Vigie, juillet-août 2018

 

 

 

 

1.

Un soir de solitude

 

Vigieété2018solitude

 

De grands nuages d’été ont envahi le ciel, que l’on regarde virer du jaune à l’orangé, de l’orangé au rose, du rose au gris bleuté. Les bouleaux découpent avec précision leurs dentelles sur cet à plat de couleurs qu’ils barrent de leurs silhouettes sombres comme, dans les tableaux de Hans Hartung, le noir barre et le plus souvent masque presque totalement les couleurs qui semblent, d’être ainsi interdites, plus belles, plus désirables. Puis tout ternit et l’on ressent plus vivement la coupure de ce premier soir de solitude. Les insectes stridulent. L’histoire s’écrit quelque part ailleurs, loin d’ici.

 

 

 

 

2.

Chemin du Grand Chat

 Vigieété2018 chemindugrandchat

 

Soudain les tronçonneuses se taisent. La cognée claque comme des coups de feu en automne. Silence. Chants mêlés du merle et de la tourterelle. Cognée. Tronçonneuse.

C’est un jour de plein été caniculaire en montagne. Jamais on n’avait vu, à cette période de l’année, l’herbe aussi sèche, rasée peut-être par les moutons qui n’ont épargné qu’un seul et superbe chardon. On monte lentement, savourant la fraîcheur qui stagne encore dans les replis humides du sentier, suant tout de même à grosses gouttes, heureux de l’effort, de l’odeur des rhododendrons sans fleurs et du goût des myrtilles gorgées de soleil.

C’est un jour de grand beau temps, de cette plénitude estivale qu’on perçoit bien lorsque les tronçonneuses se taisent.

 

*

 

Prendre le col dans les deux sens, pour le plaisir du vent dans les hautes herbes et pour rejouer la joie des grandes découvertes et des perspectives élargies ;

remonter la pente et redevenir marcheur-cueilleur, jusqu’à ce que les dizaines de ronds violet sur fond de vert bronze vous montent à la tête et que le monde entier commence à ressembler à une myrtille géante ;

reprendre la piste des nuages, cap au rêve, et constater une fois de plus que le temps, à mesure que l’on s’élève, pèse moins ;

s’asseoir au deuxième cairn du Grand Chat en compagnie des taons, du vent et des criquets (en voici un rouge sombre avec des rais noirs, puis un autre doré comme les blés) devant le mémorial du jeune homme mort, face aux montagnes bleues ;

s’étendre là, « sur la terre comme au ciel, tête en l’air, amoureux d’une émotion légère comme un soleil radieux » et, comme on dit, prendre le soleil, prendre tout ce qui vient, les cricris des criquets, les parfums de fruits et d’aiguilles, le vrombissement obsédant des mouches affolées de chaleur, l’éclat blanc des pierres, des papillons et des nuages, le jaune orangé des jeunes sapins, tout prendre avec l’insouciance et l’intensité de cette vieille femme venue seule en ce lieu et qui, assise au soleil une clope aux lèvres, savoure, savoure :

faire ainsi c’est rouvrir encore la belle parenthèse de la haute vie.

 

 

 

 

3.

Chemin des Marais

 

Vigieété2018 cheminmarais

 

 

La forêt est une église

où l’on peut entendre battre

les cloches et la mémoire

des arbres, des bêtes, des hommes

qui circule à pas feutré

entre l’ombre et la lumière

 

La forêt est une église

où la foule des vivants

qui ont vécu en ce lieu

revient prier en silence

et grouille parmi les ruines

sous la forme de fourmis

 

La forêt est une église

un paon y miaule au loin

qui rappelle dieu sait quoi

on entend des litanies

de merles noirs, de mésanges

qu’on ne voit jamais

 

La forêt est une église

où l’on revient faire battre

les cloches de la mémoire

à l’aide de ces mots tracés

très vite sur le carnet

entre l’ombre et la lumière.

 

 

 

 

4.

L’épuisement

 

Vigieété2018 karmaling

 

 

La fatigue n’existe pas, je ne veux que l’épuisement.

