sujet — ainsi que l’a tenté Emil Staiger, dans Les concepts fondamentaux de la poétique, en s’appuyant sur la lecture de Heidegger : « Il y a lyrisme […] lorsque le sujet et l’objet s’annulent, se dissolvent pour céder la place à une tonalité (Stimmung), une ambiance qui les enveloppe et les porte. Dans l’état lyrique le poète est ainsi uni jusqu’à la dissolution de soi avec le flux contingent des affects, l’onde infiniment variable de l’être-au-monde… »[xxvi]

La géopoétique n’est donc pas une « poétique de la terre » qui viendrait compléter d’autres poétiques concernant les rapports socio-politiques en se contentant de décrire la « nature » considérée comme un « environnement extérieur »; c’est un « mouvement culturel à fondement poétique » (Georges Amar[xxvii]) qui vise à créer les conditions favorables à une transformation de l’homme (le parcours est individuel) et de la société (les répercussions peuvent être collectives) dans leur rapport au monde.

Les pratiques de la géopoétique, qui ne sont pas évidemment pas fixées ni figées mais toujours à réinventer, passent en général par une exploration exigeante de lieux réellement vécus (de tous les lieux, urbanisés ou non), c’est-à-dire le plus souvent par des formes d’errance, de voyage, de déambulations, de promenades, mais aussi d’habitation, d’observation, de « guet ». Elles intègrent volontiers les sciences naturelles, toute connaissance précise concernant la botanique, l’ornithologie, l’astronomie, la géologie, etc., pouvant être fort utile pour densifier son rapport au lieu et éviter les projections les plus facilement anthropomorphes. Plus qu’à l’ « esprit puissant » de notre chant inuit du début, la géopoétique va donc s’attacher aux « glaces récentes » et au « chant de la mer » – ce qui ne l’empêche nullement de puiser dans ces cultures du monde, archaïques ou pas, dont les formes artistiques véhiculent plus que les nôtres des sensations vives du monde qui stimulent ce que Georges Amar nomme la « mondéité de l’être »[xxviii].

Si la géopoétique, en tant que mouvement transculturel, va naturellement dans le sens de la Weltliteratur qu’appelait Goethe de ses vœux, elle ne s’en tient donc pas à la seule littérature, mais se situe « dans un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie »[xxix]. La poétique qui intéresse la géopoétique n’est ainsi pas sans rapport avec les travaux de l’épistémologie contemporaine (depuis au moins La nouvelle alliance de Prigogine et Stengers, qui évoquent la nécessité d’une « écoute poétique de la nature »[xxx]).

Sans s’installer dans la critique des aspects les plus sombres de la modernité (on n’en sortirait plus), dans la nostalgie d’un âge d’or mythique qui est clairement un leurre ni dans l’optimisme réconfortant de l’utopie, les géopoéticiens s’efforcent de poser les jalons de ce qui pourrait être un nouvel espace culturel, susceptible de créer les conditions favorables à l’épanouissement d’une culture revivifiée. Sur le plan artistique, leurs activités débouchent sur un art fait de fragments, de notes, de haïkus, de tracés, de repérages. L’écriture géopoétique accompagne une lecture du monde, et prend finalement toute sa dimension quand elle parvient à traduire un cheminement réussi et à inviter à son tour le lecteur à une redécouverte du monde. Elle culmine dans un sentiment, précaire mais authentique, de joie.

« Un seul vers nomade peut précipiter l’esprit vers des immensités », écrit Kenneth White. À contre-courant d’une tradition nationale peu sensible à la beauté et à la diversité de sa géographie, en marge de notre culture centrée sur l’homme, et pourtant symptomatique de sa récente évolution, elle donne discrètement forme et nom à un espace de travail et de vie, propose de nouvelles données, réaffirme l’ampleur de l’enjeu poétique et s’efforce de faire souffler dans la maison des danses un vent salutaire.

Tout n’a pas été dit et la voie reste ouverte.

Belledonne, Le Villard de La Table, 4 mars 2014.

 

Une première version de cet article a paru, en octobre 1998, dans le numéro 74 de la revue Poésie  (Pierre Seghers Fondateur, Maison de la Poésie de la ville de Paris).

 

 

 

[i] « Hymne aux esprits », chant recueilli par Knud Rasmussen in Du Groënland au Pacifique, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1994, p.311.

[ii] Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », in Préférences, éd. Corti, 1948, rééd. 1989, p.95.

[iii] Daniel Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Dunod, 1990, pp.39-40 (c’est moi qui souligne).

[iv] Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, « Parler », p.539 de la toute nouvelle édition des Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014 (c’est moi qui souligne).

[v] ibid. p.634.

[vi] Voir, à ce sujet, l’article « L’homme et la nature, retour sur un désastre ».

