Pas titubants dans la maison des danses

Petite introduction à la géopoétique à travers le champ poétique français

 

« Je suis allé sur la glace de la mer…
Émerveillé, j’ai entendu le chant de la mer
Et le gémissement des glaces récentes.
Va, va.
Un esprit puissant apporte
La santé dans la maison des danses. »
 

Chant inuit. [i]

 

« Il fut un temps où quelques mots simples
auraient suffi à dire cela… »

Philippe Jaccottet, À travers un verger.

 

Au contact de certains poèmes archaïques sortis avec plus ou moins d’artifice de leurs langues et contextes initiaux, il n’est pas impossible que le lecteur d’aujourd’hui soit saisi par une certaine force anonyme, une proximité avec les choses et les êtres, une transparence et une évidence du rapport au monde transmises sans détour par des mots sans fioritures. Lisons ce chant recueilli par Knud Rasmussen : pas de métaphore, pas de symbole, une simple répétition, une discrète personnification, et la glace chante ! Une fenêtre s’ouvre sur la maison trop bien isolée, un souffle passe – celui-là même je crois qu’on a senti naguère en découvrant dans les grottes de Dordogne cet art préhistorique qui a tant bouleversé les peintres du XXe siècle. Mais dans le contexte culturel qui est le nôtre, ce souffle sitôt senti, semble déplacé, un simple courant d’air propice à nourrir des nostalgies trompeuses ou dangereuses (comme aller vivre dans un igloo). On referme la fenêtre.

La plupart des écrits contemporains prennent pourtant dès lors un air maladif qui donne l’impression que la poésie n’est plus la maison des danses mais une succursale de la morgue. Le poète lyrique qui se risque à chanter l’émerveillement devant la beauté du monde semble naïf ou scandaleusement insouciant. L’acquiescement ne se réalise plus que par les détours d’une dialectique qui semble divaguer comme une chauve-souris déboussolée… Alors, quoi, est-ce qu’on se serait trompé, en accordant du crédit à cette parole poétique à la fois marginalisée et idéalisée, mais qui n’est plus à même de jouer le rôle que nombre de poètes lui ont assigné de façon peut-être présomptueuse : célébrer la vie, nous accorder au monde ? Faut-il délaisser tous ces livres (qui contribuent d’ailleurs à l’isolation de la chambre) pour redevenir, je ne sais pas, chaman, vagabond, trappeur, naturaliste, ours blanc – ou juste aller marcher dans la neige sans mot dire ? Comment donc articuler ce puissant « appel du dehors » et ce qu’on a coutume d’appeler « la poésie » ? Et quel sens tout cela pourrait-il bien avoir dans un contexte de saccage planétaire où l’idée même d’écrire des « poèmes » peut paraitre futile ?

 

Le « vol arrêté » du poète « en temps de manque »

Si la poésie, comme l’écrit Julien Gracq, « vibre par excellence dans le sentiment du oui »[ii], la poésie de la modernité ne semble en effet pouvoir atteindre ce oui qu’à travers un labyrinthe de mais, de peut-être et de sûrement pas. Loin de voir ses forces s’accroître au long du parcours et se tendre vers une sortie possible, on assiste à un effondrement progressif dans les affres d’une agonie désespérément prolongée : « l’écriture est vécue comme impossible », « la poésie devient expérience des limites et véritable déperdition, quête suicidaire d’une écriture exposée à l’érosion du vide et s’y épuisant inépuisablement »[iii]. La réalité vive ne semble plus pouvoir être atteints par les mots opaques et inadéquats des poètes – ces mots dont on peut se demander s’ils ne finissent pas par consolider les murs du labyrinthe au lieu d’aider à les abattre. Grande est alors la tentation de renoncer au jeu littéraire (Rimbaud ayant inauguré avec violence cette sorte de refus) : « Ainsi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur, / qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire / en y jouant, au lieu de se risquer dehors / et de faire meilleur usage de ses mains », écrit Jaccottet. [iv] Finalement,  « on est […] pris entre deux dégoûts, celui d’écrire ce que l’on écrit (de ne pas le faire mieux, autrement) et celui de ne plus rien faire du tout (ce qui est pire) »[v]

