Vigie, février 2008

 

 

ICI, LÀ-BAS

 

 

C’est une fin de matinée brumeuse. Des nuages gris filent le long du ciel blanc au fond du paysage – « là-bas, là-bas », comme l’ajoute le tout petit garçon qui joue à mes côtés. Les arbres sont nus, la colline de La Provenchère rose et grise, marquée par les traces noires des brûlis. J’ai placé contre la fenêtre une petite table de bois sombre sur laquelle je griffonne ces lignes. Le carnet que j’inaugure ainsi, je me souviens l’avoir acheté il y a quinze ans à Saou ; je l’ai retrouvé tout à l’heure alors que je n’arrivais pas à remettre la main sur le dernier en cours, le carnet du retour de Guyane.

J’écoute la Cinquième Symphonie de Mahler que diffuse France Musique, quand trois bouvreuils pivoine viennent se poser sur les branches du poirier, à quelques mètres devant moi, puis s’envolent. Appel du merle. Les nuages soudain avalent la moitié de la colline, et tout s’obscurcit.

 

Ici commence la nouvelle veille, le plus long quart. C’est aujourd’hui le premier jour de cette vie au Villard de La Table, la première page d’un retour en Savoie si longtemps espéré. Comme quand j’étais enfant, avec une naïveté qui ne durera pas, je dessine sur la couverture intérieure du carnet une petite croix de Savoie.

 

Après quatre jours d’un déménagement éprouvant, mais aussi de grand soleil et de douceur printanière (l’absence de neige a permis d’entreposer les affaires dehors et de passer par les petites routes avec le camion), l’hiver est revenu.

La grand-mère de Nathalie est morte ce matin ; son agonie, particulièrement cruelle, durait depuis longtemps.

Il n’y a là nul présage funeste, mais juste la marque du temps. Du temps qui passe et presse, du temps qu’il fait. Évoquer la clémence de ce mois de février et cette disparition, c’est façon peut-être de placer d’emblée ce séjour qui s’annonce assez long (nous sommes, pour la première fois, propriétaires de la maison) sous le signe de la douceur et du deuil.

La mort n’est pour l’heure qu’une ponctuation forte sur notre partition, mais on sait où l’on va (un final sans coda, avec au mieux un point d’orgue). Ce toit de la grange en face, ce toit ajouré, couvert de mousse, ces arbres vieux pleins de boules de gui et d’oiseaux, ce vieux poirier surtout, je n’ai pas fini de les regarder vieillir tandis que grandira le petit bonhomme accroché à mon pantalon et qui, pour l’heure, me fait l’offrande d’un dromadaire en bois tout en répétant avec obstination ses deux mots préférés : « là-bas! là-bas!… »

Ne t’inquiète pas, bonhomme, on y file tout droit, « là-bas ». Essayons plutôt d’être ici autant et aussi bien que possible. Dans cet ici qui est plein de là-bas, de collines, de forêts, de prés, de montagnes, d’oiseaux de passage, de ciels changeants et de nuages. Dans le creux de cet ici, en cette vallée des Huiles (c’est-à-dire des aiguilles, même s’il n’y en a qu’une seule – celle, bien émoussée, du Pic de l’Huile), en ce village où les oiseaux l’hiver venu sont plus nombreux que les habitants, où tout semble vieux et vrai, doux et paisible, proche et lointain…

 

Ici commence la Vigie du Villard.

 

27 février 2008

 

 

 © Lionel Seppoloni, tous droits réservés. 

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