« Je pensais que je voulais une voiture, une maison, des voyages, mais maintenant je veux juste pouvoir marcher tranquillement avec mon chien dans ma Kharkiv adorée, et ne pas lire les nouvelles sur la guerre. »
Sasha Anisimova, plasticienne, Le Monde du 22/03/22
La guerre en mars
Le cri-cri redoublé d’un oiseau inconnu (sans doute un étourneau), et la grande lumière qui inonde les champs jaunes nous font repartir sur le sol souple qui a commencé à tiédir comme tiédit la peau de la statue Galatée sous la paume de Pygmalion, un vrai miracle. Plus loin en contrebas la terre est encore cassante et dure sous le pas. Je trottine derrière Rimski, en proie à son habituelle frénésie frémissante, flairante et vigilante – la seule véritable vigie du Villard, c’est lui. Quand on le voit faire des roulades sur les névés gelés puis sauter de tronc en tronc avec cet air halluciné que prennent aisément les Nordiques, on comprend qu’on ne fera jamais vraiment de lui un chien de canapé. Il reçoit néanmoins la caresse avec plaisir et s’arrête spontanément dans la descente pour ne pas m’emporter (c’est en tout cas l’interprétation que je fais de cet arrêt que rien d’autre ne semble justifier et qui tend à montrer qu’il apprend peu à peu à prendre en compte l’encombrant bipède qu’il promène chaque jour au bout de sa laisse). Je profite de cette apparente bonne volonté pour faire un peu de marche au pied, exercice qui rend la promenade moins pénible pour moi, et un peu plus pour lui.
Voyez le tableau. Par un matin lumineux de début de printemps, le long d’un torrent tonitruant, valsent entre les tâches d’ombre et de lumière un quidam encore jeune accompagné par un grand chien blanc plein de fougue. À leur gauche le ravin très sombre recouvert de longues herbes aplaties a quelque chose d’inquiétant ; à leur droite la colline éclairée laisse imaginer des rondes de passereaux s’affairant sur les premiers bourgeons, des écureuils en parade, des chevreuils que n’agite plus la menace de la chasse. Une tourterelle entonne sa litanie. Une buse tourne dans le ciel bleu. Le chien blanc soudain s’arrête et se lèche la patte, blessé par une épine ou un dard, puis repart en boitillant un peu. Des grands noisetiers en fleurs monte une clameur d’abeilles : elles ont donc survécu, et par centaines viennent se nourrir de ce maigre petit-déjeuner de mars, dans l’impatience du vrai dîner d’avril.
Mars, ce n’est pas la guerre, mais la force vitale, celle que célèbrent les grenouilles rousses de la mare que l’on salue en remontant.
Pendant ce temps la colonne de soixante kilomètres de chars d’assaut et d’armes lourdes photographiée ce matin par satellite s’étire sur la route de Kiev, menace lente, arrêtée pour un temps qu’on espère le plus long possible. Est-ce qu’ils voient le printemps, tous ces jeunes soldats russes qu’on a envoyés là-bas pour tirer sur leurs frères ? Est-ce que du haut de leurs chars ils n’ont pas au moins la tentation de tout planter là, de sauter en marche et de s’enfuir dans les bois, parce qu’à tout prendre il vaut mieux déserter que tuer et, finalement, à petit feu, mourir de honte ?
01/03