Ce n’est pas là une question de talent. Les déchirements qui tiraillent la poésie moderne ne sont pas le fait des insuffisances de tel ou tel individu, mais reflètent une crise culturelle majeure dont tout le monde, à des degrés divers, prend aujourd’hui conscience. Si le poète moderne (disons, depuis Du Bellay) chante si volontiers son incapacité à chanter et à être poète au sens plein du terme (garant de l’unité du groupe social autour des mythes fondateurs), si l’éventualité même d’un geste total au milieu de tant de gestes tronqués s’est effacée de l’horizon conscient de la plupart d’entre nous, c’est peut-être que la modernité a poussé jusqu’à l’absurde un processus de séparation entre l’homme et le monde enclenché depuis longtemps [vi].

La poésie ne peut plus dire ce qui fait la cohérence du groupe et rend possible une plénitude d’être, puisque plus rien n’assure cette cohérence. Cantonnée à l’intérieur d’une niche littéraire, elle  ne semble plus jouer (à l’instar des autres arts dans un contexte où « culture » et industrie du loisir se mêlent jusqu’à se confondre) aucun rôle essentiel. Hegel ne s’y trompait pas, qui prédisait qu’ « à l’époque moderne, la poésie se trouverait confrontée à une telle masse prosaïque qu’elle n’arriverait pas à se frayer un chemin » [vii]; et Hölderlin : « à quoi bon être poète en temps de manque ? »

En France, cette sorte de rétrécissement du domaine poétique semble particulièrement précoce et visible. Poésie de cour, révolutionnaire ou sentimentale, la poésie française semble historiquement marquée par une certaine forme d’indifférence à l’égard de la nature ordinaire et de ce vaste monde. Il faut pratiquement remonter aux troubadours pour trouver, en marge de ce champ français, une poésie chantant le rapport sensuel avec le monde. La poésie de Ronsard (moins « courtisane » que ne laisse croire la réputation du poète) est encore traversée de bouleversements cosmiques et de célébrations tourbillonnantes[viii] ; mais ailleurs, sous la pression montante d’une modernité acosmique, les objets du monde sont méprisés tout autant que les corps. Si Du Bellay introduit un hareng au sonnet XXXII de ses Regrets, ce ne peut être qu’avec le plus profond dégoût : « Ainsi le marinier souvent pour tout trésor / Rapporte des harengs au lieu de lingots d’or / Ayant fait comme moi un malheureux voyage » (malheureux, le marin qui ramène du poisson ?)…

Première réaction d’envergure face à la réduction de l’homme à l’humain claironnée par la Renaissance et le Siècle des Lumières, le Romantisme redécouvre certes le paysage, mais c’est alors le plus souvent un simple miroir qui renvoie l’image du sujet écrivant (le Romantisme français apparaissant d’ailleurs, par rapport à son homologue germanique, comme bien larmoyant et pétri d’idéalisme socio-historique[ix]). Rappelons enfin que Baudelaire, à la fin XIXe siècle, choque en consacrant des poèmes aux chats ou, pire, aux charognes ! On pourrait dire, en grossissant à peine le trait, que la France littéraire, « irrémédiablement classiciste » (Barthes), cartésienne et positiviste, tend à s’enfermer dans des préoccupations exclusivement historiques, sociales et psychologiques, ou à s’envoler dans l’idéalisme ou l’imaginaire romanesque, mais se coupe peu ou prou des grands vents du dehors, de la « province » (boueuse), de l’ « étranger » (inquiétant) et de sa propre géographie[x]. Sans même parler de ces poèmes « archaïques » dont Kenneth White propose un superbe florilège dans Territoires chamaniques (Héros-Limite, 2018), un détour même rapide du côté des poésies américaine, russe, grecque, japonaise ou encore de nos voisins francophones de Suisse, de Belgique, des Antilles ou du Québec – permet de sentir cela !

En un sens, ce mouvement culmine peut-être avec l’apparition au XXe siècle de nouveaux formalismes littéraires et la production de poèmes de plus en plus coupés de tout référent au réel (même si ce nécessaire travail sur les formes est aussi une réaction à la médiocrité ambiante et, ne caricaturons pas trop, peut ouvrir des perspectives…), l’inflation de la réflexion « métalinguistique » qu’encourage le structuralisme et son idée du texte comme structure close ne renvoyant qu’à elle-même[xi].