[vii] Cité par Kenneth White in Une apocalypse tranquille, Paris, Grasset, 1985, p. 18.

[viii] Je pense par exemple à cette belle envolée des Amours (Livre de Poche, 1993, p.126) : « Ciel, aer & vens, plains, & mons découvers, / Tertres fourchus, & forets verdoiantes, / Rivages tors, & sources ondoiantes / Taillis rasés, & vous bocages vers… » — même si la nature ne sert in fine que de messagère au poète amoureux…

[ix] Lautréamont se gaussait ainsi de « ces grandes têtes molles » de romantiques façon Musset ; plus tranchant encore, Wallace Stevens estime que « le romantisme est à la poésie ce que la décoration est la peinture » (À l’instant de quitter la pièce, Corti, 1996, p.161).

[x] Pour Gilles Deleuze et Claire Parnet (Dialogues, Champs Flammarion p.48), « les Français sont trop humains, trop historiques. Ils passent leur temps à faire le point, ils ne savent pas devenir, ils pensent en terme de passé et d’avenir historique ».

[xi] Rappelons pour mémoire la définition que donne Jakobson de la fonction poétique : ce qui attire l’attention du lecteur sur le langage ; c’est, certes, une dimension importante du travail poétique, mais je ne peux m’empêcher d’y voir une singulière réduction du « poétique », que le terme de « géopoétique » permet d’emblée de contester.

[xii] Philippe Jaccottet, Notes de carnets, La Semaison, op. cit. p.366.

[xiii] Gilles Deleuze et Claire Parnet, op. cit.

[xiv] Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre » in Entretiens sur la poésie, Mercure de France, p.225.

[xv] Roger Caillois, introduction au Trésor de la poésie universelle, cité par Kenneth White in Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994, p.83.

[xvi] Voir aussi Fabrice Midal, in Pourquoi la poésie, Pocket 2010 p. 44 : « Considérer la poésie comme appartenant à la littérature et l’aborder par les méthodes de l’histoire littéraire, voilà qui l’offense. La poésie n’est pas un « genre » parmi d’autres. Elle est l’ouverture à la fois concrète et symbolique d’un monde, dans lequel exister, penser et agir trouvent leur dimension la plus entière et la plus parlante. Toute l’humanité l’a su. Toute l’humanité a reposé sur la parole des poètes… ».

[xvii] Philippe Jaccottet, La Semaison, op.cit. p.394.

[xviii] Martin Heidegger, « …l’homme habite en poète… » in Essais et conférences, Tel/Gallimard, pp.242 et 244.

[xix] André Breton, Manifestes du surréalisme, Idées / Gallimard, 1973, p.29.

[xx] Cendrars, Du monde entier, Poésie/Gallimard p.40 et Au cœur du monde, Poésie/Gallimard p.94.

[xxi] Julien Gracq, André Breton, Paris, éd. Corti, 1961, p.103.

[xxii] Claude Roy, « Arts premiers, arts sauvages » in L’art à la source, Folio essais, 1992, p. 88.

[xxiii] Kenneth White, Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994.

[xxiv] Sans même se référer aux enseignements du bouddhisme, pensons à Bashô : « Il faut composer le verset en s’évadant du cercle étroit du sujet. […] C’est là un point que les novices doivent méditer à fond. Mais quand on a acquis de l’expérience, être dans ou hors le cercle n’est plus le problème. » (Le haïkaï selon Bashô, trad. René Sieffert, P.O.F.) ; et relisons encore, chez Jaccottet, ce passage qui dit bien à quel point le mot est un intermédiaire : « Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? La page blanche est du dehors, mais les mots écrits dessus ? Toute la page blanche est dans la page blanche, donc en dehors de moi, mais tout le mot n’est pas dans le mot… Le mot a d’abord été en moi, puis il sort de moi et, une fois écrit, ressemble à un entrelacs, à un dessin dans le sable… » (op. cit. p.355).

[xxv] Fabrice Midal, op.cit. pp.72-73.

[xxvi] Jean-Claude Pinson, « Jacques Réda, poète de la circulation lyrique », in Lire Réda, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p.129.

[xxvii] Georges Amar, « Du Surréalisme à la Géopoétique », Cahiers de Géopoétique n°3, Zoé, Genève, 1994, p.13.

[xxviii] « L’affect géopoétique […] est le signe, l’indice psycho-physiologique d’une certaine qualité de notre relation aux êtres-de-la-Terre ; c’est le corrélatif d’une prise de conscience […] de la mondéité de la réalité à laquelle nous participons. » (Georges Amar, op.cit.)

[xxix] Kenneth White, Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994.

[xxx] Stengers et Prigogine, La Nouvelle alliance, Folio essais p.374 et 393.

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