Route, décembre 2013

 

 

DU NOMADISME MOTORISÉ

  

Moins trois degrés. Beau dégradé de rose et de bleu très pâle dans le ciel d’hiver. On s’étonne de tant de lumière. Il suffit qu’un virage fasse basculer la route dans l’ombre de la forêt pour qu’on s’étonne aussi bien de tant d’ombres. Ça glisse, a dit le chauffeur de bus. On glisse donc assez lentement sur cette route lisse. Quelle piste est-ce qu’on suit, au juste ? Quelles bêtes ont d’abord tracé cette piste, puis quels hommes en ont fait un chemin puis une route ? À la place des villages qu’elle relie, quels campements de chasseurs autrefois, peut-être ? En contrebas, une autre route plus petite suit au plus près la rivière du Gelon. Sans doute on préférerait marcher le long de la rivière, sentir les pierres, toucher les arbres. Bien protégé dans l’habitacle encore glacé mais qui commencera à se réchauffer quand on bifurquera en contrebas, on est moins en contact. On le déplore. Le mouvement aussi reste trop rapide, trop régulier, trop prévisible, trop contraignant. Mais cette contrainte n’est-elle pas comparable à celle du temps irréversible, que la liberté apparente de la marche permet de déjouer de manière peut-être illusoire ? Et puis, cette distance, ces  accélérations prévisibles, ces contraintes mêmes ne sont pas sans produire des effets parfois saisissants, des contrastes qui peuvent aussi aiguiser la curiosité. On a balisé cette route de tant de repères invisibles ! À bien y réfléchir je ne suis pas tout à fait persuadé qu’on n’en vienne pas assez naturellement à reproduire, au volant de sa voiture le long du trajet quotidien, les mêmes réflexes que nos ancêtres les grands marcheurs. 

Tout cela sans doute très atténué, dilué, enseveli sous le divertissement que permet par exemple la radio ou que représentent les pensées parasites qui pullulent plus facilement dans l’habitacle chauffé de la tête et de la voiture que lors d’une randonnée. Pour retrouver peut-être un semblant d’attention vive, il faut du travail, il faut se mettre au travail et considérer tout parcours comme un travail, un tableau, un poème, considérer par exemple ce très bel agencement de stalactites de glace le long du vieux muret, le vert très pâle des mousses saisies par le gel, le dernier flamboiement des mélèzes, le pré tout blanc ou les traits livides des bouleaux qui se détachent sur fond de gris comme autant d’œuvres d’art qu’il ne suffit pas de contempler pour en tirer une satisfaction d’ordre esthétique mais avec lesquelles il faut entrer en rapport. 

Le carrefour. 

À main droite le chemin de l’étang. 

À main gauche la rue de la poste et tout au long les méduses jaunes luminescentes des lampadaires. 

Deuxième carrefour, le calvaire givré : on peut après tout y voir un cairn.

On traverse maintenant le Gelon, on change de département, de territoire. Alignement d’arbres givrés. On perd encore un degré. Les cerfs ne sont pas au rendez-vous. Une jeune fille marche le long de la route et semble jouer les équilibristes ; je m’aperçois un peu trop tard, en jetant un œil dans le rétroviseur, qu’elle faisait peut-être du stop. 

On tente de rester en chemin jusqu’à l’arrivée, de ne pas laisser l’imminence de l’arrivée occulter les dernières images du collège, du village.

 

9 décembre 2013

 

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