Cela pourtant n’est peut-être qu’un aspect de cette modernité déjà ancienne dont j’ai ici très sommairement résumé le versant négatif — aspect sans doute significatif, mais qui masque cet autre aspect qui est la persistance, ici ou là, d’un puissant désir d’en sortir. 

 

La poésie : par le mot, hors du moi, la recherche d’un monde 

« C’est dans les murs / Que sont les portes / Par où l’on peut entrer / Et par l’une arriver », écrit lapidairement Guillevic ; et Philippe Jaccottet de souligner (avec plus de déliés) que les mots  « passent la limite, le mur, traversent, franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur – un instant seulement un instant »[xii]… On pourrait ici multiplier les citations allant dans ce sens, et que résument ainsi Gilles Deleuze et Claire Parnet : « Franchir ou percer le mur, le limer très patiemment, écrire n’a pas d’autre fin. »[xiii] (Avant d’en arriver aux fins éventuelles de la poésie entendue dans une perspective géopoétique, notons en passant que si bien des poètes ont pu trouver pâture dans le champ ouvert, malgré tout, par le structuralisme, d’autres n’ont pas manqué de s’insurger, avec violence et humour, contre la réduction des enjeux poétiques à une sorte de « mots croisés supérieurs » (Kenneth White) n’occupant qu’un « territoire limité dans l’ordre de la pensée humaine » (Jakobson) et « n’ayant comme seul référent que le référent linguistique » (Rifaterre) ; pour Yves Bonnefoy, notamment, « une dimension essentielle de la poésie cesse d’être perceptible quand on la définit comme texte »[xiv].)

Il est temps en effet de se demander ce qu’est et ce que peut être vraiment la poésie lorsqu’elle est autre chose qu’une sous-section versifiée de la littérature. Par-delà la confusion actuelle, ne peut-on dégager un principe de cohérence qui serait une sorte d’horizon commun à « la poésie » ?

Pour tâcher de répondre, revenons très sommairement au contexte archaïque du début (notre chant inuit). Selon Roger Caillois, la poésie, « aux origines… plutôt qu’un langage sacré est un langage général »[xv] : un langage de-l’homme-et-du-monde, mythologique, cosmologique et magique, qui assure le lien avec le dehors (les « esprits ») et rythme la vie de la communauté.[xvi] Son champ n’est ni celui du jeu, ni celui du je, mais celui du monde, et son « but » n’est pas esthétique mais thérapeutique, sociologique et métaphysique. Cette poésie-du-monde tend à raffermir le lien qui unit l’homme à plus vaste que lui — ainsi que le dit cette phrase des Upanishad (les textes sacrés védiques) qui avait tant marqué le jeune Kenneth White : « Tu es Cela » (tu es le monde)… La poésie est ce chant de « tout ce qui nous relie… au très ancien et à l’élémentaire »[xvii]. Comme l’écrit de façon poignante Philippe Jaccottet, « dans ce moment de l’histoire où l’homme est plus loin qu’il n’a jamais été de l’élémentaire », pour tous ceux qui « n’en peuvent plus d’être étrangers à l’espace », la poésie est manière d’entrer « en contact avec des lieux » qui « nous aident ». À partir d’un tel contact, tous les développements sont possibles et même une culture : « une culture au sens fort du mot, fondée sur un rapport au monde et visant une plénitude d’être » (Kenneth White), une culture qui dès lors « préserve et transmet… le natif » — et le reste « devrait porter un autre nom » (Jaccottet).  En ce sens, on peut dire avec Heidegger que la poésie est « le faire habiter originel » de l’homme, « la puissance fondamentale de l’habitation humaine », son fondement : « poétiquement vit l’homme sur la terre ». Une telle poésie demande cependant un terrain favorable, et « c’est pourquoi [elle] ne se manifeste pas à toute époque »[xviii]

