Route, décembre 2013

 

  

LES CERFS EN DÉCEMBRE

  

Moins trois degrés ce matin — on peut considérer cela comme un redoux. La neige a glissé du toit de tôle comme une couverture de glace et reste tendue tout au long du hangar, en équilibre, ne se brisant pas mais se recroquevillant en spirale sous l’effet du froid. Visage glacé. Le chauffeur du bus attend en fumant une cigarette et en soufflant sur ses doigts. Les chasseurs aussi sont là, réunis en tenue orange sur le parking du Villard. C’est un grand malheur pour les bêtes qui s’ajoute à l’autre malheur de l’hiver ! Nathalie hier soir a vu une martre qui, après avoir traversé la route, s’est retournée et s’est dressée sur ses pattes arrière pour regarder la voiture comme l’aurait fait un chat curieux. Naturellement j’espère une récompense de ce genre, même si je n’ai rien fait pour la mériter et même s’il n’y a personne pour récompenser qui que ce soit quand ce genre d’apparition se produit.

Le ciel très gris se reflète dans les ornières gelées. Soudain on prend conscience de ce qu’on est vraiment dans l’hiver. Cette succession de tableaux en noir et blanc. Cette cheminée qui fume sur fond de ciel gris. Même si on parle, même si on se déplace et même si l’on voit des gens qui parlent aussi et qui se déplacent, on a l’impression d’être engagé pour longtemps dans une retraite silencieuse, austère, intense. L’intensité de l’hiver se lit aussi dans les blessures de ces grands champs dont on a retourné la terre. On entend les corbeaux crier même s’il n’y a pas de corbeaux. La lueur blanche d’un réverbère ajoute encore un peu de froid luisant. Des hommes transis marchent à petits pas tendus. Nouvel hiver. Encore un hiver. Combien d’hiver encore à traverser ? Cet hiver-là riche de tous ceux déjà traversés, et riche d’images nouvelles — comme celle des Bauges, en blanc très pâle au fond du paysage, pareille à une géante aquarelle de Samivel…

Voici la route d’Arvillard et, au-dessus de la forêt maintenant dépouillée, le dôme chargé de neige de la montagne. Est-ce parce qu’on les attend que les cerfs ne daignent pas se montrer ? On remonte les champs couverts de givre. Au bout de la route une explosion de jaune : les mélèzes n’ont jamais été aussi beaux qu’aujourd’hui où presque tous les autres arbres (à l’exception d’une essence que je n’identifie pas mais dont les feuilles sont elles aussi d’un jaune éclatant, quoi que plus orangé) ont perdu leurs feuillages. Jaunes les mélèzes, jaune aussi l’intérieur des maisons et les lampadaires allumés dans les rues d’Arvillard. Jaune, bleu et blanc les petites lumières que les gens commencent à allumer sur leurs balcons et autour de leurs fenêtres — petites lumières tellement touchantes dans cette grande nuit de décembre qui déjà commence…

Décembre : j’entends dans ce mot quelque chose comme une force, comme un poing serré, comme un commencement un peu anticipé, et je me prends à penser à tous ces gens qui n’ont pas eu d’enfants entre 1939 et 1943 mais qui n’ont pas attendu la Libération pour de nouveaux en avoir ! Décembre, c’est un peu cela. On est cependant bien loin du printemps. Emportée par un mouvement d’enthousiasme bien naïf on en a oublié un moment tout ce qui reste à traverser ainsi que tous ceux qui n’ont pas pu traverser ou qui ne pourront pas traverser l’hiver. Images d’enterrement en hiver. 

Suit ici une liste, qu’interrompt la vision des cerfs. Trois cerfs dans le champ. J’arrête la voiture pour les regarder courir. Salut à vous, merci pour votre force, merci pour votre fière beauté ! Il n’est dès lors plus qu’à tenter de traverser l’hiver en bombant le torse comme un cerf, malgré le froid, les chasseurs, la probable imminence du malheur qui nous guette et qu’on guette aussi d’un œil de bête fière. 

 

1er décembre 2013

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