Vigie, octobre 2018

 

 

Vigieoctobre

 

 

 

Ce matin enfin la montagne est coupée en deux, bien proprement, par une épaisse couche de nuages qui laissent libres les falaises illuminées de la Chartreuse et forment ainsi, de bas en haut, la composition abstraite suivante : d’abord, une fine bande grise, puis une large bande dorée comme un ruban de fête, puis la vallée dans l’ombre. On sent cependant que cette chape grise ne tiendra pas, qu’elle se déchire déjà au profit d’un bleu froid, mais cela promet au moins dans le ciel, au lieu de la monochromie brillante mais lassante de ces derniers temps, de riches conflits d’automne.

 

 

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Il y a, à l’intérieur de cette maison qui sert de galerie d’art, quelques tableaux dorés représentant des scènes religieuses, mais surtout un ensemble d’objets disparates et clinquants qui évoquent l’Italie ou l’Espagne : bondieuseries dorées, un coq en céramique, un long buffet en formica avec, derrière les vitres, de petites figurines de porcelaine aux traits fins, un Jésus qui pleure, des épées miniature plantées dans un écusson en feutrine, et tout cela présenté admirablement, comme s’il s’agissait de chefs d’œuvres ou de reliques, dans cette pièce bien éclairée, chaleureuse, émouvante en vérité car je sens bien qu’elle me renvoie à mon passé. Un marchand convainc mon grand-père d’acheter l’un des tableaux, dont il n’a pas compris le prix exorbitant. Puis on s’enfonce dans des couloirs de plus en plus obscurs, jusqu’à une autre pièce dont le parquet sombre craque. Des gens se pressent sous l’unique ampoule nue, tous très âgés, de plus en plus âgés même, semble-t-il. Je retrouve ma mère et ma grand-mère, et d’autres disparus. Cela commence à ressembler à une veillée funèbre. On m’annonce alors qu’il va falloir s’enfoncer davantage encore dans cette maison de cauchemar pour rendre visite aux maîtres de la maison, dont je suis étonné d’apprendre qu’ils sont encore vivants malgré leur âge extravagant. On traverse un nouveau corridor, on passe un autre seuil, et l’on pénètre à pas feutré dans une chambre lambrissée, décorée avec ce même kitch méditerranéen de la « galerie », mais où il fait terriblement froid. Le voici donc, le couple qui régnait sur cette maison : un petit vieux édenté, une petite vieille momifiée, chacun recroquevillés dans un lit à baldaquin en dentelles blanches où on les a attachés aux poignets et aux jambes pour éviter, me dit-on, qu’ils ne se lèvent et se blessent.

Cette vision me plonge dans une horreur sans nom dont l’intensité me réveille. Le malaise persiste le reste de la nuit : la sensation d’être moi-même piégé, attaché ou sur le point de l’être.

 

 

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À sept heures et demie les réverbères s’éteignent dans le village à mesure que se rallume le ciel gris. Il pleut enfin. La pluie est arrivée hier, de façon assez spectaculaire, au moment où Clément et moi nous étions décidés à partir à travers champs pour voir si les coulemelles étaient sorties. Nous traversions à grands pas les prés de son enfance et je le filmais, comme je le faisais autrefois, pour mémoire, parce que j’avais conscience du caractère quand même inouï (je dis quand même parce que je sais bien que je suis tombé sur le versant Nord de l’existence, c’est évident, même si la crête inaccessible reste à portée de vue, même si ce n’est pas le fond du ravin) − je me rendais donc avec une acuité plus vive qu’à l’ordinaire du caractère quand même inouï de ce jour encore beau d’octobre où il était encore possible de marcher ainsi avec mon fils enfant ; il n’y avait aucun champignon et le vent faisait à peine bouger les hautes herbes desséchées des champs, lorsque nous avons entendu les premiers grondements, senti les premières gouttes. Nous avons couru en riant, avec une pensée pour Léo parti en montagne et qui, lui, rentrerait plus tard, aussi trempé que les chats surpris par l’averse.