L’époque, on l’a vu, semble particulièrement hostile ; mais il semble aussi – et c’est l’un des innombrables paradoxes de la modernité – que la poésie moderne reste plus que jamais et explicitement porteuse de cette vieille fréquence « archaïque », « paléolithique » (comme dirait Delteil) que l’on perçoit aujourd’hui d’une façon inédite. C’est Breton déclarant qu’ « il faut remonter aux sources de l’imagination poétique et s’y tenir »[xix], Artaud partant au Mexique chez les Tarahumaras, Cendrars que « l’univers […] déborde », Segalen en quête d’une « santé intégrale »[xx] — et l’on pourrait donner mille exemples moins exotiques ou moins tonitruants, car c’est aussi bien Jacques Réda chevauchant son solex à l’assaut du Mont Ventoux ! Il s’agit ni plus ni moins que de chercher à rouvrir cette « voie souterraine de la complétude longtemps bannie en apparence de la littérature vivante », mais qui « a en réalité, par un réseau compliqué de fissures, trouvé un chemin continu jusqu’à nous » (Julien Gracq[xxi]). Ce désir de monde, cette recherche d’une plénitude d’être pourrait bien être ce qui caractérise le plus profondément la poésie moderne, sa haute ligne, sa perspective la plus stimulante.

 

Champ de convergence et nouvel espace poétique 

Dégager les bases d’un « bel espace où vivre pleinement » (pour reprendre la définition que donne White du mot « monde ») : si l’on peut s’accorder sur ce « projet » général, cet horizon qui serait celui d’une tendance significative de la poésie moderne (et qui est explicitement celui de la géopoétique), il faut cependant ajouter aussitôt mille bémols à ce qui pourrait trop facilement se transformer en chant triomphal… Le mouvement s’embourbe toujours. La direction est difficile à tenir. Le chemin obligatoirement solitaire et ardu. Aucun tour de passe-passe ne peut nous épargner la dure confrontation à ce qui est à la fois source d’une certaine et neuve liberté, et absence de perspective. La route du retour en arrière est évidemment barrée, et celle qui vient devant nous n’est pas encore tracée.

On peut certes puiser une force d’inspiration, des images, des équivalences dans cet art archaïque que j’évoquais plus haut, comme l’ont fait les peintres modernes avec l’art préhistorique dès lors que celui-ci a été inventé (comme on dit d’une grotte ornée qui a été découverte), mais ce ne peut être qu’à titre de métaphore : comme le note finement Claude Roy, « lorsque Picasso, réinventant des formes céramiques, retrouve les vases anthropomorphes ou zoomorphes des hautes époques… il joue, il s’abandonne au plaisir de la métaphore plastique »[xxii] ; et le jeu, ici, ne peut suffire.

Jouer les poètes-ermites-néochamaniques dans tel lieu de la planète encore prétendûment sauvage (ainsi que j’avoue avoir eu la tentation de le faire dans cette forêt amazonienne qui me fut naguère une drogue, ou dans les bois de par chez moi qui ne sont pas mal non plus !) ne mène pas non plus à grand chose – ou bien il faut l’envergure et l’audace d’une anthropologue comme Nastassja Martin qui, prolongeant les réflexions de Philippe Descola, expérimente dans ses recherches (auprès des Gwich’in d’Alaska et des Even du Kamtchatka), ses livres et sa chair même (Croire aux fauves), une relecture du chamanisme hautement stimulante.

L’individu seul ne peut que s’égarer, s’étioler, ou dans le meilleur des cas (et c’est déjà beaucoup) réussir à s’aménager un îlot de plénitude temporaire, un petit « espace favorable » dont il fera profiter les naufragés de passage. L’ambition du mouvement géopoétique est de contribuer à l’émergence et au maintien de tels îlots ainsi qu’à leur mise en relation.

Le travail a donc d’abord consisté à dégager, à répertorier les apports et les limites des différents parcours, à s’intéresser aussi aux obstacles (culturels, institutionnels, artistiques, psychologiques…). C’est à cette tâche que Kenneth White s’est livré pendant tant d’années dans ses essais en pratiquant une forme de « nomadisme intellectuel » assez inhabituelle, passant sans vergogne au gré de ses lectures et de ses intuitions les frontières disciplinaires, géographiques, temporelles ! Lui se serait gaussé d’un quadrillage tel que le champ poétique français (qui correspond ici seulement à mon propre point de départ, à mon petit domaine de compétence). Il s’agissait, pour repenser sur d’autres bases et avec d’autres perspectives les dérives et les défaites de l’Occident dualiste, capitaliste et extractiviste, de puiser dans les champs culturels négligés par l’ « autoroute de l’Histoire » des éléments régénérateurs, en suivant ce que White appelle des « figures du dehors » : des esprits libres souvent en rupture avec les traditions nationales mais qui leur apportent de ce fait un nouveau souffle, et ce dans tous les domaines. Dans celui de la poésie occidentale, l’influence de la découverte du haïku est ainsi un très bon exemple d’une rencontre réussie – réussie parce que nécessaire – entre une tradition extrême-orientale et un cheminement interne à l’Occident.

