Vigie, novembre 2023

 

Promenade à trois

 

 

L’arrivée de Nouchka apporte son lot de « premières fois » qui pour quelque temps vont transfigurer le quotidien : ainsi est-ce aujourd’hui notre première marche en trio, avec Rimski en tête d’attelage et Nouchka qui, en nouvelle venue momentanément intimidée, ne s’éloigne guère de ma botte gauche. L’immédiate complicité des deux samoyèdes est évidente. Il n’y a pas la moindre trace de jalousie de la part de l’ex-chien unique, qui partage avec elle ses jouets, ses cordes, sa gamelle, son canapé, mon lit et toutes les caresses (à la seule exception de celles prodiguées depuis l’autre côté du grillage par les passants, pour lesquelles il exige clairement la préséance) sans aucune réticence, bien au contraire, si bien qu’après une nuit étonnamment calme le réveil est un festival de caresses, de coups de langues, de manifestations de tendresse et de joie, Nouchka saluant mon lever par un chant de louve.

Après une longue séance de jeu en intérieur puis de creusement de galeries qui ont transformé le jardin en champ de bataille et la douce chienne immaculée en blaireau, on part pour le tour habituel, qui l’est donc beaucoup moins d’être ainsi fait à trois, dans l’air humide de novembre. Par deux fois ma ceinture se défait, pas assez résistante pour la traction de deux chiens : quelques ajustements seront nécessaires. La chienne slalome sur le sentier que j’ai absurdement nettoyé des bogues auxquelles elle ne fera bientôt plus attention, lorsque Trésor Nouchka of Arctic Cobaka – son nom officiel – sera pour de bon devenue Nounouche du Villard.

Bien sûr, une très grande part de mon attention reste focalisée sur les chiens, que j’attache finalement à l’aide d’une accouple au bout de la même longe : on alternera ainsi suivant les besoins et envies de l’une et de l’autre. Des chasseurs ont laissé leur véhicule sur le sentier, avec un chien à l’intérieur dont les aboiements plongent aussitôt Nouchka dans une véritable d’hystérie. On passe notre chemin. Je reprends Nouchka en laisse à part, et me retrouve au carrefour dans une étrange position d’agent de la circulation, un bras tendu à droite avec au bout Nouchka très occupée par une odeur, un bras tendu à gauche avec Rimski très attiré par une autre odeur. Voici le pont de bois couvert de feuilles mortes, et donc excessivement glissant, que je traverse en funambule entre les deux chiens qui menacent de me déséquilibrer. Il est probable que je pourrais promener Nouchka détachée, tant elle reste proche de moi, mais je ne veux prendre aucun risque en ce premier jour tant que je ne suis pas sûr du rappel et qu’il y a des chasseurs (relisant ces notes quelque temps plus tard, je ne peux que constater ma candeur : Nouchka est un samoyède, un chien de chasse particulièrement rétif aux ordres, et pas plus que Rimski je ne pourrai la laisser aller librement…).

On entend à présent les aboiements aigus des chiens de chasse qui parviennent à percer le vacarme du Gelon en cru. À regarder les deux chiens, il est évident que Rimski est en terrain familier alors que Nouchka a tout à découvrir, qui ne s’arrête de flairer les bords du sentier presque centimètre après centimètre que lorsque les aboiements au loin redoublent, lui faisant pressentir la possibilité d’une rencontre avec un congénère (ce qu’elle place pour l’heure au-dessus de toute autre stimulation). La voici en tête, trottant vers ce qui est sans doute le lieu de la chasse (même si l’on n’entend aucun coup de feu). Puis survient le drame : un chevreuil traverse sous le nez de Rimski, on entend les chiens de chasse qui le poursuivent et se rapprochent… Je m’éloigne au plus vite, aussi tendu que la longe qui me relie à Rimski, dont Nouchka considère les embardées furieuses avec ce que j’interprète comme de l’étonnement, car elle, à dix mois, n’éprouve pas encore le désir irrépressible de poursuite (ce qui ne saurait tarder…).

Ce qu’elle préfère pour l’heure, c’est barboter dans les flaques et les bords du torrent. Alors que Rimski a toujours pris grand soin d’éviter les ornières boueuses, elle se complaît à y patauger, passant d’une flaque à une autre en s’attardant de préférence sur les plus troubles… J’aime ce mélange de préciosité, encore plus visible chez une petite femelle renarde que chez un gros mal ours, avec cette queue en panache qui évoque l’aigrette garzette, et de sauvagerie exprimée par les pattes et le ventre maculés de boue et cette façon de humer, museau en l’air, ou de lancer parfois un chant de loup qui donne des frissons. Ce contraste s’incarne par ailleurs de façon tout aussi saisissante entre Rimski bondissant à travers les ronces à ma droite et Nouchka qui le regarde depuis sa flaque sur le sentier. Chiens fous, chien du dehors évidemment, qu’on n’imagine pas dans un appartement ; mais chiens aussi du dedans, bibelots, peluches, une fois séchés, brossés, rassasiés d’escapades.

Après le bain, les fauves se mettent à jouer avec un bâton qu’ils se disputent en grognant. Chacun repart en emportant dans la gueule un morceau du bois, et Nouchka prend dans sa gueule la laisse de Rimski.

01/11/23

 

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