 

Bribes d’enfance, fragments d’éternités rêvées.

 

 

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Je rêve, je n’écris pas. J’ambitionne moins que jamais de devenir l’écrivain que j’aurais pu, que j’aurais dû, que je devrais être. Sitôt commencée l’écriture du Livre de Madère, je m’en détourne et replonge dans la musique comme si ma vie en dépendait, et je ne peux m’empêcher de voir dans cette frénésie un peu absurde (car, malgré tous les efforts déployés, il est trop tard pour devenir un vrai musicien), une échappatoire, comme le furent autrefois le voyage, l’ornithologie, la méditation, pour tenter de vivre sans écrire. Ce peut être par simple manque d’énergie, c’est surtout parce que ce n’est pas l’écriture en elle-même qui m’intéresse, qui m’attire ou m’attise : c’est le temps qui me pousse avec sa fourche, moi l’âne bâté rétif à la charge, bréant contre le mouvement.

À bien y réfléchir, toutes les contradictions de mon caractère et de ma façon de faire, de défaire, de ne pas faire, se résolvent dans ce rapport au temps qui fait que je n’écris jamais qu’acculé.

 

 

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Je marche dans la forêt, non loin de la maison. Mais ce n’est pas la forêt que je connais. Je marche en ce milieu d’automne, en octobre, sur un tapis de feuilles et de bogues, mais ce n’est pas l’automne que je connais. Dans les bois on ne sent rien des odeurs habituelles d’humus et de champignons. Il n’y a aucun champignon, rien qu’un parterre uniforme de bogues jaunes et de feuilles couleur terre. Tout est si sec. La brève averse d’avant-hier est déjà oubliée. Je fais les tours et les détours habituels et finit par trouver, derrière une souche où poussent des embryons de girolles, cachée sous une feuille, une sorte de champignon visqueux, qui s’avère être une toute petite grenouille rousse ; je regarde un moment l’animal qui me regarde, totalement apeuré, sa poitrine se soulevant à toute vitesse.

Je marche sur les feuilles mortes et les bogues dans cette forêt qui semble en train de mourir. Voici le vieux mur des ruines de la grange qui nous dit assez clairement où va le chemin. Qu’elles sont belles et touchantes, ces ruines ! On s’assoit sur le pas de ce qui fut une porte, aujourd’hui presque enseveli, et l’on regarde les restes de la charpente, l’alignement impeccable des pierres qui n’ont pas bougé. Ces quatre pans de murs donnant sur les frondaisons des arbres, n’est-ce pas que c’est encore superbe ?

Monde en ruines, monde condamné. Le dernier rapport du GIEC dit que nous sommes en avance de soixante-dix ans sur les prévisions les plus pessimistes et donne une série de recommandations auxquelles personne ne prêtera vraiment attention, à cause de l’habitude, à cause de l’immédiat intérêt, et puis bien sûr parce qu’une catastrophe de cette ampleur nous dépasse vraiment trop, parce que nous voici collectivement débordés par les conséquences de nos actes, et nous voici comme des enfants qui, après avoir bien joué avec les allumettes, regardent en coin et sans y croire leur maison flamber.

Je reviens en longeant la lisière, à couvert, pour ne pas me faire à nouveau interpeller par le voisin déplaisant qui a remplacé, dans la maison d’en haut, les chevreuils et les chouettes. Les chats viennent à ma rencontre, se frottent en ronronnant, montent sur mon épaule, sous le grand châtaignier d’où tombent des bogues. On entend au loin les enfants du village qui, embusqués derrière les vieux murs des vieilles granges abandonnées, mais toujours debout, se bombardent de pommes.

Monde encore habitable, monde précaire, que nous avons fait ainsi à notre image – précaire, poignant, gâché.

 

 

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© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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