À l’issue de ce travail et de cheminements existentiels et artistiques souvent complexes, il apparaît pour ceux qui se reconnaissent dans l’espace géopoétique que la poétique la plus « efficace » (le mot peut choquer, mais on peut penser ici à Michaux qui réclamait une poésie « efficace » !), celle qui nous est sans doute la plus nécessaire en ces temps de crise écologique majeure, celle qui va le plus loin dans le sens d’une augmentation des sensations de vie et qui pourrait servir de base à « un nouveau langage général… psychologiquement profond, esthétiquement saisissant et, si possible, sociologiquement efficace »[xxiii], est liée à la terre. L’accent est donc bien mis sur la terre, cette terre sur laquelle l’homme a jusqu’à maintenant si peu et si mal vécu et qui peut constituer un motif unificateur puissant et inédit : « Les grands poèmes du ciel et de l’enfer ont été écrits, reste à créer le poème de la terre… » (Wallace Stevens).

Par cette importance accordée à la terre, la géopoétique se présente comme une voie du dehors (j’entends ici le mot voie au sens d’espace à parcourir, sans connotation religieuse), ce qui la distingue d’autres approches davantage centrées sur l’« espace du dedans » (Michaux) ou « l’expérience intérieure » (Bataille). Cela ne signifie pas que le dehors serait meilleur que le dedans, encore moins que des productions culturelles évoquant la nature seraient par essence préférables à celles consacrées aux questions intra-humaines, et il est entendu qu’au bout du compte, dehors et dedans sont appelés à se rejoindre et se confondre, parce qu’ils ne diffèrent pas fondamentalement et qu’il convient à la fois de maintenir et d’assouplir la distinction si l’on veut sortir de la vision dualiste qui a conduit à la folie extractiviste dont nous subissons désormais les conséquences. [xxiv]

Suivre les lignes du monde, apprendre la « grammaire du granit », vivre une relation moins égocentrée et plus ouverte aux autres habitants de la Terre, suppose cependant un travail important, difficile et toujours à recommencer, de désencombrement psychique, d’effacement, d’éloignement de soi. Si le lien avec le bouddhisme et les diverses pratiques de méditation semble ici évident, les références aux « spiritualités orientales » ne sont cependant qu’un apport qui correspond à la nature même de l’expérience poétique. Comme l’écrit Fabrice Midal, « la poésie est tout entière le chant du non-moi », « parole qui se détache du moi souffrant ou aimant »[xxv] ; et le lyrisme, si souvent réduit à l’expression de sentiments personnels par un sujet qui manifeste son autonomie et sa singularité, peut être pensé comme à l’écart de la catégorie du sujet — ainsi que l’a tenté Emil Staiger, dans Les concepts fondamentaux de la poétique, en s’appuyant sur la lecture de Heidegger : « Il y a lyrisme […] lorsque le sujet et l’objet s’annulent, se dissolvent pour céder la place à une tonalité (Stimmung), une ambiance qui les enveloppe et les porte. Dans l’état lyrique le poète est ainsi uni jusqu’à la dissolution de soi avec le flux contingent des affects, l’onde infiniment variable de l’être-au-monde… »[xxvi]

La géopoétique n’est donc pas une « poétique de la terre » qui viendrait compléter d’autres poétiques concernant les rapports socio-politiques en se contentant de décrire la « nature » considérée comme un « environnement extérieur »; c’est un « mouvement culturel à fondement poétique » (Georges Amar[xxvii]) qui vise à créer les conditions favorables à une transformation de l’homme (le parcours est individuel) et de la société (les répercussions peuvent être collectives) dans leur rapport au monde.

