Vigie, juin 2018

 

 

Juin2018

 

 

Au premier jour de juin le soleil vibre au bout de la rue du bassin comme un mirage et tous les espoirs sont permis. Hier le vent s’est remis à souffler, chassant tous les nuages.

Grand ciel d’été vraiment limpide. Il n’y a presque plus de neige sur les crêtes à présent, et l’on songe avec impatience aux prochaines escapades.

L’escapade, ce n’est pas pour s’échapper, mais pour aller à la rencontre de ce qu’on a à vivre. Elle est à portée de dent quand on cueille en passant les cerises bien rouges. Elle est à portée de vue sitôt qu’on ouvre la fenêtre, les paupières, et même paupières fermées. Elle est à portée de peau pour peu que le vent ou la main se glisse sous la chemise. Les parfums d’été l’embaument à toute heure, surtout au crépuscule du soir et du matin, après la pluie.

Ce qui empêche de croire au tragique, c’est la persistance de toute ces ouvertures, tant les murs de nos prisons ordinaires sont poreux, friables, inconsistants.

 

 

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La pluie qui tombe sur le toit, les jardins, la forêt, la montagne, unifie, pacifie, arrondit, apaise. On s’accoude aux rambardes pour regarder passer les nuages au flanc de la montagne. Les hautes herbes plient sous l’averse. Le chat en rentrant apporte avec lui l’odeur de la terre mouillée. Bien sûr les roses y laisseront quelques pétales, qui pavoiseront la route et lui donneront un air de fête. Ça gronde dans la montagne, qui noircit, blanchit, et l’on s’exalte de cette belle agitation. Sur la route en contrebas un jeune homme sur son vieux vélo bleu avance tranquillement, bien droit, trempé, insouciant, et c’est le monde entier qui semble comme lui bien droit, trempé, insouciant.

 

 

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En juin j’engrange de larges plages de silence entrecoupé de bruits d’averse et de chants de grillons. Quand le soir tombe je fais relâche. Le petit théâtre des mots a fermé son rideau.

 

 

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De puissantes ascendantes poussent l’aigle jusqu’au col, où des vents contraires l’immobilisent. Il vacille, une aile de l’autre côté des crêtes, une aile seulement. Pendant un moment on pourrait croire qu’il va dévisser comme un parapente en perdition. C’est un aiglon encore inexpérimenté. À le voir on comprend qu’il n’a pas l’habitude des vents contraires, qu’il s’est laissé porter jusque-là, pas sans peur car cet oiseau souffre de vertige, pas sans peine car il est fragile (ainsi que le montrent ses cris d’oisillon), mais toujours soutenu, nourri bien après le nid par ses parents, et porté par les vents.

Voici donc qu’il vacille, qu’il faiblit, ses deux ailes maintenant reprises par l’ubac, alourdies d’ombre, et tout son corps entraîné près de la falaise, là où les tourbillons sont les plus violents. Puis le soleil brille au fond de son œil d’aigle et l’on entend un cri qui vient de plus loin, de plus haut, de l’autre côté de la montagne, un cri qui est à la fois une plainte, une protestation et un appel. C’est un autre aigle qui est passé et qui l’appelle. Notre aiglon s’abandonne alors aux tourbillons, frôle la falaise, passe la ligne de crête et reprend son vol dans la lumière en direction du cri.

 

 

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Première nuit en tente. Même la volée printanière des moustiques devient un jeu pour les enfants heureux d’être là, dans la montagne. Chants d’oiseaux. Vent sur la tente. Gargouillis de la gouille toute proche. Fatigue et joie.

À l’aube tout l’alpe résonne du carillon des tétras, que ponctue l’ostinato dédoublé des coucous. Il n’est pas nécessaire d’ouvrir la toile de la tente pour sentir qu’on est coupé du monde, pris dans le brouillard. Le téléphone s’est éteint, rendu muet par le froid humide. Hormis les tétras tout est muet. Les moustiques règnent en maîtres. On s’étonne du long jour, de la courte nuit, du silence, des sons et, bientôt, de la couleur plus vive encore des rhododendrons sur fond de brume. Malgré les courbatures, les vêtements trop fins qui ne protègent pas du froid, les matelas dégonflés, la blessure au pied, on se sent neuf dans ce monde neuf où l’on se satisfait de n’occuper qu’un strapontin. Jouer de la flûte ici, à cette heure, ce n’est pas imposer un son humain mais tenter de répondre au monde dans un langage qui nous soit commun. L’enfant, cependant, continue à jouer avec les moustiques qui tourbillonnent – des rires dans le soleil et la brume. Je caresse le corps doux et dur de la flûte, la porte à mes lèvres et, pâtre offert sans vergogne au diable de ses rêves, au matin froid, aux moustiques, je lance ma pauvre mélopée, à peine moins monotone que celle du coucou, en combinant de toutes les façons possibles les quatre ou cinq notes dont je dispose – car ma métamorphose en joueur de flûte ne date que d’aujourd’hui.

Puis on replie le camp en tachant de garder le geste précis, d’équilibrer le sac, et de faire que notre départ furtif n’attente en rien à l’harmonie de l’instant et du lieu.

 

 

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Depuis quelques années et malgré tous mes efforts, j’ai de la peine à croire que les chemins de retour puissent être autre chose que de maussades dégringolades. C’est ainsi. On marche d’un bon pas sur le chemin du col, ahanant et heureux de l’effort. À chaque pas on s’élève, le paysage s’agrandit, on chante, on se dit qu’on a la journée, la montagne, toute la vie devant soi. Puis voici le col à partir duquel commence le désolant retour.

J’ai assez parlé du repli qui s’en suit, des ombres qui grandissent, du poids du sac et des lanières qui cisaillent les épaules, du cœur oppressé, de la défaite. Ce que j’ai à dire de neuf, c’est que je sais aujourd’hui que le chemin du retour peut être celui d’une autre en-allée, d’un autre aller, le même chemin tendu vers une autre joie. Ce n’est plus une défaite mais un accomplissement. De nouveau on chante, jeune pâtre on joue de la flûte en dansant sur ce chemin de la démontagnu ; on est nu, mis à nu, et bien heureux de l’être.

 

 

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Deuxième nuit en tente – mais la toile se déchire et l’on reste dans le vent froid du col, à refaire en hâte le sac. Sur le long chemin sombre on raconte des histoires de défaites qui, d’être racontées, deviennent de petites victoires qui consolent de l’escapade ratée. À minuit on contemple les mille petites lueurs tremblotantes de la vallée. On se dit que c’est beau, et puis : pourquoi tremblent-elles tant, ces petites lueurs qui semblent des bougies ? – Si elles ne tremblaient pas elles seraient moins jolies…

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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