Vigie, avril 2022

 

Vigie042022

 

Avril recommence en décembre, se poursuit en juillet. Accroché au chien blanc on guette le pic noir, on traque les morilles, et dans loubli des bois on pense un peu moins à la guerre qui s’éternise… 

 

 

Jour de neige (1)

 

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Réveillé par un rêve de guerre dans lequel je parcourais à vélo des chemins jonchés de cadavres, je me lève et pars marcher avec Rimski dans la nuit encore noire. Pluie, brouillard, premiers flocons dans la lueur vacillante de la lampe. Cri d’appel d’une chevêche. On franchit une barrière invisible, puis Rimski tente de détaler pour rattraper quelque animal invisible aussi. Quand on se promène ainsi dans la nuit, le degré d’irréalité de la vie atteint une intensité sidérante… Le petit fantôme blanc aux yeux phosphorescents flotte au-dessus du grand champ, m’enchaîne, m’entraîne dans la forêt encore plus sombre. J’avance, le souffle coupé. La condensation fait encore un peu de fumée dans le faisceau de la lampe, puis tout s’éteint ; Rimski reste ma seule lampe. Je continue à tâtons en direction de la lisière où perce au loin l’éclat d’une grande maison éclairée par un des rares réverbères encore en fonctionnement et qui, vue d’ici, semble une église ou un château. Le ciel d’un gris plus clair est tout griffé par les silhouettes très noires des arbres.

Bientôt le jour se lève et tout blanchit. En contrebas les voitures roulent en procession derrière le chasse-neige. Cette sensation des mains gelées et du grésil sur le visage, je l’avais déjà presque oubliée. Rimski fait des roulades, mord les flocons, fourre son museau sous la neige, fonce vers moi avant de repartir en sens inverse puis de revenir comme un jouet détraqué. Cet air de reconnaissance avec lequel il me regarde me fait supposer qu’il considère que je suis à l’origine de ce cadeau de la neige. Il est agréable, en un sens, d’être vu comme un dieu. Je dis bien : en un sens, car si mon interprétation très discutable de l’attitude de mon chien est exacte, cela signifie aussi que les animaux du zoo de Mykolaïv qui, hier encore, a été bombardé par les Russes, doivent considérer qu’il s’agit là d’une punition incroyablement violente exercée contre eux par les hommes qui d’ordinaire les nourrissent et les soignent, pour une faute qu’ils ignorent – ce qui rajoute encore à l’horreur de ces images d’autruche abattue et de chevaux terrorisés qui me hantent depuis que je les ai vues dans le journal. Je préfère donc revenir sur ce que j’ai dit et considérer que Rimski n’éprouve aucune gratitude à mon égard pour cette neige d’avril, mais qu’il est simplement content que je sois revenu du travail pour le sortir pendant l’averse.

Forsythia en fleurs sous la neige. Beau fruit mûr d’un bouvreuil pivoine mâle juché sur le bouleau. Route glissante à nouveau. Petits flocons serrés à perte de vue. L’œil s’attarde sur les toutes petites herbes qui n’émergent plus qu’à peine du manteau neigeux, clochettes et pointes vert sombre dans tout ce blanc éblouissant… Oh, je sais bien que c’est cruel pour les plantes, les bêtes et plus encore les gens qui souffrent sur les chemins ou dans leurs villes détruites, ce retour de l’hiver, mais mon premier mouvement a été de m’en réjouir, d’y voir une farce d’avril, presque une fête. Il m’apitoie quand même, le pissenlit enseveli, et puis je pense à ces lézards qui se doraient au soleil sur les pierres du muret il y a quelques jours à peine.

Au-dessus de l’écluse, l’eau cascade spectaculairement. Les dernières neiges ressemblent aux premières, avec ce même pouvoir de métamorphose qui fait d’elle l’équivalent, en poésie, de la métaphore. Le bois de la passerelle amplifie le crissement de la neige sous les bottes. Il me semble aussi que la neige, si elle étouffe globalement les sons, en met aussi certains en avant, comme le chant habituellement presque inaudible, tant il est aigu, du roitelet – on n’entend plus que lui.

Le gros sac de jute abandonné sur le chemin depuis le premier jour où je suis passé par ici, évoque soudain un linceul, ou l’un de ces cadavres entre lesquels je slalomais dans le cauchemar de cette nuit. Je me tais en passant devant lui.

À force de marcher avec un champ de vision restreint, du blanc partout et la visière de la casquette de mon grand-père qui me barre le ciel, je me replie dans ma tête. Je me revois hier dans le bureau de la psychiatre, absurdement stressé… Pénétrer dans le labyrinthe froid et griffu du grand épicéa abattu sous lequel il faut toujours passer, ce n’est certes pas comme s’aventurer dans le méandre des souvenirs et des pensées, mais il me semble cependant qu’à tant tourner en rond en soliloquant, j’ai fait de tout ce lieu une sorte de mandala, un chemin semi-mental, une interface entre le monde et moi, ainsi que je l’avais fait juste avant et après la mort de ma mère en écrivant La route ordinaire. Si je suis cette logique, il faut considérer cette partie si froide du chemin où toutes les branches ont été ornées de dentelles féeriques, comme une sorte de paradis nordique (paradis pour les Nordiques, Rimski acquiesce), tel que je l’imaginais lorsque, enfant, je lisais Jack London ou Kenneth White. « Ici tout est silence, froid rude, assourdissant », écrivais-je alors en écho de ce grand blanc mental que je ressentais si fort…

Je remonte finalement la route blanche, sur laquelle un quidam en descendant a laissé ses propres traces.

01/04

 

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