Fragments du Journal de bord de la Vigie du Villard en septembre 2019.
Immobile dans l’immensité bleue le vaisseau maintient son cap vers l’automne. Ciel blanc, très lumineux. Le feuillage du tilleul brille, des coups de feu retentissent, des bêtes meurent, les bois ne sont pas sûrs.
Feu dans le ventre, le cœur et la jambe, sirène quelque part de la police ou des pompiers, feu dans l’automne.
Tout ce qui vient de loin, qui ne prévient pas, qui arrive. Les tremblements de terre après une longue accumulation de tensions souterraines. La croûte terrestre, l’écorce, la pierre, les os, les nerfs, tous les liens qui se brisent. Hier encore je crapahutais sur les crêtes et, comme Higelin sur scène sautant sur le piano, je montais les escaliers quatre à quatre et sautais sur les tables de la salle de classe ; aujourd’hui je claudique, petit vieillard plié en deux sur sa canne de grand-père (la canne de mon grand-père), je mets un temps infini à gravir les trois escaliers de la maison du Villard. Je m’allonge dans la chaise longue qui devait rendre plus confortable l’agonie de ma mère et qui m’offre la seule position qui me soit encore relativement supportable. La tête en arrière je regarde le ciel blanc, le tilleul qui brille. J’écoute les coups de feu qui, à chaque fois, me vrillent un peu plus les nerfs. Grâce à la chimie la douleur s’apaise ici, puis se ravive là comme un feu.
Feu dans le ventre, le cœur et la jambe, sirène dans la tête.
Je pensais que l’immobilité me serait favorable, que je pourrais – si d’aventure je me retrouvais ainsi handicapé – en profiter pour écrire enfin, mais c’était sans compter sur la douleur de ce feu qui accapare l’attention, sans la fatigue des médicaments qui l’émousse ; ainsi ces heures viennent-elles grossir la somme déjà prodigieuse des heures perdues et des temps morts. Je dors. Je rêve. Moi qui les dédaignais je me mets à lire des romans qui me transportent loin de la douleur et de cette attente inutile. Je flotte.
Feu dans le ventre et la tête. Ciel noir. Trou noir.
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Partitions déchirées, pupitre à terre, et le maître aussi est à terre qui répète en boucle dans sa tête : « Sais-tu que la musique s’est tue ? »
Partitions déchirées, éclairs sur le pupitre, éclairs dans la tête : comment recoller quoi ?
J’habite une pièce inhabitable : ma cave, qui ne deviendra « d’or » que lorsque j’aurai enfin renoncé à être autre chose que le support du parasite de l’écriture ; mais je suis même à cet égard mauvais hôte, mauvais vivant, mauvais mort.
Passé minuit la douleur s’épanouit. Écoute en boucle des litanies suprêmes de Coltrane. Fièvre. Grand froid. Plainte souveraine du sax de Coltrane.
« Votre haute tolérance à la douleur vous a piégé. Vous êtes en sale état, et sans un vrai travail de fond… » (Sic.)
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Encore un café serré comme en faisait autrefois ma grand-mère avec cette cafetière italienne qui lui appartenait. Toute la cave sent le café. Dans un angle le faucheux se tient embusqué, immobile et sensible – le moindre déplacement d’air le fait se tasser sur ses huit pattes. Outre le faucheux, il y a aussi une araignée de jolie taille qui a traversé tout à l’heure le mur blanc : j’ai soulevé ma jambe droite pour la saluer, mais elle m’a ignoré.
À en juger par les rais de lumière qui passent de part et d’autres des rideaux occultants il fait jour. On imagine un automne idéal, des coulemelles plein les prés, des fuites de renards, des bogues qui roulent. On imagine.
Dans ma tête et sur l’écran, le « Livre de Madère » est devenu roman.
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Installés devant le grand écran blanc de la cave le trio père et fils regarde des films de science-fiction. Dans Premier contact de Denis Villeneuve, des extra-terrestres heptapodes qui ressemblent à des seiches géantes font à l’humanité le cadeau d’un nouveau langage composé de tracés d’encre circulaires projetés dans les airs, grâce auquel il est possible d’entrer dans une appréhension du temps non-linéaire. Passé et futur se mêlent, les souvenirs anticipent sur le futur, et la jeune linguiste divorcée qui a perdu son enfant et doit de toute urgence déchiffrer ce langage avant que Chine et Russie ne décident de détruire les nouveaux venus, comprend que ce qu’elle pensait être son passé est son avenir. Elle donnera naissance en ayant d’emblée accepté la perte. Le monde entier s’en trouve réconcilié, ce qui était le but des heptapodes désireux de préserver l’espèce humaine dont ils auraient besoin trois-mille années plus tard.
Ces tracés d’encre circulaires me hantent toute la nuit. C’est avec ce langage-là que devrait s’écrire le « Roman de Madère », livre de fuite totalement tourné vers le passé et seul chemin qui me reste, peut-être, vers un avenir.
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.