1.
Les premiers pas sont les plus dangereux et les plus exaltants, pour l’enfant agrippé aux angles des meubles ou plus tard chaussé de patins à roulettes démesurés sur lesquels il lui semble impossible de maintenir longtemps la position verticale si durement acquise et payée au prix fort d’un éloignement du sol et de moult bosses, comme pour l’adulte que je suis et qui, en ce soir de décembre, vient de quitter la gare de Lyon pour s’engager sur le trottoir que la bruine transforme en un miroir glissant où se reflètent toutes les lumières de la ville.
En vérité je marche sur l’eau au milieu de feuilles de platane larges comme des nénuphars qui elles-mêmes dérivent dans l’autre sens et dont l’odeur donne l’impression de flotter dans une forêt inondée. Je passe l’épreuve du boulevard Diderot, je tourne au quai de la Rapée. Il faut être prudent, car si le flot des voitures aux dix-mille klaxons reste endigué par les limites encore assez perceptibles de la chaussée, il n’en est pas de même des trottinettes et des vélos, dédaigneux des frontières, qui souvent surgissent de l’obscurité en criant ou klaxonnant, me frôlent puis disparaissent, aussitôt remplacés par d’autres aux trajectoires imprévisibles car, dans la nuit et pour l’étranger que je suis, les bandes des pistes cyclables sont assez peu visibles.
Je laisse au loin sur ma droite Notre-Dame et ses échafaudages illuminés surmontés encore par une grue gigantesque. Il faut quand même que je le dise, n’en déplaise à mon hameau de montagne que j’adore, c’est très beau la nuit à Paris, même si c’est dangereux : toutes ces lumières, toute ces vies trépidantes qui se croisent au hasard et filent dans tous les sens comme des lucioles affolées, mon dieu que c’est émouvant !
« Non mais t’as vu la queue ! » s’exclame un inconnu – et de fait une foule interminable se presse devant le Jardin des Plantes pour une exposition sur les insectes, je crois, car une banderole annonce : « Mini-mondes en voie d’illumination ». Je remonte le boulevard de l’Hôpital. Le contraste est étrange entre la sauvagerie de la chaussée envahie d’automobilistes furibards, et la quiétude de vacances familiales le long des grilles du Jardin et dans les terrasses abritées.
Je commence à trouver mon rythme, une marche souple et rapide qui m’amène jusqu’au boulevard Saint-Michel. On entend battre des tambours, c’est le métro aérien qui passe sur le pont. Une petite fille saute en riant dans une flaque d’eau. À main gauche la route est un fleuve en crue aux forts parfums d’essence. Je tourne sur le boulevard et l’immense trottoir dégagé de vélos et de passants ressemble à présent à une vraie piste d’envol. Oh, si j’étais ici avec mes enfants quand ils étaient petits, je ferais l’avion, c’est certain, mais tout seul ce n’est pas drôle, on s’envole moins facilement. Deux lunettes rouges comme deux yeux de caïmans me surveillent. Il y a là-haut un bateau échoué avec de grandes cheminées, c’est le bateau de Fitzcarraldo bien sûr !
« Attention, double sens, regardez à gauche puis à droite », je m’exécute, je traverse avec l’assurance d’une poule pour attraper la rue Le Brun, puis la rue de la Reine Blanche qui est sombre et déserte. Ces petits passages qui permettent d’aller discrètement de l’éblouissement d’un boulevard à un autre, disons que c’est la vie telle qu’on la vit vraiment, avec ses transitions, sa tension alternative, ses détours…
Me voici aux Gobelins, un peu perdu déjà, je crois que j’ai tourné en rond, je retourne sur mes pas, rattrape l’itinéraire que je m’étais fixé de façon assez vague.
Un cycliste au passage piéton s’arrête, et je me crois autorisé à passer sans crainte puisque mon feu est vert, mais à l’instant où je m’engage un autre cycliste sans doute de mèche avec le premier fonce pour m’abattre si bien que je me replie, le cœur battant, Paris me fait des farces, Paris me fait marcher, comment savoir désormais quand est-ce qu’on peut passer ? Jean Follain qui disait que « le poète est un expert en attention » est mort renversé par une voiture, je ne l’oublie jamais : si je ne prends pas garde mon livre de trains sera une publication posthume dont je n’aurai même pas pu relire les épreuves, avec une fin qui ne me convainc pas…
La bruine se transforme en averse au moment où j’atteins la place d’Italie. Je redescends le boulevard Auguste Blanqui et constate que ça descend, que le sol donc même ici n’est pas tout à fait plat. Sable mouillé. Gyrophare dans la nuit. Mon ombre me dépasse, disparaît puis revient par l’arrière comme l’aiguille d’une montre et me dépasse à nouveau.
Je ralentis pour regarder un grand immeuble blanc où toutes les petites boîtes des appartements sont éclairées et font autant de scènes de cinéma figées et muettes, Fenêtre sur cour en noir et blanc, sans paroles, sans meurtre et sans drame. Un soir, comme je revenais du cinéma de Chambéry-le-Haut j’ai vu à la fenêtre de l’internat un jeune homme assis à son bureau avec la tête posée sur son bras et qui semblait pleurer ; cette image évoquée dans L’éloignement m’est restée dans la tête, mais il y en a mille autres plus anodines et plus floues que j’ai accumulées dans ma mémoire pendant les sept années que j’ai passées à Lyon et que cette marche urbaine fait revivre. Je voudrais pouvoir me glisser dans ces appartements à l’insu de leurs propriétaires comme le héros funambule du film coréen Le locataire. Ce n’est pas du voyeurisme : saisissant en passant tous ces fragments de vie, ce n’est pas quelque scène grotesque ou obscène que j’espère, si tant est que j’espère quelque chose ; ce qui m’attire quand je regarde les fenêtres des immeubles, c’est la pluralité des existences, et, partant, la singularité relative mais troublante de la mienne. Je fais cette expérience à chaque fois : plus je marche dans la ville, moins je crois en moi, moins je me crois en moi, je parle encore et je sens mon corps (je sens par exemple que la pluie s’est calmée et que j’ai un peu chaud) mais je suis pris par un mélange d’hébétude, d’ébriété et d’extrême porosité aux autres, aux choses, aux sensations.
Tout cela reste des intuitions assez confuses, je dois dire, auxquelles met fin la vision fantomatique d’un clochard planqué à l’abri d’une couverture, puis de deux autres réfugiés pareillement sous un porche, me ramenant à la réalité du promeneur privilégié que je suis, qui a honte, qui passe vite.
Voici la place Denfert-Rochereau, puis la rue de la Tombe-Issoire, je suis en terrain familier. Une fois encore je traverse ce village de la rue Daguerre puis la rue Boulard où Bertin a vécu des jours heureux « dans une périssoire »… Voici la fresque de Varda, devant lequel le fantôme de ma mère se mêle discrètement à mon ombre. Je me tais, à présent, car voici la rue Mouton-Duvernet, le n°15, le code, la porte, le couloir, l’escalier, la mémoire…