Les pratiques de la géopoétique, qui ne sont pas évidemment pas fixées ni figées mais toujours à réinventer, passent en général par une exploration exigeante de lieux réellement vécus (de tous les lieux, urbanisés ou non), c’est-à-dire le plus souvent par des formes d’errance, de voyage, de déambulations, de promenades, mais aussi d’habitation, d’observation, de « guet ». Elles intègrent volontiers les sciences naturelles, toute connaissance précise concernant la botanique, l’ornithologie, l’astronomie, la géologie, etc., pouvant être fort utile pour densifier son rapport au lieu et éviter les projections les plus facilement anthropomorphes. Plus qu’à l’ « esprit puissant » de notre chant inuit du début, la géopoétique va donc s’attacher aux « glaces récentes » et au « chant de la mer » – ce qui ne l’empêche nullement de puiser dans ces cultures du monde, archaïques ou pas, dont les formes artistiques véhiculent plus que les nôtres des sensations vives du monde qui stimulent ce que Georges Amar nomme la « mondéité de l’être »[xxviii].

Si la géopoétique, en tant que mouvement transculturel, va naturellement dans le sens de la Weltliteratur qu’appelait Goethe de ses vœux, elle ne s’en tient donc pas à la seule littérature, mais se situe « dans un champ de convergence potentiel surgi de la science, de la philosophie et de la poésie »[xxix]. La poétique qui intéresse la géopoétique n’est ainsi pas sans rapport avec les travaux de l’épistémologie contemporaine (depuis au moins La nouvelle alliance de Prigogine et Stengers, qui évoquent la nécessité d’une « écoute poétique de la nature »[xxx]).

Sans s’installer dans la critique des aspects les plus sombres de la modernité (on n’en sortirait plus), dans la nostalgie d’un âge d’or mythique qui est clairement un leurre ni dans l’optimisme réconfortant de l’utopie, les géopoéticiens s’efforcent de poser les jalons de ce qui pourrait être un nouvel espace culturel, susceptible de créer les conditions favorables à l’épanouissement d’une culture revivifiée. Sur le plan artistique, leurs activités débouchent sur un art fait de fragments, de notes, de haïkus, de tracés, de repérages. L’écriture géopoétique accompagne une lecture du monde, et prend finalement toute sa dimension quand elle parvient à traduire un cheminement réussi et à inviter à son tour le lecteur à une redécouverte du monde. Elle culmine dans un sentiment, précaire mais authentique, de joie.

« Un seul vers nomade peut précipiter l’esprit vers des immensités », écrit Kenneth White. À contre-courant d’une tradition nationale peu sensible à la beauté et à la diversité de sa géographie, en marge de notre culture centrée sur l’homme, et pourtant symptomatique de sa récente évolution, elle donne discrètement forme et nom à un espace de travail et de vie, propose de nouvelles données, réaffirme l’ampleur de l’enjeu poétique et s’efforce de faire souffler dans la maison des danses un vent salutaire.

Tout n’a pas été dit et la voie reste ouverte.

Le Villard de La Table, 4 mars 2014.

 

Une première version de cet article a paru, en octobre 1998, dans le numéro 74 de la revue Poésie  (Pierre Seghers Fondateur, Maison de la Poésie de la ville de Paris).

 

 

 

[i] « Hymne aux esprits », chant recueilli par Knud Rasmussen in Du Groënland au Pacifique, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1994, p.311.

[ii] Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », in Préférences, éd. Corti, 1948, rééd. 1989, p.95.

[iii] Daniel Leuwers, Introduction à la poésie moderne et contemporaine, Dunod, 1990, pp.39-40 (c’est moi qui souligne).

[iv] Philippe Jaccottet, Chants d’en bas, « Parler », p.539 de la toute nouvelle édition des Œuvres de Philippe Jaccottet dans la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2014 (c’est moi qui souligne).

[v] ibid. p.634.

[vi] Voir, à ce sujet, l’article « L’homme et la nature, retour sur un désastre ».

[vii] Cité par Kenneth White in Une apocalypse tranquille, Paris, Grasset, 1985, p. 18.

[viii] Je pense par exemple à cette belle envolée des Amours (Livre de Poche, 1993, p.126) : « Ciel, aer & vens, plains, & mons découvers, / Tertres fourchus, & forets verdoiantes, / Rivages tors, & sources ondoiantes / Taillis rasés, & vous bocages vers… » — même si la nature ne sert in fine que de messagère au poète amoureux…

[ix] Lautréamont se gaussait ainsi de « ces grandes têtes molles » de romantiques façon Musset ; plus tranchant encore, Wallace Stevens estime que « le romantisme est à la poésie ce que la décoration est la peinture » (À l’instant de quitter la pièce, Corti, 1996, p.161).