L’épuisement du soleil d’été qui chauffe éperdument, obéissant sans raison à son programme cosmique dans un gaspillage éhonté d’énergie, de toutes ses forces et jusqu’à ce que tout soit consumé ;

l’épuisement du merle qui a chanté toute la journée et chante encore la nuit, ou bien de la hulotte qui n’a cessé son appel enroué qu’à l’aube parce que, vraiment, elle n’en pouvait plus ;

l’épuisement paisible du chat qui, ayant beaucoup dormi et un peu vadrouillé, se couche pesamment dans la lumière du matin, fait sa toilette puis retombe dans un sommeil qu’on suppose pleins de rêves (car le chat, plus encore que l’homme, rêve) ;

l’épuisement du méditant qui, ayant poussé jusqu’à son terme sa pratique, enfin se relève, regarde le ciel sombre tourbillonner au-dessus du monastère détruit, et repart en dansant ;

l’épuisement de toutes les forces, jusqu’à ce que tout lâche.

 

 

 

 

5.

En ce jardin

 

Vigieété2018 jardin

 

À la base de la peinture abstraite de Hans Hartung il y a ce en quoi maintenant je baigne, ce en quoi toute l’enfance baigne, se coule, se fond, s’abandonne si aisément : des expériences sensorielles à peine filtrées par le mental et liées à la nature, aux formes des arbres quand on s’allonge et qu’on renverse la tête vers le ciel, aux jeux de couleurs et de lumières sur les feuilles par une journée d’oisiveté estivale.

Le soleil est à son zénith. Il fait encore bien chaud dans le jardin où souffle une brise intermittente qui fait tendre l’oreille lorsqu’elle enfle suffisamment pour faire bruisser les bouleaux et le grand tilleul. Souffle profond, caressant, rassurant, tiède et trompeur (car si semblable à celui qui me berçait naguère, avant les catastrophes), mouvement lent des feuilles et du temps. Un avion raye de son trait blanc la trouée de ciel bleu qui perce et agrandit la voûte verte des frondaisons qui dessinent dans le ciel les deux cercles d’une paire de lunettes pour géant myope. Il est frappant de voir à quel point le vide est vaste, monotone, mort ; dans ce désert du ciel on remarque aussitôt l’oiseau, l’avion, le nuage, tandis que le monde végétal foisonne de vie et de formes inattendues : au cœur du foyer vert vif des sumacs aux pointes fines, flambent les flammes pourpre des fleurs que le vent et la lumière font bouger ; comme dans les tableaux de Matisse les plus chargés, les petits ronds vert-jaune des feuilles du prunus, dont quelques-unes ont commencé à jaunir, sont repris en hauteur par les ronds plus larges, d’un vert plus éclatant et comme éclairé de l’intérieur, du tilleul au quintuple tronc qui occupe tout l’espace – et l’on s’étonne d’ailleurs de ce que ces larges feuilles juvéniles puissent provenir du même arbre que ces autres qui, poussant sur une branche plus ancienne et plus exposée de l’arbre, sont plus petites, jaunies, flétries, rongées par les insectes et constituent en arrière-plan du tableau une troisième et ultime réplique de la forme initiale, comme si l’on assistait ici au vieillissement accéléré du végétal ou comme si le peintre fébrile à l’origine de cette composition un peu brouillonne avait cherché à représenter simultanément plusieurs temporalités distinctes.

Parmi tous ces verts, le violet délavé d’une unique fleur d’althéa se détache à peine, et seulement parce qu’elle se trouve à cette heure en plein soleil, sur le fond sombre du grand épicéa. À main gauche derrière la haie des noisetiers hirsutes et de ronces brûlées on voit encore les châtaigniers aux belles bogues claires, et à main droite la dentelle des bouleaux frémit au moindre souffle ; et puis, assez difficiles à discerner dans le fouillis des lignes, deux lecteurs assoupis, trois chats et tout un peuple de papillons, criquets, sauterelles, grillons, lézards, mésanges, pics et pies qui vivent là leurs vies intenses et discrètes.

 

 

 

 

6.

