Vigie, juillet 2010

 

AU BORD DU NANT

 

 

Cette année-là, cet été-là je n’écris pas – ou seulement de pieux commentaires et de savantes dissertations pour les études bouddhiques que je suis par correspondance. Je consacre toute mon énergie à ces études, à la lecture, à la récitation, à la pratique. Parfois, cependant, le temps d’une escapade, quelques lignes assurent la permanence…

 

*

 

Je suis assis au bord du Nant des Fruitiers, cet affluent du Gelon au bord duquel Léo aime tant venir. Un « nant », en savoyard comme dans les langues celtiques, est un torrent, un ruisseau : un peu plus haut on trouve le Nant Provent, qu’on nomme « Ruisseau du Feu de joie » plus en amont (j’aimerais connaître l’anecdote qui, sans doute, est à l’origine de ce nom) et plus haut encore les très redondants « Ruisseau de la Gorge du Nant » et « Ruisseau de Nant Chat »… 

 

 « Papa, on va au Nant ? – Nan. J’ai du boulot… » Je ne veux pas sortir. J’ai mes textes à étudier, un chapitre particulièrement ardu sur la prajnaparamita qu’il faut que je termine. Je cède, finalement. 

D’abord je reste crispé. Cette toux. Cette extinction de voix qui se prolonge (je remarque après coup que je perds plus souvent la voix lorsque je n’écris pas). Ce sol glissant. Cette moiteur, ces moustiques, cette atmosphère guyanaise qui, au fond, ne me manque pas tant que ça… Et puis bien vite le chant du Nant emporte les mauvaises pensées qui bouillonnaient en vain dans le goulet d’étranglement de l’insatisfaction. 

La lumière passe entre les branches et projette au sol toute une cartographie mouvante. Les deux chiens se poursuivent en ahanant. Léo chante, les pieds dans l’eau, déjà trempé. Un moustique tigré de belle taille enfonce sa trompe dans mon bras et pompe goulûment. À quoi bon le chasser : dix autres attendent leur tour. Je le regarde faire en me disant que ce n’est pas moins stupide que de l’écraser, puis l’éloigne d’un souffle : je veux bien accepter de n’être que chair à moustiques, mais celui-ci (celle-là, en l’occurrence, puisque les mâles ne piquent pas) risquait l’indigestion.

Jeux d’ombre et de lumière.

Fougères vertes, fougères noires, fougères blanches.

Basse continue du Nant, et la petite mélopée de l’enfant comme un ruissellement d’eau claire.

Quels fruits me sont offerts en ce Nant des Fruitiers ?

L’enfant qui me sourit, joue les équilibristes entre les pierres et l’eau, finit à l’eau naturellement, et hilare.

Le chien Ulysse qui arrache une racine et la met en pièces en grognant.

Ce moustique qui pique les veines de mon poignet droit pendant que j’écris – plus petit, moins rayé et plus agressif que l’autre.

Un frisson, la chair de poule à cause des piqûres ou de l’humidité.

Peu de choses.

Personne ne passe.

Le temps passe.

Le Nant passe et n’offre pas un poème, mais juste ces quelques miroitements, ces rires, ces piqûres, cette volée d’instants arrachés au néant.

 

5 juillet 2010

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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