Paris, avril 2007

 

1. « Dans l’aube où rien ne bouge… »

 

« Je m’échappe, je passe par la fenêtre − dans l’aube où rien ne bouge je file vers la Pointe Rouge… »

La voix du chanteur répète en boucle dans ma tête cette phrase qui m’aide à dénouer les nœuds du départ. Ciel gris, plafond gris, béton gris sur lesquels papillonnent en pagaille les souvenirs de Paris. « Revoir Paris… », ses théâtres, ses lumières, ses longs couloirs où bat le pouls de la foule…

Pour l’heure rien ne bat, et c’est un de ces moments morts de l’attente que même l’écriture peine à sauver. Des écrans fortement pixélisés diffusent un dessin animé japonais que personne ne regarde mais dont les images sales me ramènent soudain au souvenir de ce hall de l’aéroport de Cuiabá, au Brésil, où nous étions restés longtemps en transit ; tout, ici, semble en comparaison assez aseptisé, mais pas moins sinistre.

Cette banalité affolante du voyage en avion : pas même un voyage, rien qu’une attente.

« Dans l’aube où rien ne bouge, je file… »

 

 

2. « Vol de nuit ».

 

Valse viennoise et nuages en meringue à perte de vue de cet horizon excessivement théâtral. « C’est à se demander où est la réalité… » L’aile énorme aux deux réacteurs béants traverse le ciel qui se rallume lentement d’une sorte de rose virant au cramoisi. Je suis placé juste au niveau de l’aile et puis voir de près clignoter la lumière que d’ordinaire je regarde depuis mon hamac s’éloigner dans la nuit comme une étoile en promenade. La stabilité et la puissance de la machine impressionnent et lassent. Il y a au fond si peu à voir dans ce hublot que les rêves ou les pensées insignifiantes reprennent bientôt toute la place.

Je me dis et je fredonne que « les temps sont incertains et je reviens de loin ». Je me répète sans fredonner que ces sept années de Guyane dont cette brève escapade anticipe de peu la fin m’ont moins raboté que je ne l’aurais souhaité, que je n’ai fait que perdre mon temps et prendre de l’âge, et puis que tout est vain. Puis la descente commence, l’ombre de l’avion passe sur cette mer de nuages bleutés, effleure les côtes bretonnes et se perd dans le désert déprimant des monocultures.

 

 

3. Place d’Iéna.

 

Être ici est incroyable, et une telle cohue fait tourner la tête. D’abord j’essaie de classer, d’élaborer des stratagèmes pour ne pas me perdre : ne regarder que les nez, par exemple, ou les chaussures, ou les oreilles ; bien vite c’est toute une exposition Picasso qui se bouscule dans la tête. Trop de visages, impossible de les regarder tous − et pourtant, c’est absurde mais c’est ce que je voudrais ! Dans la voiture bondée du métro les corps se serrent et le mélange des odeurs de sueur, de parfums chimiques, de tabac froid et de pneu brûlé me fait éternuer sans fin. Je sors hébété, étourdi comme après une plongée en forêt. Le temps est superbe, l’air si vif (pour un Guyanais, car il fait déjà chaud). Les marronniers sont en fleurs. Que la vie est belle ! Je m’oriente sans peine mais manque me faire renverser par un cycliste excédé : je m’étais arrêté sur, est-ce possible, une piste cyclable qui traversait le trottoir…

Place d’Iéna un groupe de trois clochards devise en jouant aux cartes. Bouteilles de  rouge, duvets étendus au sol où quelques journaux servent de tapis, et ces visages burinés qu’anime la conversation : on dirait, en pleine ville, un campement de nomades. À quelques mètres de là se presse la foule bien policée de tous les touristes qui attendent, comme moi, l’ouverture du musée Guimet : juxtaposition improbable des mondes.

 

 

4. « Se souvenir des belles choses… »

 

Je suis reparti vite, le cœur lourd d’un désarroi qu’il vaut mieux ne verbaliser qu’avec précaution, en effaçant beaucoup. Je savais que c’était folie de revenir pour si peu de temps, que ce serait cruel. Le grand soleil de cette belle parenthèse des retrouvailles n’est déjà plus qu’une luciole perdue dans la grande pluie guyanaise, qui elle-même n’est bientôt plus que son propre écho décroissant.

Je pense à Léo qui a six mois, qui m’attend, que je vais retrouver, et je me sens devenir mon propre père, ma propre mère. Je sens nos voix, nos visages se confondre, et tout se brouille…

Plein soleil sur le parvis de Notre-Dame. Je suis cet encore jeune adulte de trente-deux ans qu’accompagnent ses parents ; mais je suis aussi cet enfant de huit ans dont le fantôme se promène avec, à la main, un petit diplodocus en plastique marron, et que serrent de près les ombres protectrices de ses mêmes parents plus jeunes ; et je suis déjà ce père qui tient son enfant et sa femme par la main, je montre Notre-Dame à Léo et je lui dis : « Regarde… » Léo renverse la tête, sans crier gare part en courant à la poursuite d’un pigeon, revient vers nous en faisant un bruit d’avion. Tous nous nous asseyons sur les chaises à l’intérieur de la cathédrale où il fait si frais. Nous irons faire ensuite une promenade en bateau-mouche, bien sûr…

La vie est en marche, main dans la main avec la mort. Je me demande si cette stratégie de regarder le temps en face est tenable. Il vaudrait mieux biaiser, fermer les yeux peut-être comme on le fait devant le soleil (mais trop tard, cela continue à brûler), détourner le regard si l’on peut (mais c’est la même brûlure). Se souvenir quoi qu’il en soit, quoi qu’il arrive, de ce salon de thé face à la Butte, au pied du Sacré-Cœur. Se souvenir des marronniers en fleurs. Se souvenir de nous trois réunis, vivants, heureux quoique cernés par la maladie (et le dernier voyage ce sera à Paris aussi, dans sept ans – mais je ne le sais pas encore).

Y revenir en pèlerinage. Se souvenir du vent dans les marronniers en fleurs. Se souvenir des belles choses. Les serrer, les célébrer. Accepter finalement, dans la paix et les pleurs, de les voir disparaître.

 

Cayenne et Paris, 26 et 27 avril 2007.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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