Vigie, janvier 2023

 

Lignes de vie

 

 

Je lisais, avant de repartir dans la lumière diffuse de cette première promenade de janvier, un ouvrage où il était question d’humanité augmentée et d’expériences où le virtuel et le réel ne cessaient de s’entrecroiser. J’aime assez tous ces récits de science-fiction, non parce qu’ils nous proposent une image vraisemblable du futur (ce n’est que secondaire tant la rêverie souvent l’emporte sur l’anticipation réaliste) mais parce que ce sont au fond de vieilles histoires simplement exprimées avec d’autres images et d’autres codes que les mythes antiques. On n’a certes pas attendu l’invention des ordinateurs pour constater qu’en l’être humain se mêlent plusieurs lignes de vie aux degrés de réalité différents et le beau mythe de Narcisse amoureux d’une image disait déjà très bien la force du fantasme.

Cette entrée en matière, achevée à l’instant où Rimski et moi rejoignons le Gelon (ce qui montre en passant que j’en suis venu à spontanément calibrer mes paragraphes en fonction de ma progression sur le sentier), n’a d’autre but que d’introduire une petite réflexion psycho-artistique que je voulais depuis un moment formuler de façon plus explicite peut-être que je ne l’ai fait jusqu’à présent.

Tout être humain est une sorte d’animal « augmenté », dont la vie réelle, visible, extérieure, est redoublée par les représentations mêlées de fantasmes et de rêves qui constituent son monde intérieur. Les deux ne cessent de s’entremêler, que ce soit de façon consciente, voire éclatante (comme lorsque mes enfants rejouaient Le seigneur des anneaux en courant sur les chemins ardéchois) ou plus discrètement (notre perception du monde est constamment remodelée par l’humeur du moment). Il y a certains êtres chez qui le monde rêvé tend à supplanter le monde réel : c’est le cas, de façon parfois tout à fait pathologique, de tous ceux qui sont sans cesse en train de recréer leur existence en postant sur les réseaux sociaux des images d’eux plus belles qu’eux-mêmes, transformant leur vie en une auto-fiction permanente (certains écrivains en vue donnent pareillement l’impression de confondre la littérature avec Instagram, eux qui ne peuvent plus faire le moindre déplacement sans s’imaginer devant les caméras d’une équipe de télévision); mais c’est le cas aussi, d’une façon plus profonde, pour certains fous, certains grands rêveurs, et pour nombre d’artistes.

Je fais ces temps-ci plus que jamais des rêves d’une telle intensité que je ne sais plus au réveil de quel côté de la réalité je me trouve. Ce sont des rêves de maisons où ma mère est vivante, où nous nous donnons de nos nouvelles, où je m’inquiète pour elle, jusqu’à ce que le souvenir de sa mort me réveille. Il y a des demeures visitées seulement en rêve dont le souvenir s’est ancré dans ma mémoire de façon au moins aussi précise que des souvenirs du monde réel, à tel point qu’il m’arrive d’y retourner régulièrement en rêve, et si je ferme les yeux (ce que je me garde de faire sur ce chemin boueux), voire sans fermer les yeux, je peux me représenter assez facilement le détail de tel corridor, telle grange aménagée en atelier de peintre, tel balcon donnant sur la mer, comme je peux le faire avec les maisons ou les appartements où j’ai réellement habité : la succession de ces rêves forme, par rapport à la ligne de ma vie, une ligne autonome, avec des stations communes et des correspondances.

Proche de cette ligne des rêves, il y a la ligne des rêveries et songes volontaires, que je n’ai cessé depuis l’enfance de développer en me racontant toutes sortes d’histoires grâce auxquelles je pouvais vivre virtuellement tout ce que je voulais non seulement au moment de l’endormissement mais à tout moment de la journée, tant et si bien qu’elle constitue elle aussi une ligne de vie autonome. Je m’en méfie un peu, car je sais (la science-fiction me le rappelle) à quel point il peut être dangereux de laisser la ligne du réel s’emmêler à celle des fantasmes, mais je ne saurais me résoudre à m’en défaire tout à fait d’un coup de couteau mental.

Ce qui me permet, je pense, de maintenir un bon équilibre entre toutes ces lignes, c’est cette ultime qui les rassemble et les réconcilie : celle de l’écriture, id est de ces paroles que je lance à voix haute ou qui se bousculent dans ma tête, puis de ces lignes que je trace quand j’écris au retour de la promenade, et dans lesquelles la réalité et les projections mentales font bon ménage.

Si tous les hommes sont des animaux augmentés, l’art fait de l’homme un humain augmenté. Certains s’en enorgueillissent. Ils ont tort, il n’y a pas de quoi se vanter et puis, on ne choisit pas vraiment. Certains, comme le personnage de l’histoire que je lisais tantôt, perdent le contact du monde réel si bien qu’il leur faut tout réapprendre, ou bien ils deviennent vraiment fous.

Pour ce qui me concerne, ni tellement prétentieux ni franchement cinglé, je promène en laisse comme une meute de Nordiques toutes mes vies parallèles. Au bout de la longe jaune fluo, il y a Rimski, ma réalité blanche ; au bout de la laisse bleue, il y a ce lieu onirique que j’appelle « Madère », avec vue sur la mer, où je peux continuer à voir ma mère et parler avec elle ; au bout de ma laisse noire il y a toutes sortes de songeries que je considère comme telles, qui sont inoffensives tant que je les tiens suffisamment serrées à la queue de cet attelage que le chien du réel entraîne ; la dernière laisse est le filin multicolore de la littérature qui les regroupe toutes sans leur permettre de faire des nœuds qui immobiliseraient ce drôle d’attelage.

C’est ainsi que j’avance. 

03/01/23

 

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