[x] Pour Gilles Deleuze et Claire Parnet (Dialogues, Champs Flammarion p.48), « les Français sont trop humains, trop historiques. Ils passent leur temps à faire le point, ils ne savent pas devenir, ils pensent en terme de passé et d’avenir historique ».

[xi] Rappelons pour mémoire la définition que donne Jakobson de la fonction poétique : ce qui attire l’attention du lecteur sur le langage ; c’est, certes, une dimension importante du travail poétique, mais je ne peux m’empêcher d’y voir une singulière réduction du « poétique », que le terme de « géopoétique » permet d’emblée de contester.

[xii] Philippe Jaccottet, Notes de carnets, La Semaison, op. cit. p.366.

[xiii] Gilles Deleuze et Claire Parnet, op. cit.

[xiv] Yves Bonnefoy, « Lever les yeux de son livre » in Entretiens sur la poésie, Mercure de France, p.225.

[xv] Roger Caillois, introduction au Trésor de la poésie universelle, cité par Kenneth White in Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994, p.83.

[xvi] Voir aussi Fabrice Midal, in Pourquoi la poésie, Pocket 2010 p. 44 : « Considérer la poésie comme appartenant à la littérature et l’aborder par les méthodes de l’histoire littéraire, voilà qui l’offense. La poésie n’est pas un « genre » parmi d’autres. Elle est l’ouverture à la fois concrète et symbolique d’un monde, dans lequel exister, penser et agir trouvent leur dimension la plus entière et la plus parlante. Toute l’humanité l’a su. Toute l’humanité a reposé sur la parole des poètes… ».

[xvii] Philippe Jaccottet, La Semaison, op.cit. p.394.

[xviii] Martin Heidegger, « …l’homme habite en poète… » in Essais et conférences, Tel/Gallimard, pp.242 et 244.

[xix] André Breton, Manifestes du surréalisme, Idées / Gallimard, 1973, p.29.

[xx] Cendrars, Du monde entier, Poésie/Gallimard p.40 et Au cœur du monde, Poésie/Gallimard p.94.

[xxi] Julien Gracq, André Breton, Paris, éd. Corti, 1961, p.103.

[xxii] Claude Roy, « Arts premiers, arts sauvages » in L’art à la source, Folio essais, 1992, p. 88.

[xxiii]

[xxiii] Kenneth White, Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994.

[xxiv] Sans même se référer aux enseignements du bouddhisme, pensons à Bashô : « Il faut composer le verset en s’évadant du cercle étroit du sujet. […] C’est là un point que les novices doivent méditer à fond. Mais quand on a acquis de l’expérience, être dans ou hors le cercle n’est plus le problème. » (Le haïkaï selon Bashô, trad. René Sieffert, P.O.F.) ; et relisons encore, chez Jaccottet, ce passage qui dit bien à quel point le mot est un intermédiaire : « Où cesse le dehors ? Où commence le dedans ? La page blanche est du dehors, mais les mots écrits dessus ? Toute la page blanche est dans la page blanche, donc en dehors de moi, mais tout le mot n’est pas dans le mot… Le mot a d’abord été en moi, puis il sort de moi et, une fois écrit, ressemble à un entrelacs, à un dessin dans le sable… » (op. cit. p.355).

[xxv] Fabrice Midal, op.cit. pp.72-73.

[xxvi] Jean-Claude Pinson, « Jacques Réda, poète de la circulation lyrique », in Lire Réda, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p.129.

[xxvii] Georges Amar, « Du Surréalisme à la Géopoétique », Cahiers de Géopoétique n°3, Zoé, Genève, 1994, p.13.

[xxviii] « L’affect géopoétique […] est le signe, l’indice psycho-physiologique d’une certaine qualité de notre relation aux êtres-de-la-Terre ; c’est le corrélatif d’une prise de conscience […] de la mondéité de la réalité à laquelle nous participons. » (Georges Amar, op.cit.)

[xxix] Kenneth White, Le Plateau de l’albatros, Paris, Grasset, 1994.

[xxx] Stengers et Prigogine, La Nouvelle alliance, Folio essais p.374 et 393.

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