Beaufort

 

Vigieété2018 Beaufort

 

 

À Beaufort le Doron charrie des brindilles de lumière dont un petit garçon regarde en silence les éclats disparaître. Les estivants flânent sous les tilleuls, franchissent en s’exclamant la passerelle aux lourdes jardinières, ouvrent de grands yeux sur la montagne puis se prennent en photo afin d’avoir sur l’écran une confirmation de la réalité de leur passage. Deux fillettes en robes papillonnent autour d’un couple de vieillards à casquettes. On boit un thé, un café, une menthe à l’eau en parlant de l’été ou en ne parlant pas. L’une des fillettes saute sur la passerelle aussi lourdement qu’elle le peut, tentant de s’imposer dans ce tableau où elle n’occupe qu’une si petite place, mais on l’entend à peine à cause du vacarme du torrent ; elle disparaît bientôt et l’eau continue à couler, charrieuse de lumière et d’instants aussitôt transformés en souvenirs.

 

 

 

 

7.

Lac des Fées (Beaufortain)

 

Vigieété2018 lacdesfees

 

 

Pour venir jusqu’au Lac la route tourne et grimpe à en donner le vertige. Après avoir parcouru un tel sentier, en arrivant en ce lieu de si beaux reflets, il n’est pas étonnant de croire voir des fées. À propos d’étonnement il faut dire que tout le paysage s’est obscurci, que le vent s’est mis à souffler et que ça tonne sacrément de l’autre côté du pic. Tonnerre, cris de marmottes affolées, du côté du col le ciel noircit encore, il blanchit au-dessus des crêtes, et la crainte fait fuir les familles, les promeneurs. « Tu ne crois pas que la route va se transformer en torrent ? – Oh, ce n’est rien… »

Moi je ne veux pas partir. Je veux attendre ici l’orage, sentir l’eau ruisseler sur mon corps, entendre chanter les abeilles de la foudre ! Le vent plie le rhumex, trouble l’eau verte où dérive un morceau de bois comme le ferait un petit bateau oublié par un enfant. Souffle frais sur l’épaule nue – caresse et crainte, le lac a la chair de poule. Tout noircit, tout blanchit. Si je reste ici, je connaitrai le Paradis.

Les premières gouttes et puis – dans le rétroviseur on voit l’orage s’abattre lentement sur le Lac des Fées.

 

 

 

 

8.

Bonneval (Haute-Maurienne)

 

Vigieété2018 Bonneval

 

 

…Ainsi les choses

arbres ciel mer pavés des rues

se foutent de nous comme peu

d’êtres sont capables de faire

et si vous mettez dessus

le nez en état touristique

elles font le paon…

 

Georges Perros, Une vie ordinaire

 

 

 

Le village de Bonneval en été – longue route, étendues vertigineuses – pose au passant un problème délicat : comment ne pas mettre sur ses vénérables baraques aux toits de lauze « le nez en état touristique » et éviter qu’il ne fasse le paon ? Comment ne pas se laisser piéger par la carte postale, d’ailleurs assez négligée, à laquelle il semble se résumer ? Assis à la terrasse du café (sans doute il ne faudrait pas être ici mais plus loin, plus haut, dans un lieu moins confortable, moins passant) on regarde la montagne (cris des marmottes), regarde en miroir le défilé des touristes (éclats de voix d’un petit garçon qu’on fait taire aussitôt), regarde les vieux toits couverts de mousse rousse et certains effondrés on suppose par le poids de la neige, regarde les chiens et leurs maîtres, regarde tout cela sans rien voir. L’église est grise, la vie des gens touchante mais lassante. « Ça va, vous n’avez pas trop faim ? » dit le père seul avec ses trois enfants, plein de sollicitude mais le regard un peu ailleurs, un peu flou, un peu las, car Roxanne ne veut pas être à côté de Rodrigue mais Guillaume veut s’asseoir à côté de papa et Roxanne s’exécute − puis tous bientôt jouent bruyamment, absolument pas concernés par la difficulté qu’il y a à se trouver là, touriste parmi les touristes, à Bonneval en été.

