Vigie, novembre 2015

 

BOURRASQUES COMPRISES

(Un soir au Villard)

 

Vigienovembre2015bourrasques

 

Je cherche à écrire de plus en plus simplement.

Je me préoccupe moins des rimes et des rythmes

car il est plus que temps aujourd’hui de vivre…

Jacques Bertin, « Carnet ».

 

Soirée douce dans le cocon du bureau sous les combles où l’enfant s’est réfugié pour continuer à lire en écoutant jouer en trio Galliano, Piazzolla et la pluie. Tout est en place, propre et rangé : les deux chaises, les deux pupitres, les deux accordéons noirs et tout l’indispensable bric-à-brac de partitions, métronomes, écouteurs, haut-parleurs, gant et grigris.

La pluie crépite, l’enfant attend la neige. Il demande le titre du morceau et commente : « Avec la pluie, ça fait joli ».

La pluie crépite, l’automne passe la main à l’hiver. Rien que de très paisible et banal. D’aucuns estimeraient naturellement que tout cela est trop domestique, pas assez dramatique, ni survolté, ni exalté, ni sauvage, embourbé dans l’intime et, en outre, piteusement déconnecté des drames du moment – bref : inutile, voire un peu ridicule. Je ne prétends pas tellement faire œuvre utile, ni même « faire œuvre », mais juste noter à la volée ce qui vient, à hauteur d’homme et de poirier, en essayant d’éclairer quand même le chemin. Je me réjouis du regard bienveillant qu’on vient parfois poser sur ces lignes, mais ne me désole pas des éventuels sarcasmes – qui, de toute façon, ne me parviennent guère et ne sont pas mon affaire. Je respire un peu mieux avec la porte ouverte d’une écriture au plus près de ma vie ordinaire, voilà tout. Revenons à novembre.

 

*

 

Cette année encore on n’a eu de cesse de s’étonner de ce qui devrait devenir une évidence : que novembre, c’est avril à l’envers, avec ses floraisons de primevères, sa douceur, sa lumière que ne filtrent plus les feuillages, ses chants d’oiseaux. Puis l’hiver survient et, bon public, on s’en étonne encore, on s’impatiente de la neige, on l’annonce, on la guette…

Je repensais tantôt à ce mercredi 13 novembre 2013 où le téléphone était venu interrompre le morceau. La mort brutale de T. Les pleurs. Je repensais à cela en repartant, samedi 14 au matin, pour une nouvelle répétition d’orchestre avec Léo, tout à la joie de pouvoir jouer ensemble. J’ai allumé la radio, compris aussitôt que ce serait un de ces matins sinistres dont on se souvient, une de ces dates qui marquent pour longtemps la mémoire collective – et chacun de raconter ce qu’il faisait ce jour-là, comment il a appris, comment il a pleuré.

Nous avons joué quand même, avec gravité. Il y a eu beaucoup de ferveur et d’amour entre les gens pendant les jours qui ont suivi. Beaucoup d’amour. Et puis, très vite, le repli, les discours martiaux qui ne choquent même pas. On me dit que les jeunes en masse veulent s’engager dans l’armée. Un président « de gauche » proclame et prolonge l’état d’urgence, parle d’assigner à résidence quarante-mille personnes et reprend, quel fin stratège, toutes les propositions de droite et d’extrême-droite. On applaudit.

Au collège je viens juste de finir une longue séquence consacrée à cette question : « Que peut l’art face à la barbarie ? » Je ne me sens pas impuissant. Je continue. On continue à dire et redire qu’il y a d’autres voies que la surenchère guerrière. On le dit le moins possible avec des mots: il vaut mieux le faire en musique.

Écoute donc Piazzolla et la pluie sur le toit. Fais-toi tendre, fais-toi poreux, laisse-toi aller à la faiblesse, à la fragilité : c’est le meilleur remède contre les certitudes imbéciles dont se nourrissent les totalitarismes.

« There is a war between the rich and poor, a war between the man and the woman… » Leonard Cohen nous chante la petite guerre quotidienne à laquelle il faut s’arracher. « Laisse là ton petit fardeau… pourquoi ne m’écoutes-tu pas ? » Il faut nous aimer, il faut aimer.

Mme R. me disait cela en toute candeur en distribuant de petits chocolats en forme de cœur à l’entrée du collège : elle était dans le 11ème arrondissement de Paris le 13 novembre au soir, et son fils Valentin a eu bien peur. « Tu sais, mon fils, ta mère à tout moment peut mourir ! C’est ainsi, et c’est pour cela aussi qu’il faut s’aimer très fort ! » Et Louise, dans la voiture qui nous conduit à la répétition : « Aimons encore mieux nos enfants ! Tu crois que les fous qui ont fait ça s’en occupent et qu’ils les aiment, leurs enfants ? Ils ne croient qu’en la mort.»

Ce sont les meilleures paroles que j’aie entendues après ce 13 novembre.

 

*

 

L’enfant maintenant se laisse aller à la musique. Il a laissé le livre et savoure la liberté du soir comme je savoure mon thé. Mon père lit en bas, Nathalie apporte la tisane et la pluie joue Piazzolla.

À onze heures l’averse devient tempétueuse et gronde, mugit, tambourine sur le toit. Le vent souffle en rafales et l’on devine, derrière la vitre trempée, les silhouettes ballottées des arbres du jardin. Léo est parti se coucher. Clément, mon petit asthmatique, dort depuis bien longtemps. Je travaille à la mise au net des notes de novembre. Je poursuis ma tâche modeste, vaine et solitaire. C’est ma façon de mieux aimer, d’être en paix avec moi-même et avec ceux que je côtoie, c’est ma façon de prendre soin de nous, et de prendre très au sérieux tout ce qu’il m’est donné de vivre – bourrasques comprises.

 

20 novembre 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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