Cette année novembre arrive à pas feutré, plus coloré, plus doux, plus flamboyant à ses débuts que ne l’a été un octobre assez sombre. Les chrysanthèmes jaune vif qui couvrent les tombes du petit cimetière à l’entrée de La Chapelle du Bard ne sont pas les seules fleurs qui détonnent et étonnent : violettes, pâquerettes, trèfle mauve, pissenlits, bourrache ébouriffée et soleils multicolores prolongent leur floraison tout au long de la route. Il y a de nouveau des clameurs d’oiseaux, des rougegorges qui roulent leurs trilles dans les buissons, des ballets de geais et de corneilles, les travaux de l’ancien hôtel d’Arvillard ont repris, et on peine à lire dans toute cette frénésie le dernier mouvement de l’automne. À mesure que les bouleaux et les érables s’éteignent, les saules se rallument – à la mi-novembre les branches dénudées arborent déjà leur parure orangée qui sera bientôt la seule tâche de couleur dans le paysage, et l’une des bornes les plus visibles de ma route ordinaire…
Je reprends la route, attentif autant que faire se peut à ce qui demande à être dit, « disant le peu que je peux dire », avec toujours la conscience d’en dire trop, ou trop peu, et en tout cas toujours trop vite, pris par le temps, pris par la route et ne pouvant pas revenir en arrière (ni retravailler comme il le faudrait ces notes) puisque c’est la contrainte (existentielle, matérielle et poétique) qui m’est imposée, et que « je ne veux pas tricher ».
Relisant cette phrase, je constate que j’ai involontairement et par deux fois cité Philippe Jaccottet, dont je suis (débarrassé de certaines œillères que seule une extrême jeunesse pouvait excuser, et contre lesquelles la colère évoquée dans l’un des poèmes ci-dessous était dirigée) redevenu si proche.
Lire Jaccottet pourrait souvent me dispenser d’écrire tant je trouve sous sa plume tout ce qui me parle et me touche – cette sensibilité à l’éphémère, cette stupeur devant certains « signes » par lesquels le monde semble encore nous parler, cette volonté de renouer avec le « primordial » des liens devenus si ténus (qui l’ont peut-être toujours été), mais aussi cette profonde bonté à l’égard des choses et des gens, cette humilité authentique et cette vulnérabilité assumée sans lesquelles le travail poétique me semble perdre toute légitimité, voire tout intérêt.
J’ai cependant, comme tout le monde, ma propre route à suivre.
Je roule, je regarde et j’écris. Ce que je fais ici, n’importe qui peut le faire (Michaux a dit cela à propos d’un de ses livres – je ne sais plus lequel – et il faut se méfier de ces feintes modesties sous sa plume, mais pas sous la mienne : je ne me prends pas pour Michaux, tout va bien ; face au monde tel qu’il tourne et face à ce que j’ai à vivre j’éprouve souvent de la stupeur, un peu de panique, mais guère d’ambition « littéraire » ; l’obscurité, l’anonymat, le strapontin dans un angle peu passant d’un salon du livre isolé, ces notes jetées au Net et la quiétude de ma vallée me conviennent assez bien).
Rouler, regarder, dire ce qui vient en tête, l’enregistrer, le noter, accumuler des « traces » : tout cela est assez facile – pourvu que l’on fasse confiance à cette capacité qu’ont les mots de souligner le lien qui nous relie encore et toujours au monde fuyant de notre intimité et de notre « extimité », du dedans et du dehors.
Tout cela est facile, mais m’apparaît plus que jamais, en ces temps menacés par l’indifférence, en cette époque où l’homme hyperconnecté à va savoir quoi semble perdre tout contact véritable avec un monde (extérieur-intérieur) vécu comme mort, terriblement nécessaire.
En route encore « pour tous les bouts du monde » (me chantait naguère Vasca) – ou, plus modestement, la D207 de ma « vie ordinaire ».
6 novembre 2015