On regarde encore, on ne voit toujours rien qu’on ne verrait aussi bien, aussi mal, en d’autres lieux : les nuages qui filent, la foule qui déambule dans l’attente du retour, du repas, de l’automne, du film des Lapied sur les « maîtres du ciel » qui passe à 18 heures ou du concert du soir. Il fait frais, la brise s’est levée, le temps presse, les passants pressent le pas et l’on se souvient soudain, à cause de l’eau du bassin dont le bruit continu ne s’arrête brièvement que lorsqu’un quidam vient s’y laver les mains, on se souvient d’un autre bassin dans un chalet d’alpage bien plus solitaire où l’on avait habité pour de bon, et eu froid, et eu peur, et où certains obstacles auxquels on continue à se heurter tristement ici et maintenant, grâce peut-être au froid et à la peur, avaient été levés, car cet autre lieu qui ne jouait pas les paons en parade vous accueillait vraiment…

Chanson de l’eau, bref arrêt. Chanson de l’eau, puis la cloche. Le temps pourtant, ici comme partout, bat de plus en plus fort et rend toutes ces paroles futiles, tous ces silences incompréhensibles, toutes nos petites et grandes défaites, tous ces visages effacés aussitôt qu’aperçus et tous ces instants dont on n’aura rien su faire, aussi précieux que les poèmes qu’on aurait pu écrire si on avait été plus libre. Bientôt soi-même on se remet en route, laissant quand même accrochés aux vieux murs du village les pièces rapportées de nos souvenirs d’été − l’écho des grognements terribles du petit chien teigneux, la fatigue de la route, les mots tus, le mal − en leur souhaitant quand même de tenir bon un siècle ou deux encore…

 

 

 

 

9.

Cirque de Saint-Même (Chartreuse)

 

Vigieété2018 Guiers

 

 

Vingt ans après on remonte aux sources du Guiers, et l’on retrouve avec quelle joie ce même sentier glissant, escarpé, hier en hiver juvénile, aujourd’hui en été vieillissant (ou en ce tout premier mouvement de l’automne en lequel les récents orages nous ont fait basculer). On dépasse et on laisse en contrebas la cohorte des familles avec petits enfants et des touristes ventripotents, on se hisse, on s’agrippe un peu aux mêmes prises, aux mêmes câbles que jadis, et puis – voici la grotte, la source vers laquelle on se dirige, grave et silencieux comme lorsqu’on pénètre dans une église vide et qu’on marche vers l’autel, porté par les grandes orgues imaginaires. Les gouttes d’eau tombent dans l’eau noire et ponctuent le silence de leur plic-ploc sonore – ô ce son-là, cet air bien froid, suffisent à affoler toutes les chauves-souris de la mémoire qui se mettent à battre en tout sens et qu’on voudrait attraper. On avance jusqu’au grand tunnel dans lequel, faute d’éclairage, on n’ose pas pénétrer, puis quelques randonneurs insensibles au caractère sacré du lieu arrivent en parlant à voix haute et l’on ressort, un peu insatisfait, n’ayant fait que frôler le mystère qui reste planqué là…

Ti ricordi ? Juste en contrebas il suffit de braver le vertige pour atteindre l’endroit même où l’eau tombe de la falaise et forme la première des cascades. De ce nid d’aigle lacustre on voit toute la vallée enchâssée dans la roche lisse et suintante. Il vient simultanément des envies d’enfouissement et d’envol, que l’on fait taire à regret pour sagement redescendre en franchissant le petit pont de la grande cascade, jusqu’à la grève aux cincles. On reste assis dans la fraîcheur permanente du Cirque et, malgré les enfants qui cabriolent dans la pelouse ou jettent des cailloux dans le Guiers, malgré tous les badauds en vacances qui pique-niquent en ce jour encore ensoleillé du mois d’été, malgré le bar ouvert à deux pas, on constate que le lieu conserve quelque chose de rude, de sauvage et de froid. Les abeilles cependant butinent les fleurs bleu parme de la menthe sauvage, l’eau glisse entre les galets blancs avec un murmure paisible, et pour peu que le soleil pointe entre les nuages et les hêtres on se sent gagné par le rêve d’une vie douce − rêve qu’on pourrait sans doute rejoindre et vivre vraiment en s’endormant ici.

On ferme les yeux. Rivière. Calcaire. Falaise. Soleil. Quête confuse de bonheur et de paix. Nuage. Vent frais. Caverne. Caverne. Caverne. Eau noire. Nuit d’eau. Rêve de source.

 

 

 

10.

