Vigie, mars 2011

 

LE TEMPS SERA VENU D’HABITER

 

Grand vent chaud au retour de Montluçon. Grand vent, grande vague de malheur sur l’île de Honshû. Les cauchemars de mes dix ans reprennent vie, se réalisent : le tsunami, les centrales nucléaires en perdition, la file des hommes en fuite.

Ici pourtant la vie suit son cours habituel. Ma grand-mère est encore là, fatiguée, humiliée de ne pouvoir marcher comme naguère, et répétant avec de plus en plus de lassitude mécanique les mêmes litanies. Clément prend peu à peu sa place au sein de la famille. On continue les travaux, les aménagements. On déplace. On démolit. On construit. Toujours les préliminaires. Quand ceci sera terminé… Lorsque nous aurons isolé le plafond… Sitôt la pièce aménagée…

Un jour sans doute, les préliminaires seront eux-mêmes terminés. Épuisés avant nous, j’espère.

Terminée l’enfance, toutes ces journées passées à attendre, à épier, à inventer, à apprendre.

Terminée l’adolescence, ces va-et-vient entre les murs, ces préparatifs, cette longue patience pré-révolutionnaire.

Terminées les études — l’ultime concours, le métier qu’il fallait faire.

Terminé le trop long voyage de l’éloignement, point d’orgue de ces années d’apprentissage.

Achevés le retour, la maison, l’installation.

Tout sera en place. J’aurai fait le ménage à fond — plus de poussière, l’ordre partout. Les enfants seront partis à l’école, Nathalie peut-être aussi, et je serai seul. La chienne, les chats seront peut-être encore en vie, ou peut-être pas. Ma grand-mère, ma mère, mon père seront peut-être encore en vie, ou peut-être pas. Tout sera en ordre. Je n’aurai rien de particulier à faire. 

Je m’assiérai à cette table ou bien une autre, dans cette pièce ou dans une autre, et j’écrirai : nous y sommes, nous y voilà. Quarante ans que j’attendais cela. C’est maintenant comme une discrète dissolution. Je ne pèserai plus rien, pas même les risques. Pissenlit soufflé, emporté par le vent du sud. Flocon fondu. Feuille envolée. Je regarderai en face ce qu’on ne peut voir — et bientôt, plus personne ne regardera rien. Ce sera très simple, sans saveur, sans peur ni exaltation, mais pourtant intense et vif. Nous y serons. J’aurai su être patient. Je serai étonné, vraiment, d’en être arrivé là. J’écrirai peut-être quelques mots, je regarderai par la fenêtre. Puis plus personne ne regardera plus rien, et tout sera là, vibrant, ouvert, rayonnant, limpide.

En attendant, commence par les préliminaires et prie pour avoir le temps, au moins, de les achever.

 

13 mars 2011 (fragment repris et remanié dans L’éloignement)

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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