Col de Chérel (Bauges)

 

Vigieété2018 Chérel

 

 

Plein soleil sur le Trélod et l’Arcalod, plein soleil que les ombres naissantes de l’après-midi soulignent, apportant ce qu’il faut de contrastes et de nuances aux verts pâles de la pelouse striée par la marche des vaches et aux belles falaises claires. Je mêle ma voix d’enfant aux bourdonnements des mouches et aux stridulations des criquets, ma voix d’enfant qui se perd ici, happée par le bleu sans fond du ciel, aguillée aux falaises, portée par un papillon blanc, par le vent, par l’été. Dans le creux de ce col idéal on n’éprouve plus l’envie de fuir, ni de redescendre, ni de monter autrement que par la voix, par l’esprit, par le rêve. La tension du temps y est la plus faible possible. Le passé est resté à couvert dans les bois d’en bas, l’avenir fait la sieste dans l’un de ces hameaux que l’on aperçoit de l’autre côté du col, presque invisibles et dont on ne se soucie pas. Tout s’équilibre : le poids de vide dans le cœur et au ciel, la voix humaine et le silence des anges, le doux creux et les pics qui le protègent, la présence, les absences – tout s’équilibre. Même le feutre glisse sur la page avec une douceur inhabituelle et forme sans effort ni volonté des notes harmonieuses. La montagne ne gronde plus, mais encourage. C’est peut-être le soleil qui commence à monter à la tête, allez savoir, ou l’air trop pur, ou la perfection des lignes et des couleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’on entre à l’intérieur du tableau. Tout s’y tient en arrêt, pas sans ombres ni rumeurs, non, mais sans inquiétude ni insouciance, gravement, simplement, intensément. Le vent du col caresse les herbes folles et les grandes gentianes sans les plier, caresse la peau nue, la pelouse alpine, la pierre blanche. Un tout petit nuage en forme de poisson se disloque, se dissout. La paix s’est assise ici, au col de Chérel, chante, s’attarde.

 

 

 

11.

La mort de la chienne

 

Vigieété2018 Patawa

 

Au dernier jour de sa vie la vieille chienne gît sur le côté, cadavre respirant, la chatte Dana veillant continûment sur son agonie. C’est affolant comme une agonie d’homme ou de bête se ressemblent : le même corps squelettique, les mêmes tremblements, le même souffle rauque qui s’apaise un peu quand on prononce des paroles douces, le même dernier regard vide ou suppliant, le même air de ne pas y croire, la même résignation hagarde.

La vieille chienne ne mange plus, ne boit plus, ne peut plus se lever. Elle partira légère pour sa dernière balade − elle pesait à peu près ce poids-là et elle était à peine plus mobile quand on l’a récupérée, petite boule de poils abandonnée dans un carton dans le parking du supermarché de Remire-Montjoly en Guyane. Naturellement toutes ces années que sa mort va conclure défilent dans ma tête − la sienne est vide de pensées, de souvenir, posée maintenant sur la couverture dans laquelle je l’ai enroulée. Toutes nos courses en forêt, avec Hérito qui la faisait grogner, toutes nos marches en montagne, et cet air de bonheur absolu qu’elle avait quand elle courait dans la neige. Je la revois se hissant sur ses pattes arrière pour venir renifler le couffin de Léo, retour de maternité, puis celui de Clément. Elle aura accompagné toutes les plus belles années de nos vies, ma pauvre vieille.

C’est demain je crois qu’elle meurt. Elle s’est endormie avec un air paisible. Surtout ne te réveille pas. Dors bien pour ta dernière nuit. Dana reste près du panier et, le lendemain, s’obstine à attraper le museau, à mordre les oreilles de la chienne pour la faire réagir. Elle ne réagit plus. La seringue du vétérinaire s’enfonce sans violence dans sa chair. La terre tombe sur le cadavre. J’enterre dans le jardin dix-sept années de souvenirs dont les vers se chargent de hâter la dispersion.

 

 

 

12.

Col de la Joux (Chablais)

 

Chablais col de la Joux

 

 

Col de la Joux, on tient, en joue, le passé, le futur. On passe ? On passe outre et on franchit la ligne ? Ou bien – comme c’est tentant – on renonce, on appuie sur la gâchette et, par désespoir sans doute, on joue les soudards ?

À peine arrivé sur cette ligne de crête couverte de rhododendrons voici le gypaète qui vient planer dans le ciel intensément bleu, tout près, bien visible. On reste là, à le regarder, à se laisser regarder par l’immense vautour dont la tête basculée vers le bas nous scrute – et l’idée même de la gachette ou de tout gâcher s’évanouit tant le rapace est beau. Salut, broyeur d’os, je sais que j’ai un beau crâne : tu veux venir tâter? Rapproche-toi, pose toi près de moi, patiente un brin et tu verras…

On s’assoit à l’ombre d’un observatoire branlant sur lequel on n’ose pas monter, face aux pierriers, aux pelouses, au petit lac. Tout un troupeau d’abondances prend possession du lieu, et la puissance sonore de ces clarines qu’on n’entend d’habitude que de plus loin étonne, puis assomme. Les vaches, elles, ne semblent incommodées que par les mouches, et broutent consciencieusement l’herbe jaune, les myrtilliers couverts de fruits, quelques brins de rhododendrons aussi peut-être par erreur − car elles les évitent a priori avec soin, usant avec délicatesse de leurs grosses langues et de leur museau sensible pour trier leur nourriture.

Col de la Joux, donc. On reste à la frontière, et l’on rumine. L’été se termine ici, en musique, concerto de clarines et requiem d’accordéons. Là-derrière voici Samoëns, où est née ma mère ; là-devant ce sont les Aravis, où je suis, disais-je, ré-né. Que ces clarines sont assommantes. Le passé est devant, est derrière. L’été s’achève ici. Il fut beau. Est-ce un début, ou une fin ? On ne sait pas. Il y a de la colère dans les mouvements de tête que font les vaches pour tenter d’éloigner les taons qui les tourmentent, faisant à chaque fois résonner plus fort leurs lourdes cloches : on dirait qu’elles disent non, qu’elles s’exaspèrent de tout, du monde, de leur bovine condition bovine, du silence impossible, du noma-disme imposé – non, non, non, non, non, non, non, vient de digueliner dans les aigus une belle brune à ma droite.

J’ai occupé naguère, en bas, une place, que j’avais gagnée par chance après être venu m’isoler une fin d’été dans des alpages qui ressemblent à ceux-là, place que j’ai perdue par déveine, par insouciance, par défaitisme, par bêtise. Mon cœur depuis n’est plus en paix, ne saurait l’être (il n’est pas en guerre pour autant, et il n’avait jamais auparavant été vraiment apaisé qu’en quelques rares moments de paradis précaires, puis tout a empiré). Assis dans le creux de ce col me revient une fois encore l’envie d’une très longue retraite solitaire dans quelque chalet sans confort (on sacrifie décidément trop au confort), moine sans foi, berger sans moutons, vigie sans vision, sans avenir. Je marcherais à la rencontre de l’enfant, du jeune homme d’autrefois et, mon dieu, je crois que nous nous retrouverions finalement, au détour d’un col pareil à celui-ci, nous nous reconnaîtrions et cheminerions ensemble, réunis, rassurés, apaisés, sur la pente raide de l’un de ces entiers montagnards qui semblent mener au ciel, et notre vie promise à tous les bouts du mondes, notre vie sauvage, battrait de nouveau sa pulsation primordiale.

Col de la Joux : je ne veux pas la paix, ni la guerre, ni le bonheur, ni le malheur – juste l’espace. Les vibrations de la lumière sur les rémiges tendues du gypaète filant sans effort d’un bout à l’autre de l’immensité. Le chant de l’alpe, à perte de vue. Le cri de l’aigle. Le sauvage.

Les ombres cependant soulignent en noir le sentier qui serpente à travers les arcosses, sentier de redescente. Tu peux toujours faire le malin, avec tes rêves d’une vie plus vaste qui te ramèneront in fine, amer, aigri ou demi-fou, jusqu’à ta grotte, ta caverne, ta cave, où tu n’auras plus pour te nourrir que le foin sec de tes souvenirs.

Pour mémoire, donc : le col de la Joux – ses rhododendrons, ses myrtilles, le vol du gypaète au-dessus de l’affût démoli, les vaches en cercle autour du campement, le jeu des enfants qui couraient dans l’alpe au dernier jour d’été, indifférents au tourbillon d’incertitudes dans lequel toi tu te débattais.

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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